Par Zineddine Sekfali, ancien ministre Alors que nous essayons lentement de nous remettre du choc des attentats suicide, abusivement qualifi�s d�un point de vue historique de �kamikazes�, les suicides et tentatives de suicide par le feu se succ�dent � travers le pays, de plus en plus atroces et terriblement d�rangeants. Qu�y a-t-il derri�re cette effroyable fr�n�sie autodestructrice ? Quel sens ou quelle explication donner � ces immolations par le feu, actes inhumains commis par des hommes contre leur propre humanit� ? On sait depuis Socrate qui avala de la cigu� pour �viter que ce poison mortel ne lui soit administr� par le bourreau charg� de l�ex�cuter, que le suicide a beaucoup intrigu� les philosophes d�hier et qu�il continue d�interpeller et d�interroger ceux d�aujourd�hui. Cet acte que seul le genre humain commet est peut-�tre le plus inhumain ; en tout cas il est complexe et myst�rieux, et d�range les consciences et les croyances. Il est g�n�ralement mal vu, tant des croyants que de ceux qui ne le sont pas. On sait que les trois religions monoth�istes le condamnent comme acte contraire � la volont� divine. Pour ces religions, l�homme ne peut supprimer la vie de son semblable qu�exceptionnellement, par l�gitime d�fense ou comme sanction p�nale, telle que pr�vue par la loi pour certains crimes particuli�rement graves. Le suicide est, par contre, absolument prohib�. Il n�y aurait, semble-t-il, d�exception que dans la culture japonaise o� le �hara-kiri� c'est-�-dire le suicide par �ventration, est admis, ritualis� et consid�r� comme un acte de bravoure. Chez nous, les imams et les hommes du culte ont donc l�obligation, sans attendre que des instructions leur soient donn�es par la tutelle administrative, de rappeler aux croyants les textes et paroles divines ou proph�tiques qui interdisent le suicide, et pour souligner que l�immolation par le feu, quelle qu�en soit la motivation, est bien un suicide. Reste � savoir si cela va freiner les tendances suicidaires dans ce pays� Mais ceci est une autre question. L�immolation par le feu est bien �videmment un suicide, parmi d�autres types de suicide ; de ce point de vue, les hommes du culte ne nous apprennent rien que l�on ne sache d�j�. Ce qu�il importe de rappeler c�est que, prolongeant les efforts d�explication des philosophes, � leur tour les psychiatres, sociologues, psychologues et scientifiques de mani�re g�n�rale ont pris la question du suicide en charge. Ils ont ainsi �tabli une sorte de crit�riologie et class� les suicides en fonction de la personnalit� du suicid�, de l��ge, du sexe, de la sant� psychique, des motivations, du niveau social de l�int�ress�, et de la r�action que celui-ci esp�re provoquer chez autrui. Sur cette mati�re, il existe une abondante litt�rature et de multiples �tudes scientifiques : le lecteur qui cherche de plus amples informations sur le suicide n�a que l�embarras du choix dans la documentation. Mais ce dont chacun peut par lui-m�me se rendre compte sans difficult�, c�est que nous ne r�agissons pas de la m�me mani�re, selon par exemple que le suicide fait suite � une grave maladie psychique, un fort choc �motionnel, un d�pit amoureux ou aux souffrances dues � une maladie incurable ; les scientifiques parlent aussi, en des termes qui personnellement me choquent, de �suicides �go�stes� c�est-�-dire, par exemple, le suicide pour ne plus souffrir soi-m�me, et de �suicides altruistes� qui sont ceux dont on esp�re que d�autres en tireront quelque profit� Ce qui est s�r c�est que le citoyen �lambda � r�agit diff�remment aux divers suicides ; il exprime dans certains cas de la compassion et parfois de la compr�hension ; il lui arrive d� accorder des �circonstances att�nuantes� � certains suicid�s, m�me si chacun pense au fond de lui que l�on a toujours tort de se suicider. Mais dans tous les cas, le suicide nous d�range et nous trouble. Tout le monde admet que l�immolation par le feu est un suicide tr�s particulier. Il est en effet public et spectaculaire ; il est fait pour �tre vu de la plus grande quantit� possible de t�moins et il doit choquer et effrayer par sa violence m�me les plus insensibles � la mis�re humaine. Son auteur cherche, avant tout, � frapper l�opinion publique. De plus, si tous les suicides sont des appels au secours, l�immolation par le feu est quant � elle, plus qu�un appel au secours, c�est un signal d�alerte particuli�rement fort. Il est d�une certaine mani�re symbolique. Il participe aussi du geste sacrificiel. Ce n�est pas un acte de l�chet� devant la vie, c�est au contraire un cri poignant pour que d�autres aient une meilleure vie ! En effet, si j�ai bien compris les cas signal�s par notre presse, ces immolations sont faites pour attirer l�attention sur d�autres gens qui sont dans la m�me situation de d�sesp�rance, qui n�ont pas de logement pour abriter leurs familles ni de salaire pour subvenir � leurs besoins les plus �l�mentaires� C�est pour cela qu�il faut s�interroger : est-ce que le jeune Tunisien Bouazizi de Sidi Bouzid-Kasserine est un m�cr�ant, promis � l�enfer �ternel ? Comment l�admettre ou m�me l�imaginer, alors que dans son pays, et ailleurs, il a �t� d�s que son sacrifice fut connu, per�u non comme un m�cr�ant mais comme le martyr d�une cause juste. Il est d�sormais honor� comme un h�ros. Son geste fatal et d�une violence �pouvantable a �t� imm�diatement imit�, ici et l�, par des gens qui comme lui connaissent tr�s bien les pr�ceptes de l�islam relatifs au respect d� � la vie humaine et qui sont aussi, tout comme lui, dans le plus profond du d�sespoir. Peut-on ne pas voir la douleur et la d�sesp�rance de nos cong�n�res ? Ou pr�f�re-t-on, tel Tartuffe, se couvrir les yeux et marmonner quasi m�caniquement les principes et les r�gles islamiques que les Bouazizi de Tunisie et d�ici connaissent du reste par c�ur ! Qu�elle est grande, sinon l�ignorance de la r�alit� quotidienne de ce pays et de la situation sociale d�une grande partie de ses habitants, du moins la m�sentente entre le sommet et la base de notre pyramide sociale ! Une fois de plus, malheureusement, le feu menace en Alg�rie : il faut agir sans plus tergiverser.