Par Nadji Safir, sociologue Les �volutions politiques actuellement en cours dans de nombreux pays arabes et fondamentalement caract�risables par l�expression de revendications d�mocratiques, au-del� de leur �valuation imm�diate telle que saisie par les imp�ratifs de l�actualit� � ainsi que par maintes consid�rations plus ou moins teint�es de curiosit� n�o-orientaliste � doivent avant tout �tre r�inscrites et analys�es dans une approche historique prenant en charge les logiques internes des soci�t�s arabes, telles qu�elles ont �t� forg�es dans la �longue dur�e�. Envisag�es sous cet angle, elles posent toutes, en derni�re analyse, la question des capacit�s de nos soci�t�s � formuler et mettre en �uvre un projet de modernit�, comme enjeu n�cessairement complexe et absolument d�cisif pour leur avenir dans le cadre des profonds bouleversements que conna�t le monde. En effet, le monde arabe, ind�niablement dot� d�une profonde unit� culturelle comme l�a prouv� la large et rapide diffusion au sein des diff�rentes soci�t�s des revendications ayant fond� la contestation politique des r�gimes en place � � partir du foyer initial tunisien � est toujours en attente d�un projet de cette nature. Au moins depuis l��pisode historique de la �Nahda� au XIXe si�cle qui, malgr� la pertinence de l�essentiel de ses questionnements fondateurs, n�a pas su produire, en raison de nombreuses pesanteurs dogmatiques, les r�ponses tant attendues qui devaient conduire la r�gion � un repositionnement international plus favorable dans un contexte alors marqu� par la domination exerc�e sur le reste du monde par les puissances europ�ennes. Certes, au cours du XXe si�cle, le monde arabe a pu se lib�rer des liens de domination coloniale directe, m�me s�il demeure actuellement encore confront� au d�fi complexe de la question palestinienne, mais il reste caract�ris� par de graves d�ficits et dysfonctionnements dans des domaines essentiels � � commencer par celui de l�expression d�mocratique � et qui permettent de le caract�riser comme un espace structurellement en crise. Allant dans ce sens, depuis de nombreuses ann�es, les publications de toutes natures s�amoncellent qui ne cessent de mettre en �vidence l�extr�me acuit� des probl�mes pos�s ; � commencer par les divers rapports sur le d�veloppement humain dans le monde arabe publi�s par le Programme des Nations unies pour le d�veloppement dont la lucidit� et le courage sont � saluer. Par leur gravit�, les blocages identifi�s compromettent tant le positionnement actuel que, probablement surtout, les perspectives de la r�gion dans un nouveau contexte mondial largement domin� par la nouvelle �grande transformation� que constitue l�irr�versible �mergence de l�Asie. Dont il faut bien �tre conscient qu�elle fait directement peser sur la r�gion une s�rieuse menace d�aggravation du processus de d�clin qui la concerne et qui est d�j� particuli�rement sensible au sein m�me du monde musulman. En fait, l�examen sur une longue p�riode des performances �conomiques du monde arabe montre clairement que l�on est en pr�sence d�une r�gression syst�matique et durable eu �gard aux �volutions en cours � l��chelle mondiale. Ainsi � � partir des travaux d�Angus Maddison sur l��volution de l��conomie mondiale � le produit int�rieur brut (PIB) par habitant de l��gypte exprim� en pourcentage par rapport � celui des Etats-Unis ne fait que diminuer r�guli�rement, passant de 125 en 1000, � 119 en 1500, � 90 en 1700, � 27 en 1870 et 11 en 2006. Tout comme, sur la m�me p�riode, le PIB par habitant de trois pays arabes (�gypte, Irak et Maroc) exprim� en pourcentage par rapport � celui des pays d�Europe occidentale passe de 121,9 en 1000, � 59,7 en 1500, � 46,0 en 1700, � 30,3 en 1870 et 13,5 en 2006. Enfin, concernant 8 pays (Jordanie, Irak, Syrie, Liban, Palestine, �gypte, Tunisie, Maroc) le calcul a �t� fait de l��volution du PIB/habitant en pourcentage par rapport � une moyenne mondiale �tablie � 100 et la m�me observation se d�gage : celle d�une diminution r�guli�re : 47% en 1820, 25,1% en 1950 et 16,9% en 2006. Actuellement regroupant sensiblement 5% de la population mondiale, le monde arabe a un PIB repr�sentant environ 2,5% du PIB mondial, modeste puisque de l�ordre de celui de l�Espagne ; en outre, en termes de composition sectorielle, il est assur� pour environ 35% par les seuls hydrocarbures. Il est donc clair que, consid�r�e sur la �longue dur�e�, la position relative de la r�gion dans l��conomie mondiale n�a cess� r�guli�rement de se d�grader et ne se maintient que gr�ce aux ressources renti�res li�es � la valorisation des hydrocarbures sur le march� mondial. Par ailleurs, sur la base des donn�es fournies par le dernier rapport (2010) de l�Unesco sur la science � dont le premier chapitre est tr�s justement intitul� �le r�le croissant de la connaissance dans l��conomie globale� � la production scientifique, en termes de nombre de publications, du monde arabe (13 574) est pratiquement de l�ordre de celle de la Belgique (13 773), l�g�rement sup�rieure � celle d�Isra�l (10 069) et nettement inf�rieure � celle de la Su�de (16 068) ou de la Suisse (18 156). En termes de nombre de publications par million d�habitants, les pays arabes se situent � 41,23, alors que la moyenne mondiale est � 147,82. A titre indicatif, la performance de la Suisse est de 2 388,95, d�Isra�l de 1 459,28, du Canada de 1 323,37, des Etats-Unis de 1 022,75, de la Cor�e du Sud de 682,94, du Japon de 585,70 et du Br�sil de 139,31. Enfin, la Turquie avec 243,66 publications par million d�habitants et l�Iran avec 150,47 non seulement se situent au-dessus de la moyenne mondiale, mais ils obtiennent une performance, respectivement, pr�s de 6 fois et pr�s de 4 fois plus �lev�e que celle de la moyenne des pays arabes. En r�alit�, sous quelque angle que l�on envisage les principaux probl�mes que rencontre le monde arabe, il en est un qui y appara�t comme absolument incontournable : celui de la faiblesse de sa production, � la fois, de biens � � l�exception notable des hydrocarbures � de services et de connaissances. Et ce, que ce soit par rapport aux pays �conomiquement les plus avanc�s ou bien m�me par rapport aux pays musulmans les plus dynamiques : Turquie, Iran, Indon�sie, Malaisie, notamment. Ainsi, en 2010, pour prendre l�exemple du pays arabe le plus important : l��gypte, avec pr�s de 80 millions d�habitants, a un PIB environ 3,40 fois inf�rieur � celui de la Turquie avec pr�s de 73 millions d�habitants ; 217 pour 730 milliards de dollars ; soit, par habitant, un rapport de 1 � 3,70 en faveur de la Turquie. Les donn�es � tr�s nombreuses pour les domaines les plus significatifs - sont si �loquentes qu�on ne peut en conclure que la r�gion est d�connect�e des dynamiques � la base des productions mat�rielles et intellectuelles contemporaines les plus significatives. En fait, l��picentre de la grave crise qui ronge le monde arabe est un d�ficit syst�mique de cr�ativit� paraissant jusqu�ici durablement install� et que viennent, � point nomm�, directement interpeller les �volutions politiques en cours. Entre autres, gr�ce au recours par certains de leurs acteurs les plus en vue � les jeunes cyber-activistes du �Web 2.0� � aux technologies de l�information et de la communication (TIC) et qui a mis au jour, avec une forte charge symbolique, de r�els potentiels endog�nes de transformation moderne des soci�t�s. A cet �gard, les v�ritables enjeux de ces �volutions vont tous s�articuler, en derni�re analyse, autour des nouvelles capacit�s dont sauront se doter les soci�t�s arabes gr�ce aux nouveaux contextes d�mocratiques � si leurs acteurs arrivent effectivement � les faire �merger et � les consolider � afin de formuler un projet de modernit� en prise r�elle avec leurs probl�mes actuels et, surtout, ouvert sur tous ceux qui les attendent dans un monde en bouleversement. Encore faut-il �tre conscient que les lourdes hypoth�ques actuelles, dont les �l�ments constitutifs se sont accumul�s et s�diment�s pendant des si�cles, dans des contextes d�autoritarisme et d�obscurantisme � se nourrissant mutuellement � et qui, par leur nature m�me, les ayant g�n�r�es, ont donc d�sormais clairement montr� leurs limites historiques, ne vont pas �tre lev�es du jour au lendemain. Ceci dit, quelle que soit, dans chacun des pays, en fonction de ses sp�cificit�s, l�issue �sur le terrain� des �volutions actuellement en cours, il est clair que globalement, au niveau de la r�gion, en termes, � la fois, de probl�matique culturelle et politique et de conscience historique, nous sommes en pr�sence d�une rupture historique, absolument majeure, g�n�rant des acquis irr�versibles et intervenue dans trois domaines d�cisifs. D�abord, parce que le c�ur m�me de la revendication ne porte plus sur des questions mat�rielles li�es � la seule r�partition de la richesse nationale, comme l�exprimait admirablement, en arabe, une pancarte brandie par un manifestant dans les rues de Tunis : �el karama qabl elkhobz� (�la dignit� avant le pain�). D�ailleurs, cette notion de dignit� revient de plus en plus dans tous les discours politiques li�s aux �volutions en cours qui, en derni�re analyse, rendent compte d�un besoin �vident de reconnaissance sociale. Allant dans ce sens, il appara�t clairement que, m�me dans les pays disposant de fortes ressources renti�res et dispos�s � les utiliser pour contenir la contestation, celle-ci est tr�s pr�sente, exprimant avant tout une volont� de remise en cause des �quilibres politiques. En fait, les revendications politiques en cours avec tout ce que, directement, elles impliquent en termes de respect des droits de l�individu, dont l��mergence et la l�gitimit� sont donc consid�r�es comme une valeur centrale, constituent un v�ritable bouleversement dont les cons�quences se r�percutent n�cessairement sur tous les rapports au sein m�me de la soci�t� ainsi que sur ceux qu�elle entretient avec l�Etat. Or, les cons�quences des changements en cours et � venir dans ces deux dimensions seront consid�rables par leur impact sur tous les �quilibres de la soci�t� qui voit l��mergence de l�individu comme sujet historique y exprimer sa singularit�, avec ses diff�rentes composantes et donc avant tout avec son droit � la libert�. Ensuite, car il est d�sormais clair que les �v�nements en cours marquent bien la fin de parcours d�un v�ritable monstre qui n�a que trop hant� la conscience politique arabe : celui du za�m (leader charismatique) qui, totalement mis � nu dans ses pires turpitudes, vient d��tre symboliquement � en tant que mod�le - assassin�. C�est un tournant politique majeur qui consacre la perte de l�gitimit� sociale de pratiques autoritaristes et patrimonialistes � � commencer par les interminables mandats pr�sidentiels successivement renouvel�s � qui ont vid� de tout son sens le fonctionnement de l�Etat, transform� en un simple instrument d�accaparement des richesses par un individu, sa parent�le et sa client�le. En ayant clairement pos� la question de la responsabilit� directe des dirigeants arabes dans la d�gradation de la situation int�rieure de chaque pays, mais �galement dans celle de son positionnement international, ainsi que dans celle de toute la r�gion en tant que telle, les �volutions actuelles ont ouvert la voie � de nouveaux modes d�exercice du pouvoir politique et de la prise de d�cision dans tous les domaines et � tous les niveaux. Ils impliquent m�rite, concertation et alternance et, en ce qui concerne le premier dirigeant du pays, qu�en tant que citoyen, il ne saurait, selon la formule latine, �tre plus qu�un �primus inter pares� (le premier parmi ses pairs) devant inscrire son action au service, avant tout, de la soci�t�. Enfin, du fait que les contestations en concentrant tous leurs efforts contre les pouvoirs en place et en en d�montrant toutes les faiblesses, voire les crimes, ont mis en �vidence que les blocages majeurs de nos soci�t�s sont fondamentalement d�ordre interne. Et de ce point de vue, ce sont clairement les perceptions trop souvent r�pandues et consistant � expliquer les probl�mes majeurs des soci�t�s arabes en termes de �complot de l�ext�rieur� qui perdent leur cr�dibilit�. Ces th�ses �complotistes� � v�ritable syndrome de paresse et de paralysie intellectuelles � nous ont fait beaucoup de mal car d�tournant notre attention et nos efforts de ce qui se passe au sein m�me de nos soci�t�s et qui constitue, en r�alit�, la source principale des blocages que nous connaissons. Bien s�r que les �complots� existent au sens o�, depuis toujours, le dominant essaie de maintenir le domin� dans sa position d�inf�riorit� et ce principe, plus que jamais en vigueur dans le monde d�aujourd�hui, a encore de beaux jours devant lui. Mais il ne sert � rien de �crier au complot� tous azimuts si nous ne commen�ons pas d�abord par identifier et effectivement prendre en charge nos propres faiblesses internes qui, en derni�re analyse, sont toujours les causes premi�res qui ont cr�� les conditions de base conduisant, en cons�quence, � la domination que nous subissons. Et qui ont ainsi permis aux �complots� ext�rieurs de r�ussir, souvent au-del� m�me de leurs esp�rances, car confort�s dans leurs d�marches par des soci�t�s en d�sarroi, incapables d�analyser leurs propres faiblesses et, donc, encore moins en mesure d�y faire face. Les trois ruptures �voqu�es sont absolument d�cisives � surtout, de par leur combinaison et les effets de synergie d�gag�s � et marquent certainement un tournant important dans la conscience historique de la r�gion qui, pour la premi�re fois dans son histoire moderne, appara�t comme en mesure, � la fois, de saisir la nature des v�ritables enjeux auxquels elle est confront�e et de tenter d�y apporter une r�ponse. Celle-ci, pour �tre un tant soit peu cr�dible, doit passer par la remise en cause de beaucoup de nos certitudes et suppose avant tout un effort d��valuation objective de notre patrimoine intellectuel dont bien des paradigmes doivent �tre revisit�s afin de pouvoir contribuer � la r�ponse exig�e. Notamment en leur faisant (re)trouver le fil de la rationalit� qu�� un moment de son histoire le monde arabe avait su � en s�ouvrant au patrimoine universel de l��poque, notamment grec, mais aussi persan et indien � intelligemment tisser et transformer en l�une des assises de son expansion. Aujourd�hui, dans les conditions d�un monde encore plus dens�ment unifi� que jamais et dans lequel repli sur soi signifie, plus que jamais, dess�chement et mort, la nature de la r�ponse demeure la m�me et, en tout �tat de cause, se situe d�abord au niveau intellectuel dans la perspective de la formulation d�un projet de modernit� dont l�actualit� est toujours aussi pressante. Et qui, sous peine de nouvel �chec ais�ment pr�visible, ne doit surtout pas, une fois de plus, s��garer dans les impasses de la �Nahda� du XIXe si�cle, et ce, gr�ce � la n�cessaire (re)lecture critique de notre patrimoine intellectuel afin de r�ellement et urgemment l�adapter � tous les bouleversements du monde ; tant ceux en cours que ceux qui se pr�parent et qui, d�j�, nous interpellent. Il est vain de passer son temps � s�interroger, voire � se lamenter sur les diff�rents projets que les �autres� formulent sur notre propre sort � Grand-Moyen- Orient, Union pour la M�diterran�e et autre Partenariat Etats-Unis-Afrique du Nord pour les opportunit�s �conomiques � et qui, par d�finition m�me, tr�s l�gitimement, ne peuvent proc�der que de logiques conformes aux int�r�ts de leurs initiateurs, si nous ne sommes pas en mesure de d�finir et mettre en �uvre nos propres r�ponses. S�il fallait s�en convaincre, le type de fonctionnement de la Ligue arabe, de l�Union africaine et, surtout plus pr�s de nous, de l�Union du Maghreb arabe est l� pour �tablir les lourdes responsabilit�s des �lites politiques en place en termes de d�liquescence intellectuelle et politique, alors que, de toute �vidence, aucun de nos Etats � � lui seul � n�a une chance de survie dans le monde qui s�annonce. L�exemple embl�matique des rapports entre les Etats-Unis et la Chine est l� qui prouve que, dans la formation et la transformation des �quilibres du monde, seuls comptent les v�ritables ressorts internes des soci�t�s. En effet, d�s 1949, les Etats-Unis n�ont cess� de tout faire pour contrer les int�r�ts de la R�publique populaire de Chine ; ce qui ne l�a pas du tout emp�ch�e par des efforts constants de mobilisation de tous ses potentiels � surtout depuis les profondes r�formes des ann�es 1980 � d��tre d�j� devenue la deuxi�me �conomie mondiale. Plus m�me, puisqu�elle est actuellement engag�e dans un processus de r��mergence historique devant la conduire, � terme, � devenir la deuxi�me puissance globale appel�e, d�une mani�re ou d�une autre, par une de ces innombrables ruses dont l�histoire a le secret, � coop�rer avec l�ancien ennemi am�ricain dans le cadre d�un �G2� de fait, d�j� structur� par de nouvelles contradictions en voie de formation. Les �volutions politiques actuellement en cours dans le monde arabe, tout en visant � lever les blocages autoritaristes en pr�sence, n�auront au final de v�ritable sens qu�en redonnant la possibilit� � tous les potentiels de cr�ativit� de s�exprimer afin de formuler le projet de modernit� dont la r�gion a toujours besoin et seul en mesure de ralentir sa marginalisation en cours et, � terme, s�il se confirme, de lui �viter le d�clin qui la menace. En effet, les nombreux potentiels qui y existent et ne demandent qu�� d�passer le stade de la virtualit� peuvent contribuer � l��mergence d�une nouvelle phase historique pour la r�gion et pour le monde. Nouvelle et d�cisive rupture historique r�gionale, proc�dant de logiques intellectuelles et de dynamiques sociales endog�nes, mais s�assignant n�cessairement l�horizon de l�universalit�, passera-t-elle � la post�rit�, un jour peut-�tre, par l�interactivit� de ses processus, d�une certaine fa�on aussi, comme une �Nahda 2.0� ? N. S.