Le jeu �poustouflant et unique du Cardinal, sa voix � la sonorit�, � la gravit� et � l�amplitude rares, un tantinet nasillarde, restituent la psychologie du peuple, ses �tats d��me et refl�te son sens de l�esth�tique et de l�appr�ciation. Le colonialisme fran�ais n�a eu de cesse d�an�antir tout ce qui constituait la m�moire collective des Maghr�bins, tout ce qui pouvait r�f�rer � leur personnalit�. L�occupant avait, en Alg�rie plus qu�ailleurs, engag� une effroyable entreprise d�ensevelissement des cultures nationales d�j� passablement mises � mal par des si�cles de contradictions, de conflits et de d�cadences. Ainsi en avait-il �t� du melhoun, po�sie orale d�connect�e du mandarinat litt�raire et ainsi ray�e de l�ethnographie coloniale. Pourtant, des hommes ont assur� le continuum salvateur de la tradition culturelle populaire port�e par la conscience sociale comme r�alit� vivante, riche et foisonnante. Un nom claque : El-Anka. Par la musique et le chant, il fut assur�ment de ceux qui auront le plus contribu� � la sauvegarde et � la r�viviscence artistique de ces v�ritables chefs-d��uvre de la litt�rature po�tique d�expression dialectale produits par l�inspiration et la verve populaires et o� se synth�tisent la port�e symbolique et philosophique, la beaut� esth�tique et le degr� d�expression du g�nie litt�raire des Maghr�bins. El-Anka fut celui par qui s�op�ra la confluence de la musique �savante� citadine, h�ritage andalou, et celle, profane, dont les vestiges se retrouvent ailleurs, en Kabylie et jusque dans le Hoggar, selon B. Hadj Ali(1). El-Anka adopta et mit en musique le r�pertoire du melhounen lui imprimant la vivacit� qui le distingue des rythmes lents, mani�r�s et affect�s des noubate, il introduisit des instruments nouveaux, �lagua les neqlabateet mit la musique et le chant magr�bins au go�t d�un tr�s large public. Ce nouveau genre dont El-Anka avait subodor� d�instinct le mouvement dynamique fera �cole. Il en sera le chef de file ind�tr�nable et incontest�. Le cha�bi, par r�f�rence � son auditoire, s�impose pour acqu�rir l�audience qui va d�border d�Alger pour s�insinuer et se faire adopter dans tout le pays et bien au-del�. El-Anka n�a pas attendu d��tre invit� dans le sanctuaire de la musique alg�roise ; il y est entr� par effraction. Il a mis sens dessus-dessous les compostions mi�vres et fig�es pour les r�inventer dans des envol�es, une vigueur et des accents presque subversifs et irr�v�rencieux pour les conservateurs. Dans la musique d�El-Anka, le classique est fortement chahut� et, en d�finitif, dynamit� par ses propres moyens. Les versions d�glingu�es du harasse (le d�molisseur) font une impressionnante irruption dans tous les milieux, l�av�nement du phonographe l�introduisant jusque dans les foyers d�Alger et de son hinterland. �Compr�hensible au niveau des paroles et gr�ce � une m�lodie belle et claire, le r�pertoire d�El-Anka acquiert une grande audience� le chant cha�bi s�impose dans la tradition. Cette derni�re consolide les liens entre l�interpr�tation, l��uvre et le public. Ainsi, les r�actions � cette musique au plan �motionnel et la fa�on de la recevoir deviennent partie prenante, indissolublement, de la tradition culturelle.�(1) Le recul de la musique �classique� provoqu� par la r�duction de ses adeptes laisse toute sa place au d�ploiement de ce nouveau genre qu�El- Anka ne cessa d�enrichir par des cr�ations et des rythmes nouveaux dans la mouvance � la fois du moghrabi, de l�alg�rois et des rhapsodies du pays kabyle. Le jeu �poustouflant et unique du Cardinal, sa voix � la sonorit�, � la gravit� et � l�amplitude rares, un tantinet nasillarde, restituent la psychologie du peuple, ses �tats d��me et refl�te son sens de l�esth�tique et de l�appr�ciation. Cette musique et ces chants peuvent tout exprimer, tous les sentiments que les hommes peuvent �prouver, leurs ennuis aussi. Ce n�est pas un genre artificiel que des lubies auraient produit ; il est n� des eaux primordiales dont sont irrigu�s des hommes. On �coute le Ph�nix, on en sort satur� de d�lices ! Il s�y entendait comme aucun pour donner vie � ses chants et leur faire occuper tout le lieu et tout le silence, au point qu�il est impensable que le genre fit son entr�e autrement que par un personnage aussi fracassant. Personne ne savait comme lui d�ployer chaque fleuron de la beaut� du texte et des notes de l�instrument. �Comme un chant en sa terre, le po�me s�envole vers le Ph�nix et se dit.� Inlassable et imp�tueux, architecte et stucateur, il savait, dans une d�lectation morose incarner dans la voix et le doigt� les vicissitudes d�un monde amer qui fait s�assombrir l�azur, pleurer les nuages, s�incliner les astres ( El-Meknassia, El-Fraq, El-H�mam�). Il savait sublimer l�amour, acquis ou inaccessible, courtois ou sensuel, en force tonifiante, explosant en cela des pr�jug�s ancestraux et tenaces ( Yamna, Dhif Allah, Youm el-djem�a�), r�v�ler ses tares et sa vanit� � la soci�t� ( Soubhane Allah�), et dire les suaves gorg�es des alc�ves bachiques ( Gheder Kassek, Es Saqi�). Il appelait � la raison, transcendant le dogme de la religion pour la restituer a l�entendement commun et rendre � la r�v�lation sa raison essentielle : la contemplation et l��merveillement devant la Cr�ation ( Ech- Chafi, Ettaouassoul, Errbiya�) dans des hymnes, �l�gies et hagiographies ruisselants d�humanit�, de compassion et de commis�ration. Il n�interpr�tait jamais le m�me po�me, la m�me musique de la m�me mani�re. Il n�admit jamais l�ali�nation � la m�lodie. Il a secou� de leurs films de poussi�re des houaza et des aroubi, legs des po�tes tlemc�niens aussi fameux et prolifiques que Ben M�sayeb, Ben Triki, Ben Sahla� Dans les somptueux �bit ou siah�, son instinct presque infaillible lui faisait reconnaitre les moments o� s�estompent ou s��tirent les syllabes ouvertes. Dans les q�adate d�intimes, il connaissait un �trange repli sur soi, se concentrait sur sa propre conscience artistique et pr�ludait de myst�rieuses et fascinantes assonances. Il avait des fugues d�concertantes : changement de rythme, surcro�t de tonus, et il surfait avec une dext�rit� et des modulations vocales ahurissantes d�un mode � un autre : son interpr�tation quittait le pluriel anonyme pour la singularit� du grand art ! Sans effort particulier, il improvisait pour r�aliser des ornements m�lismatiques impossibles pour d�autres. La facture de l�instrument, le mandole, auquel il a lui-m�me apport� des modifications a probablement influenc� son type de composition, sauf que sa fa�on tr�s libre de moduler � l�int�rieur du mode principal donne � penser qu�il composait aussi avec la voix, c'est-�-dire avec les tripes. On le disait ombrageux, acerbe, cinglant, distant et sarcastique quand il entendait seulement faire respecter son �uvre et son art. Il transmettra � la post�rit� ses fulgurantes r�parties et les cuisantes fa�ons qu�il avait d��conduire les fats et les malappris. Il opposera un souverain m�pris au tentatives de formatage de ses productions par la radio et la t�l�vision desquelles se d�tachera souverainement pour communier sans relais avec son public et pour former une pl�iade de disciples dont beaucoup, � son grand dam, se vautreront dans l�imitation et le psittacisme. Le pape du ch�abi a interpr�te bien davantage qu�on lui pr�te (400 qacidateet chansons) et enregistr� pr�s de 36 microsillons. Le 23 novembre 1978, c�est un pan de l�histoire d�Alger et sa figure h�raldique qui s�en sont all�s. Alger qu�il a fait rayonner au z�nith de la culture musicale et qui lui doit sa reconnaissance et sa d�f�rence. M�me si voila bien r�volue l��poque d�El- Bahdja et des goumene en blouse marseillaise et fez pourpre, des ha�ks immacul�s et des muezzins qui chantaient leurs appels sur les modes zidane et h�ssine sans que nul ne songe�t au sacril�ge. Noureddine Fethani (1) Bachir Hadj Ali : El-Anka et la tradition ch�abi.