[email protected] Les �conomistes recourent g�n�ralement � l�indice de Gini, un indice global d�in�galit�, pour appr�cier la r�partition des revenus (par comparaison avec une situation th�orique d��galit� parfaite). En sens inverse, plus cet indice est proche de z�ro, plus on s�approche de l��galit� (tous les individus ont le m�me revenu). Plus il est proche de un, plus on est proche de l�in�galit� totale (un seul individu re�oit tous les revenus). Le coefficient de Gini pour l�ann�e 2000 s�est stabilis� autour de 0,30 pour l�Union europ�enne. Il �tait de 0,38 aux Etats-Unis et de 0,32 au Japon (chiffres de 2005, source OCDE). Par un curieux paradoxe, si l�on se r�f�re � l�espace europ�en, les pays les plus pauvres sont les plus in�galitaires : ceux d�entre eux qui affichent des in�galit�s plus faibles que la moyenne europ�enne se trouvent au nord du continent � la Finlande (0,26) et le Danemark (0,27) �, alors que le pays europ�en le plus in�galitaire reste le Portugal (0,35) � devanc� par la Roumanie (0,35) et la Bulgarie (0,33). C�est, malheureusement, l� o� les in�galit�s sont les plus fortes que la pens�e in�galitaire fait le plus de ravages en installant au pouvoir des hommes d�une rare cruaut� et dont les politiques fiscales contribuent � accentuer ces in�galit�s et jeter � la rue leurs �lecteurs les plus d�favoris�s et paradoxalement de plus en plus nombreux. La question qui se pose, de fa�on lancinante, est celle de savoir pourquoi les masses les plus n�cessiteuses applaudissent ou mettent aux commandes des hommes porteurs d�un programme hostile � leurs int�r�ts, � l�image de George W. Bush, Sarkozy ou Berlusconi ? Par un heureux hasard, nous venons de prendre connaissance d�une opinion fort instructive de deux universitaires am�ricains qui, dans le New York Times du 20 septembre dernier, se proposent de r�pondre � la question : �Pourquoi les pauvres votent-ils contre leurs int�r�ts �conomiques ?�(*) Ilyana Kuziemko, professeur d��conomie � Princeton University, et Michael I. Norton, professeur � Harvard Business School, s�efforcent de mettre � nu les m�canismes d�un �paradoxe fondamental � qui caract�rise la politique am�ricaine depuis une d�cennie : une augmentation des in�galit�s inversement proportionnelle � l��volution du sentiment redistributif. Plus les in�galit�s s�accroissent et moins les gens qui en ont le plus besoin en appellent � une meilleure redistribution des revenus. Bien au contraire, on assiste � une sorte d�apologie des in�galit�s. Pire encore, cette apologie prend parfois des formes militantes comme l�atteste le vote populaire en faveur du partir r�publicain, la force politique qui �uvre � r�duire les imp�ts au profit du capital, ou encore l��largissement de la base sociale du Front national en France. Comment un programme fiscal outrageusement favorable aux plus riches peut-il, � chaque fois, r�colter un soutien populaire aussi important ? La vieille �cole de gauche, �troitement attach�e aux classiques de Marx, aurait point� du doigt la r�gression enregistr�e dans la prise de conscience et d�organisation des masses populaires ou l�h�g�monie id�ologique du grand capital ou encore le raffinement croissant de ses techniques d�occultation de l�exploitation forcen�e qu�il leur fait subir. Illustration de cette occultation/ali�nation, une �tude r�cente sugg�re que les Am�ricains peuvent s'opposer � des politiques redistributives tout simplement parce qu'ils ne savent pas combien la r�partition actuelle des richesses est in�gale dans leur pays : �Bien que les estimations actuelles sugg�rent que les 20% des Am�ricains poss�dent 85% de la richesse totale en Am�rique, les 40% les plus pauvres �tant enti�rement d�connect�s de l�acc�s � cette richesse, les Am�ricains sont majoritaires � estimer, � tort, que les 20% les plus riches ne poss�dent que 59%. L'ampleur de cette perception erron�e propose la possibilit� que les gens s'opposent � la redistribution parce qu�ils croient que la richesse est d�j� distribu�e plus �quitablement qu�elle ne l�est vraiment.� �Deuxi�mement, les Am�ricains affichent une forte propension � surestimer la probabilit� qu'ils seront riches un jour. Cette croyance ferme en une capacit� illusoire de passer de la mis�re � la richesse est d�mentie par les donn�es attestant que la mobilit� des revenus et des richesses d�cline. Malgr� cela, les Am�ricains pauvres peuvent voter contre l'augmentation des imp�ts sur les riches d'aujourd'hui en raison de leur conviction que ces taxes s'appliqueront � eux demain lorsqu�ils seront riches � leur tour ou lorsque leurs enfants feront fortune � l��ge adulte.� Ces deux raisons majeures suffisent pour convaincre les deux universitaires d�emprunter une autre piste de recherche que la voie �traditionnelle� qui privil�gie la f�cheuse tendance des �masses laborieuses et exploit�es� � imiter leurs bourreaux. Ce mim�tisme est, toujours selon la voie traditionnelle, accentu� par l�att�nuation des solidarit�s objectives, de classe, par des pesanteurs ethniques et raciales, r�gionalistes ou communautaires. Les classes populaires ont ainsi la na�vet� de croire que la baisse d�imp�ts est une bonne chose parce qu�elles parient sur l��ventualit� que cette baisse pourrait un jour leur profiter. �La r�cente proposition du pr�sident Obama d'augmenter les taux d'imposition pour les Am�ricains les plus riches rencontrera certainement l'opposition de nombreux �lecteurs fortun�s. Mais � la lumi�re de l'histoire r�cente, on peut s'attendre � ce que les �lecteurs au revenu moyen, et m�me � faible revenu, accueillent l�id�e de fa�on �tonnamment ti�de aussi�, �crivent les auteurs de l��tude. Les deux universitaires sugg�rent un autre �clairage que le d�sir ou l�ambition, m�me chim�rique, de r�ussite : la crainte de l��chec qu�ils baptisent �le d�go�t de la derni�re place� (last place aversion � titre de leur contribution). Le mod�le qu�ils proposent est construit sur le primat du positionnement relatif vis-�-vis d�autrui, comparativement � la soif d�accumulation des richesses qui passe au second plan. Il n�y a pas d�utilit� ou de valeur �conomique absolue en dehors de notre comparaison � celle d�autrui. C�est le d�go�t de la derni�re place. Il est d�autant plus paradoxal qu�il augmente � mesure que le revenu diminue. Par ailleurs, les deux universitaires soulignent la part des facteurs psychologiques, l�intuition, comme la honte ou la g�ne, jug�s aussi importants que le seul int�r�t mat�riel. Les auteurs de l��tude recourent � la th�orie des jeux pour �tayer leur th�se. Ils commencent la partie de loterie en dotant chaque joueur d�un revenu fractionn� par paliers de 0,25 dollars. Ils donnent le choix � chacun soit d�augmenter de fa�on certaine son salaire par palier de 0,25 dollars, soit de participer � une loterie avec une probabilit� de 75% que son revenu augmentera de 1 dollar et une probabilit� de 25% qu�il diminuera de 2 dollars. Les joueurs les plus susceptibles de risquer de perdre le peu qu�ils poss�dent � la loterie se recrutent parmi les derniers et avant-derniers de la distribution salariale. Les derniers le font pour sortir de la honte d��tre lanterne rouge. Les avant-derniers par crainte d��tre d�pass�s par les derniers si la chance venait � leur sourire � ils consentent alors � prendre des risques de temps en temps. C�est notamment le cas de �ceux qui se trouvent dans la tranche salariale l�g�rement au-dessus de la tranche inf�rieure �, cat�gorie dans laquelle sont inclus ceux qui gagnent entre 7,26 et 8,25 dollars par heure (donc l�g�rement au-dessus du salaire minimum actuel qui est de 7,25 dollars) : ils s�opposeraient � des politiques de redistribution parce qu�elles pourraient donner un coup de pouce aux plus infortun�s qu�eux, mena�ant ainsi leur statut d�avant-derniers. Chez les couches les plus ais�es, le choix de la loterie se fait de fa�on indiff�rente. De ce sch�ma, les auteurs d�duisent que la motivation des joueurs rel�ve beaucoup plus de la peur d��tre le dernier que de l�envie de monter dans la hi�rarchie sociale. Certaines mauvaises langues, survivants finissants de l��re bolch�vique (faut-il les regretter ?) sugg�rent une autre lecture : �Le syndrome du larbin�, associ� � �un comportement pathologique visant � prendre syst�matiquement la d�fense des classes les plus favoris�es au d�triment de celles dont on est issu.� A. B. (*) Ilyana Kuziemko et Michael I. Norton, �Last-Place Aversion�, New York Times, 20 septembre 2011. Consultable sur le site du quotidien. Ou encore � l�adresse suivante : http://www.princeton.edu/%7Ekuziemko/l pa_draft_3june2011.pdf