Par Nour-Eddine Boukrouh [email protected] �La R�volution alg�rienne est l��uvre d�un peuple qui n�a pas d��lite : l�historien y trouvera toutes les vertus populaires, mais aucune des qualit�s propres � une �lite. La R�volution alg�rienne : un d�p�t sacr� entre des mains sacril�ges.� (Malek Bennabi) En engageant une guerre de lib�ration contre le colonialisme entre 1954 et 1962, le peuple alg�rien a cess� d��tre �colonisable �. Sa r�compense a �t� la reconqu�te de sa souverainet�. Le jour o� il engagera un combat contre le despotisme, comme sont en train de le faire un certain nombre de peuples arabes, il se lib�rera du despotisme et sa r�compense sera la d�mocratie. Comme on l�a d�j� dit, le ph�nom�ne despotique est une culture, une mani�re de voir et de comprendre les choses port�e aussi bien par le despote que par la majorit� des individus composant le peuple. Il repose sur l�interaction des deux. On a mis aussi en parall�le les revendications corporatistes et les positions antagoniques des partis et conclu qu�elles avaient peu � voir avec le combat contre le despotisme. Le despotisme ne se combat pas en br�lant les services administratifs, en pillant les commerces, en s�en prenant aux forces de l�ordre, ni m�me en chassant les d�tenteurs du pouvoir pour les remplacer au pied lev� par les aventuriers et les charlatans que manquent rarement d�engendrer les �v�nements r�volutionnaires. Tout ce qu�on peut gagner, c�est un autre despotisme dont l�esp�rance de vie peut �tre longue. C�est ce qui a failli arriver dans le sillage d�Octobre 1988. C�est ce qui est arriv� aux Fran�ais apr�s 1789 : des r�volutionnaires sont devenus des dictateurs (Robespierre) ou des empereurs (Napol�on). C�est ce qu�on a vu � peu pr�s partout o� il y a eu des r�volutions. Le despotisme se combat en pr�parant l�alternative � lui substituer, mais celle-ci n�est pas encore au point chez nous. Il est temps d�y travailler. En Tunisie, en �gypte et au Y�men, on peut dire que le peuple a r�uni les conditions n�cessaires � la formation de la �volont� populaire� puisqu�on a vu et entendu cette volont� : �ech- Ch�ab yourid !� (�Le peuple veut !�). Le despotisme est inconcevable dans un pays o� il y a une soci�t� civile mobilisable, une conscience politique citoyenne, et un corps �lectoral qui croit � l�importance du bulletin de vote. Ce n�est pas parce qu�il n�y avait plus de candidats au despotisme, de g�n�raux mena�ants ou d�hommes politiques avides de pouvoir que la d�mocratie est apparue dans les pays d�mocratiques. Au contraire, la d�mocratie est le produit d�une lutte s�culaire contre le despotisme religieux, monarchique ou pr�torien. Le despotisme, en tant que d�rive psychologique, qu�instinct de domination, qu�inclination � l�imperium (le commandement en soi) existe et existera toujours dans la nature humaine, surtout chez ceux qui gravitent autour des centres de d�cision, politiciens et chefs militaires. La d�mocratie est un complexe de parades, un dispositif de protection, un ensemble de digues contre ces penchants. Tout homme en situation de pouvoir est port� au despotisme, ce sont les institutions et l�opinion publique de son pays qui brident ses pulsions. De Gaulle et Churchill ont jou� en tant que personnes un r�le pr�pond�rant dans la lib�ration ou le sauvetage de leurs nations pendant la Seconde Guerre mondiale, mais ils ne se sont pas pr�valus de cette qualit�, de leur �l�gitimit� historique�, pour imposer leur pr�tention � diriger leurs pays. Au lendemain de la guerre, ils se sont pr�sent�s l�un et l�autre devant les �lecteurs, n�ont pas �t� �lus, et se sont retir�s de la vie politique. Le premier reviendra au pouvoir en 1958, rappel� par une Quatri�me R�publique sur le point de s�effondrer � cause de la guerre d�Alg�rie, mais il le quittera dix ans plus tard en d�missionnant apr�s que le peuple fran�ais ait rejet� le projet de r�forme constitutionnelle qu�il lui avait soumis par voie r�f�rendaire. Les deux grands hommes pouvaient l�gitimement nourrir l�envie d��tre plac�s � vie � la t�te de leurs pays en consid�ration de leurs aptitudes exceptionnelles et des �minents services rendus � leurs patries, ils pouvaient en tant qu��tre humains �tre taraud�s par l�instinct de domination, mais ils n�auraient jamais viol� la Constitution ou trafiqu� les �lections pour assouvir leur passion du pouvoir. La soci�t� � laquelle ils appartenaient �tait immunis�e par sa culture et ses lois contre de telles envies, de tels instincts, et la fraude �lectorale est un d�lit qui peut conduire son auteur en prison. Le despotisme ne peut pas s�imposer dans un pays d�mocratique quels que soient les �v�nements qui peuvent y arriver, l�ambition qui peut animer les meilleurs de ses hommes, leurs �tats de service, ou leur �tat mental. Si l�Alg�rie avait obtenu son ind�pendance � la mani�re tunisienne, marocaine, ou africaine, et non apr�s une f�roce lutte arm�e, ce sont les �politiques� comme Messali Hadj, Ferhat Abbas, Salah Bendjelloul, Cheikh Bachir El- Ibrahimi ou d�autres, qui auraient tout naturellement dirig� le pays puisqu�il n�y aurait pas eu de �moudjahidine�, ni d��arm�e des fronti�res�. Mais comme il y a eu une f�roce lutte arm�e, ce sont ceux qui portaient les armes qui ont pris le pouvoir. Pas ceux qui �taient � l�int�rieur du pays, mais ceux qui �taient � l�ext�rieur. Un autre exemple : si le FIS avait acc�d� au pouvoir en janvier 1992 par la voie des urnes, ce sont les �politiques�, Abassi Madani, Ali Benhadj, Zebda ou d�autres, qui auraient tout naturellement gouvern� le pays. Mais il y a eu l�arr�t du processus �lectoral. Supposons maintenant que les �djihadistes � du GIA, de l�AIS, du GSPC, c�est-�-dire l�arm�e du FIS, sont parvenus � prendre le dessus sur les forces de l�ordre. C�est le �g�n�ral� Chebouti, les ��mirs� Layada, Madani Mazrag, Hattab ou d�autres, qui seraient actuellement � la pr�sidence, au gouvernement et au minist�re de la D�fense. Eux n�avaient pas d�arm�e des fronti�res. Ils auraient bien s�r fait une place dans la vitrine aux �civils� et �politiques�, dont ceux de Sant�Egidio, qui auraient accept� de leur servir de trompe-l��il. Ils auraient aussi liquid� quelques-uns de leurs anciens coll�gues risquant de leur faire de l�ombre, ou qui se seraient r�fugi�s � l��tranger pour leur faire de l�opposition. La r�volution du 1er-Novembre 1954 a �t� d�clench�e par un groupe de vingt-deux anciens membres de la branche arm�e du PPAMTLD cr��e en f�vrier 1947 sous le nom d�Organisation sp�ciale (OS). La m�che de la r�volution allum�e, les uns se sont r�partis sur les wilayas combattantes, les autres ont �t� arr�t�s, et d�autres encore ont quitt� le pays pour s�installer au Caire ou � Tunis. La premi�re direction officielle de la R�volution s�est form�e au Congr�s de la Soummam en ao�t 1956 sous le nom de �Comit� de coordination et d�ex�cution � (CCE) qui comprenait cinq membres. Apr�s l�arrestation de Ben M�hidi le 23 f�vrier 1957, le CCE quitte l�Alg�rie. Yacef Sa�di, dans son livre en trois tomes, La Bataille d�Alger, r�sume le sentiment des combattants de l�int�rieur apr�s ce d�part : �Nos leaders avaient non seulement accompli un acte monstrueux, mais toute honte bue, ils avaient la pr�tention de continuer � diriger le combat de l�ext�rieur. En s�expatriant volontairement, ils nous avaient froidement livr�s au brasier�� Dans ses M�moires (Autopsie d�une guerre et L�ind�pendance confisqu�e), Ferhat Abbas rapporte de son c�t� les propos tenus par Larbi Ben M�hidi au premier jour de la gr�ve des Huit jours en janvier 1957 : �Lorsque nous serons libres, il se passera des choses terribles. On oubliera toutes les souffrances de notre peuple pour se disputer les places. Ce sera la lutte pour le pouvoir. Nous sommes en pleine guerre et certains y pensent d�j�� Oui, j�aimerais mourir au combat avant la fin�� Ben M�hidi mourra au combat quelques semaines plus tard. En ao�t 1957, Abane Ramdane est au Caire. Il confie � Ferhat Abbas, parlant des chefs militaires : �Ce sont de futurs potentats orientaux. Ils s�imaginent avoir droit de vie et de mort sur les populations qu�ils commandent. Ils constitueront un danger pour l�avenir de l�Alg�rie. Ce sont tous des assassins. Ils m�neront une politique personnelle contraire � l�unit� de la nation. L�autorit� qu�ils ont exerc�e ou qu�ils exerceront les rend arrogants et m�prisants. Par leur attitude, ils sont la n�gation de la libert� et de la d�mocratie que nous voulons instaurer dans une Alg�rie ind�pendante. Je ne marche pas pour un tel avenir. L�Alg�rie n�est pas l�Orient o� les potentats exercent un pouvoir sans partage. Nous sauverons nos libert�s contre vents et mar�e. M�me si nous devons y laisser notre peau.� Il la laissera effectivement, assassin� par ceux auxquels il s��tait oppos�. Un deuxi�me CCE est mis en place en septembre 1957 et annule les principes arr�t�s par le Congr�s de la Soummam : primaut� de l�int�rieur sur l�ext�rieur et primaut� du politique sur le militaire. Sur les quatorze membres qui ont pris la d�cision de cette annulation dont les cons�quences seront catastrophiques pour le pays, trois sont en vie : Ahmed Ben Bella, Hocine A�t Ahmed et Abdelhamid Mehri. Les deux premiers �taient bien s�r en d�tention en France. Il faut dire que le premier CCE avait luim�me enterr� le principe de la primaut� de l�int�rieur sur l�ext�rieur en quittant le territoire national. Lorsque, en septembre 1958, le GPRA et le CNRA sont proclam�s au Caire, leurs membres ne sont pas d�sign�s par le CNRA, comme le pr�voyaient les textes, mais par le CCE. La primaut� du militaire (incarn� par les �trois B�) sur le politique entrait dans les faits. Elle perdure � ce jour. En juin 1959, le colonel Lotfi accompagne Ferhat Abbas en visite officielle en Yougoslavie. Fustigeant les rivalit�s entre les colonels, il lui dit : �J�ai observ� chez le plus grand nombre d�entre eux une tendance aux m�thodes fascistes. Ils r�vent tous d��tre des sultans au pouvoir absolu. Derri�re leurs querelles, j�aper�ois un grave danger pour l�Alg�rie ind�pendante. Ils n�ont aucune notion de la d�mocratie, de la libert�, de l��galit� entre les citoyens. Ils conserveront du commandement qu�ils exercent le go�t du pouvoir et de l�autoritarisme. Que deviendra l�Alg�rie entre leurs mains ?� Lotfi tombera le 30 mars 1960, les armes � la main, dans la r�gion de B�char. Ferhat Abbas rapporte aussi une confidence que lui a faite le psychiatre et �crivain antillais Frantz Fanon, qui avait rejoint la R�volution alg�rienne, au sujet des incessants conflits entre les responsables militaires : �Un colonel leur r�glera un jour leur compte, c�est le colonel Boumediene. Pour celui-ci, le go�t du pouvoir et du commandement rel�ve de la pathologie.� Apr�s l�Ind�pendance, beaucoup d�anciens du PPA-MTLD, du CRUA et de l�OS qui avaient pr�par� et d�clench� la lutte arm�e, de lib�raux de l�UDMA, de membres dirigeants des �Oulamas � et de cadres du Parti communiste alg�rien, qui avaient pourtant tous rejoint la R�volution, seront interdits d�activit� politique et d�expression, emprisonn�s et quelques-uns assassin�s. Ceux qui ont donn� le plus � la R�volution sont ceux qui sont rest�s sur le champ d�honneur, tu�s par les forces d�occupation ou assassin�s par leurs �fr�res� pour des consid�rations de pouvoir. Ceux qui ont donn� le moins sont par contre ceux qui ont pris le plus. La logique de la force est donc ce qui a caract�ris� le pouvoir alg�rien depuis sa formation pendant la R�volution. Il est n� dans une ambiance pleine de sacralit�, une guerre de lib�ration qui l�a par� d�une aura messianique, leurr� le peuple et servi � cacher sa nature despotique ainsi qu�en ont t�moign� les h�ros de la R�volution. Il est n� de l�imperium, de l�autorit� en soi, indiscutable et irr�cusable. Sa venue au monde ayant chronologiquement pr�c�d� celle de la nation souveraine, il n�attendait pas de cette derni�re qu�elle lui conf�re une l�gitimit� que �la R�volution�, que �l�Histoire� lui avait donn�e. Il s�est institu� sans le peuple, hors du peuple, pour �commander� le peuple. Les hommes ayant constitu� les �quipes qui ont dirig� le pays depuis l�Ind�pendance sont tous impr�gn�s de cette mentalit�. A la veille du cessez-le-feu, Bennabi r�dige un texte intitul� �T�moignage pour un million de martyrs �, dat� du 11 f�vrier 1962, et destin� au CNRA qui devait se r�unir en mai � Tripoli pour pr�parer la rel�ve de l�Etat fran�ais. Il s�en prend t�m�rairement au GPRA et � l��tat-major de l�arm�e des fronti�res qui se disputaient le pouvoir, et propose la convocation � Alger d�un �congr�s extraordinaire du peuple alg�rien� avant la mise en place de toute institution. Bien s�r, il n�a pas �t� �cout�. Il n�avait pas de bataillons pour appuyer sa proposition, mais juste un stylo. Les r�volutions arabes ont commenc� dans les pays o� le despotisme s�est exerc� au nom de la l�gitimit� �r�volutionnaire� ou �historique �, m�me s�il s�est, ult�rieurement, m�tin� de d�mocratie �� l�arabe�. L��gypte �tait une monarchie jusqu�� ce que les �Officiers libres� la renversent en 1952. La Libye aussi, avant le coup d�Etat de Kadhafi en 1969. La Tunisie, elle, �tait une r�gence gouvern�e par un bey jusqu�� ce que Bourguiba la remplace par la R�publique. Il n�a pas pris le titre de bey, mais celui de �Combattant supr�me�. A sa place, n�importe lequel de nos dirigeants se serait bien vu, non pas en bey, mais en dey. Peut-�tre m�me en sultan de la Sublime Porte. Je ne plaisante pas, les Alg�riens ne savent pas � quoi ils ont �chapp�. En effet, avant l�Ind�pendance, avant m�me le d�clenchement de la R�volution, il s�en est trouv� qui voyaient la future Alg�rie en monarchie. C��tait en avril 1953, lors du Congr�s de l�aile �centraliste � du PPA-MTLD o� la question de la nature du futur Etat alg�rien �tait venue en discussion. Parmi les congressistes, il en est qui ont propos� le syst�me monarchique, et d�autres la R�publique islamique, mais, heureusement, les deux formules ont �t� �cart�es. Revenons �au n�importe quel dirigeant� qu�on a imagin� � la place de Bourguiba. Il ne se serait pas demand� s�il avait la l�gitimit�, le niveau et l�allure pour �tre dey ou sultan, mais il se serait tout simplement dit et dit � ses concurrents car il y en aurait eu : �Pourquoi pas moi ?� Un vieil adage alg�rien dit : �L��ne de chez nous est pr�f�rable au mulet du voisin.� C�est une fa�on d�exprimer la primaut� de la �confiance� sur la comp�tence. Dans les temps modernes, cet adage est devenu une philosophie pr�sidant aux nominations aux hautes charges de l�Etat. Un jour, un haut responsable m�a dit, pour justifier une nomination qu�il voulait faire : �Quelqu�un que je connais vaut mieux que quelqu�un que je ne connais pas.� Quelque temps plus tard, ce quelqu�un qu�il croyait bien conna�tre le trahissait. C�est dans un tel milieu d�inculture que s�est form� le royaume o� les borgnes sont rois, et qu�il s�est perp�tu� m�me quand que les aveugles sont devenus de bons voyants. La �l�gitimit� r�volutionnaire�, ou �historique �, est la justification du droit de gouverner non par r�f�rence au droit ou aux �lections, mais � un acte r�volutionnaire, qu�il soit une guerre de lib�ration ou un coup d�Etat. C�est une qualit� qui appartient au m�me registre que le droit divin dont se pr�valaient les monarchies. M�me les doctrines soi-disant scientifiques et la�ques comme le communisme et le ba�thisme n�ont pu contrer l�apparition du despotisme, de la pr�sidence � vie et de la dynastie. C�est un virus qui n�a trouv� son antidote que dans les d�mocraties lib�rales o� la recherche en virologie est tr�s avanc�e. Les despotes n�ont que le mot d�mocratie � la bouche, et l�appellation officielle de leurs pays est parfois encombr�e de termes y aff�rant comme pour cacher la r�alit� sous un amoncellement de mensonges. A ce propos, l�Alg�rie est l�un des derniers pays au monde � s�appeler officiellement �R�publique d�mocratique et populaire�, alors que les trois mots ont la m�me signification : �r�publique� signifie chose du peuple, �d�mocratie � signifie pouvoir du peuple, et �populaire � signifie propre au peuple. Pourquoi cette inflation, cette r�p�tition, sinon l�expression d�un z�le de la part de dirigeants par ailleurs absolument convaincus que le peuple n�est qu�un faire-valoir ? Pour montrer au monde qu�ils sont plus �d�mocrates� et plus soucieux des int�r�ts du peuple que le reste de l�univers ? Ou simple ignorance du sens des mots et de la mesure ? C�est comme le nom donn� par Kadhafi � la Libye, un nom � coucher dehors. N�aurait-on pas pu s�appeler modestement �R�publique alg�rienne� tout en traduisant dans la r�alit� tant d�amour et de respect pour son peuple ? Non, car l�Alg�rie n�a jamais appartenu au peuple. Ce n��tait qu�une remarque � l�adresse de ceux qui vont r��crire la Constitution et qui n�en tiendront pas compte bien s�r. Non pas que ce ne soit pas vrai, mais par simple �kh�chinisme � : �Hakda ! zkara !� Et le kh�chinisme est la forme de despotisme la mieux partag�e chez nous depuis l�aube des temps, et du plus humble au plus puissant.