Propos recueillis par Khadidja Baba-Ahmed, bureau de Paris A quelques jours du renouvellement du Conseil fran�ais du culte musulman (CFCM), qui aura lieu les 5 et 19 juin prochains, de nombreuses voix s��l�vent ici en France pour demander soit le report des �lections pour certains, soit carr�ment le boycott pour d�autres. Pendant ce temps-l�, Claude Gu�ant, l�actuel ministre de l�Int�rieur et des Cultes, a r�pondu � ces voix qu�il allait maintenir, co�te que co�te, les dates de ces �lections. Ce n�est pas la premi�re fois que cette institution provoque tant de remous. Depuis sa cr�ation par l�actuel pr�sident, ministre alors de l�Int�rieur et des Cultes, cet organisme est d�cri� par bon nombre de fid�les qui ne lui reconnaissent aucune l�gitimit� pour les repr�senter. Si la raison souvent avanc�e est le mode de d�signation des d�l�gu�s, dont le nombre est proportionnel � la superficie des mosqu�es, les tensions autour du CFCM sont si nombreuses et durent depuis si longtemps qu�il ne peut s�agir que du seul mode de scrutin. Pour y voir un peu plus clair, nous nous sommes rapproch�s de Ghaleb Bencheikh, physicien, th�ologien et philosophe alg�rien, pr�sident de la Conf�rence mondiale des religions pour la paix. Pourquoi lui et pas un autre ? Juste pour la clairvoyance de ses propos sur l�Islam, juste pour avoir, un certain 25 f�vrier 2009, lors d�un d�bat face � Tarik Ramadan, accus� ce dernier �de soutenir la lapidation, le port du voile qui enlaidit la beaut� de ce que Dieu a fait� et de �vouloir faire le bonheur des gens malgr� eux, et � penser que nous sommes seuls � disposer du salut�, juste, enfin, parce qu�il se situe dans la lign�e, tr�s peu fournie malheureusement, des Mohamed Arkoun � qui il ne cesse de rendre les plus brillants hommages. Pour toutes ces raisons, nous avons voulu l�interroger sur les querelles autour du CFCM, celles aussi autour de la Grande Mosqu�e de Paris et, enfin, sur les intellectuels musulmans et les raisons de leur mutisme dans une conjoncture faite d�attaques contre l�Islam mais aussi de travestissement de cette religion par les nouveaux proph�tes. Le Soir d�Alg�rie : Le renouvellement des instances nationales et r�gionales du Conseil fran�ais du culte musulman (CFCM) est programm� pour les 5 et 19 juin prochains. Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosqu�e de Paris, demande le report du scrutin pour permettre de revoir les crit�res de repr�sentativit� et, d�autre part, l�Union des organisations islamiques de France (UOIF) a d�cid� de ne pas prendre part au vote et d�nonce �la pression d�Etats, comme le Maroc et l�Alg�rie, sur la communaut� musulmane pour garantir leur repr�sentativit� au CFCM�. Lors de chaque �lection, ces arguments sont avanc�s et des menaces de boycott sont exprim�es. N�y a-t-il pas derri�re ces remous r�currents un probl�me plus profond sur la nature m�me de cet organe ? Fallait-il que, d�ailleurs, l�Etat organise lui-m�me l�Islam en France ? Ghaleb Bencheikh : Comme vous le soulignez si bien, il y a effectivement un double probl�me grave. Tout d�abord, le premier volet est inh�rent � �l�interventionnisme� flagrant de l�administration dans l�organisation d�un culte, en l�occurrence le culte islamique. C�est d�autant plus surprenant que cette implication �mane d�un Etat dont les institutions se pr�valent de la la�cit� comme cl� de vo�te de l�organisation sociale et politique. Il est curieux de constater, qu�en l�esp�ce, le principe de s�paration des �glises et de l�Etat n�est pas si bien respect� qu�on le pense et avance dans d�autres circonstances ! En tout �tat de cause, nous ne sommes plus du temps de Napol�on et la convocation du Sanh�drin. Puis, d�un point de vue fondamental, la tradition religieuse islamique, sunnite notamment, n�admettant pas une structure cl�ricale, toute instance se voulant repr�sentative para�t in fine comme un greffon qui aura du mal � prendre. A travers l�histoire, on a parl� uniquement de ceux qui savent lier et d�lier, une expression qui d�signe les notables et les hi�rarques de la communaut�, tout particuli�rement les d�tenteurs du savoir et de la connaissance. Je ne m�connais pas, certes, l�importance pour les pouvoirs publics d�avoir un interlocuteur privil�gi� pour les questions relatives � la pratique cultuelle en France, mais nous n�avons nullement besoin de cr�er une instance nouvelle alors que la Mosqu�e de Paris est pr�sente. Celle-ci aurait due et doit assumer sa mission et jouer son r�le de phare europ�en qui fut le sien pour le rayonnement et la repr�sentation d�une tradition islamique de beaut� et d�intelligence, � l�aise dans son environnement s�cularis�. C�est autour de cette institution que les musulmans de France doivent s�agr�ger et se f�d�rer. C�est en son sein qu�ils pourront recouvrer une dignit� bafou�e et une prise en charge morale et spirituelle qui fait malheureusement d�faut depuis longtemps. Dans une d�claration r�cente faite � une cons�ur marocaine ( Atlas Info), Claude Gu�ant, ministre de l�Int�rieur et des Cultes qui r�agissait aux propositions de report ou de boycott, annon�ait qu�il maintiendrait malgr� tout ces �lections de juin car, explique-t-il �la politique du minist�re de l�Int�rieur, qui est la mienne, est de tout faire pour que cette �lection ait lieu, m�me si elle est imparfaite�. Comment analysez-vous cette r�action ? Ma r�action s�inscrit dans la droite ligne de la r�ponse � la premi�re question. Encore une fois, il est curieux que l�administration se m�le des affaires internes � la pratique d�un culte. Nous n�entendrions jamais le ministre de l�Int�rieur, quel qu�il soit, donner son avis sur l��lection au sein de la Conf�rence �piscopale en France ou celle relative � l��lection des responsables du consistoire juif fran�ais ou m�me sur celle du grand ma�tre du Grand Orient de France� c�est d�autant plus anormal, que nous savons tous que lors des deux premi�res �lections, la composition du bureau de cette instance a �t� �impos�e� par l�autorit� politique avant m�me la tenue des �lections. Celles-ci n�ont d�ailleurs pas confirm�, � deux reprises, le �choix� voulu par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l�Int�rieur charg� des cultes. Aussi la prise de conscience et la dignit� requi�rent-elles de s�affranchir de l�ombre tut�laire de la place Beauvau. Il n�est pas normal que le CFCM soit l�unique institution de type cultuel � � supposer qu�on puisse s�accommoder de son existence � au sein de laquelle interviennent des fonctionnaires de l�administration afin de cornaquer les actions de son bureau ! En 2010, le secr�taire d�Etat alg�rien charg� de la communaut� alg�rienne � l��tranger a eu, lors de ses nombreuses rencontres avec la communaut� et les associations cultuelles, � observer et entendre des r�actions violentes mettant en cause la mani�re dont la Mosqu�e de Paris g�re le culte, �un lieu devenu le fief d�affairistes�, ont m�me dit certains. Ils appelaient le gouvernement alg�rien � intervenir, d�autant, disaient-ils, que la communaut� alg�rienne en France est la plus importante alors qu�elle est la plus mal repr�sent�e. Plus r�cemment, lors d�une seconde tourn�e en mars 2011, le secr�taire d�Etat a apport� un soutien total au recteur, ignorant superbement les critiques des fid�les. Comment expliquez- vous cette attitude officielle et qu�est-ce qui fait ce soutien ? Sinc�rement, je ne comprends pas. Soit les critiques et les r�actions violentes des fid�les sont non fond�es, auquel cas, leur attitude s�apparente � de la calomnie et il faut saisir la justice et les traduire devant les tribunaux afin de les sanctionner. Personne ne peut diffamer autrui impun�ment. Soit, ces fid�les et les responsables des associations cultuelles disent vrai, et le minimum requis de la part du secr�taire d�Etat �tait qu�il se livr�t � des investigations s�rieuses et qu�il ordonn�t un audit g�n�ral concernant la gestion de la Mosqu�e de Paris depuis deux d�cennies. Aussi le soutien total du secr�taire d�Etat est-il plus qu�ambigu. Il se pr�sente comme un blanc-seing accord� au rectorat dans son ensemble, alors que le prestige de la Mosqu�e n�a cess� de p�lir au fil des ann�es en m�me temps que l�affairisme y pr�valait, pour emprunter le mot contenu dans votre question. On en parle actuellement comme d�une mosqu�e d�un arrondissement drainant moins de fid�les que d�autres mosqu�es dans les quartiers nord de Paris ou la proche banlieue, notamment lors des grandes occasions liturgiques. Alors que son r�le est d��tre un p�le spirituel et culturel d�envergure mondiale, eu �gard � sa renomm�e et sa dimension historique. Enfin, l�attitude officielle est donc incompr�hensible mais nous n�en sommes pas, � ce sujet, � une anomalie pr�s et le mot anomalie est un doux euph�misme au regard des diff�rents scandales qui ont �maill� la vie de la Mosqu�e ces derniers temps. Lors de ce dernier d�placement minist�riel en France, M. Benattallah a m�me annonc� la tenue d�un rassemblement, en juin, � Paris, qui r�unirait les musulmans de toute l�Europe sous l��gide de la Grande Mosqu�e de Paris pour, a-t-il dit, �avoir une s�rie de r�seaux de solidarit� et d�entraide au sein de la communaut�. Ce projet vous para�t-il int�ressant ? N��tait-il pas plus urgent aujourd�hui, avec toutes les attaques que subit l�Islam en France et dans le monde d�ailleurs, de r�unir plut�t des assises aussi larges o� des intellectuels, v�ritables sp�cialistes de l�Islam, viennent d�battre des raisons de la d�t�rioration de l�image de cette religion en France et ailleurs et des actions � entreprendre pour corriger cette image ? A ma connaissance, le rassemblement aura lieu � Lille et non � Paris. Et tant mieux si les musulmans de toute l�Europe pouvaient avoir enfin une s�rie de r�seaux et d�entraide sous l��gide de la Grande Mosqu�e de Paris. Mais, sans d�nigrement aucun, il nous est permis de nous interroger pourquoi ne s��taient-ils pas rassembl�s autour de cette institution depuis des ann�es ? Nous avons m�me assist� � la d�saffection notable des fid�les. Laquelle d�saffection est illustr�e par les r�sultats du scrutin lors des �lections du CFCM. Jamais la f�d�ration de la Mosqu�e de Paris n�a pu en sortir majoritaire ! Et de gr�ce, qu�on n�invoque pas le mode op�ratoire et le processus �lectoral. On s�en est bien accommod� durant deux mandats ! Il y a m�me eu des associations affili�es, en principe, � la Mosqu�e de Paris qui avaient vot� pour des listes autres que celle pr�sent�e par ladite Mosqu�e de Paris. J�ai bien peur, pour ma part, et j�esp�re me tromper, que l�on dilapide les deniers publics � louer des autocars pour faire venir des RMistes � dont je respecte la dignit� humaine � pour faire nombre et gonfler les rangs lors d�une grand-messe, sans r�sultats tangibles. Comme vous le dites si bien, il faut tenir des assises �largies aux acteurs sociaux et aux intellectuels afin de redorer le blason plus que terni de la grande tradition religieuse islamique avec ses strates civilisationnelles et culturelles. A propos d�intellectuels justement, comment expliquez-vous ce silence assourdissant de ceux qui pourraient v�hiculer un islam des lumi�res. Ils n�osent pas s�exprimer ou on ne veut pas leur donner l�occasion de s�exprimer ? Il y a un double mouvement, d�abord celui des pseudo-intellectuels qui, en produisant quelques articles et composant certains ouvrages, s��rigent, en ces temps de tension, comme des sp�cialistes du fait islamique. Or, le sp�cialiste est celui qui sait presque tout sur presque rien, par d�finition. Et nous pouvons nous attendre � rien de consistant de leur part. Leur souci majeur est d��tre invit�s � quelques plateaux de t�l�vision pour dire quelque chose de convenu si ce n�est charger davantage l�Islam et les musulmans. Ainsi esp�rent-ils pouvoir assurer d�autres invitations... Et il y a celui des rares vrais intellectuels dont la voix est �touff�e par le vacarme tumultueux du matraquage m�diatique incessant qui pr�f�re passer en boucle les histoires du petit margoulin de Nantes et ses quatre concubines que d�informer, � tout le moins, par exemple, du d�c�s de Mohammed Arkoun en pr�sentant son �uvre. Le d�funt a laiss� une biblioth�que d�un fonds de cinq mille livres et des manuscrits pr�cieux. Cette biblioth�que pourrait �tre le socle d�un institut d�islamologie appliqu�e qu�on pourrait fonder avec les m�mes deniers qui sont investis dans le traitement des salaires de responsables incomp�tents et incultes sans aucune qualification et la construction de lieux de culte o� l�on enseignera la sainte ignorance institutionnalis�e. Enfin, la mission de l�intellectuel est aussi de se faire valoir par ses prises de parole publiques �crites ou prof�r�es. Et c�est � lui de se faire entendre en cr�ant l��v�nement et non le subir. Nous attendons l��mergence de v�ritables intellectuels musulmans non organiques qui aient l�envergure et la stature de penseurs qui puissent nous faire sortir des cl�tures dogmatiques et renouer avec un Islam de beaut�, de lumi�re et d�intelligence. K. B.-A. Br�ve biographie de Ghaleb Bencheikh N� en 1960, Ghaleb Bencheikh est docteur en sciences et en physique et �galement de formation th�ologique et philosophique. Il pr�side la Conf�rence mondiale des religions pour la paix et anime tous les dimanches sur la cha�ne publique France 2 l��mission Islam. Il a, entre autres, publi� La la�cit� au regard de l�islamaux Presses de la renaissance. Toujours chez le m�me �diteur Alors, c�est quoi l�Islam ?Ou encore chez Bayard Lettre ouverte aux islamistes qu�il a co�crit avec Antoine Sfeir. Et aux �ditions de l�Atelier, L�islam et le juda�sme en dialogue.