Par Mohamed Maarfia (moudjahid) (1re partie) Quelle meilleure occasion que celle qu�offre l�ann�e du cinquantenaire de l�Ind�pendance pour �voquer ceux qui l�ont rendue possible. Parmi les chefs de guerre alg�riens qui ont marqu� la fin de la d�cennie cinquante, Amirouche reste celui qui a inspir� le plus d��crits : t�moignages donn�s dans les journaux par des compagnons de lutte et livres riches en d�tails. Certains sont remarquables par la mod�ration du ton et les pr�cisions historiques, en les lisant, on red�couvre le parcours de cet homme dont les actes ont marqu� les m�moires et on revisite, de l�int�rieur, une �poque exceptionnelle foisonnante d��v�nements et de p�rip�ties. Il faut esp�rer d�autres �crits pour faire conna�tre davantage l�homme de fer du Djurdjura, lequel, plus de cinquante ans apr�s sa mort, continue � d�cha�ner les passions. Il faut continuer � �crire, � �voquer ces grands destins d�Alg�rie, sans transiger sur la v�rit� quelle que soit la qualit� des censeurs et sans se laisser d�monter par le d�luge des rh�toriques et les artifices de la d�sinformation destin�s � voiler les �clairages. Les ann�es terribles o� Amirouche et les autres responsables de wilaya se sont accomplis, comme chefs de guerre et hommes politiques, restent encore � d�couvrir. Mohamed Maarfia propose, sous un angle de vision particulier et avec des pr�cisions et des compl�ments peut-�tre non encore suffisamment dits, une lecture diff�rente des violences de l�ann�e 1955 et de l��pisode de �la bleu�te�. Tout en pr�sentant, du point de vue du moudjahid qu�il est, la personnalit� d�Amirouche, il explique dans quelles circonstances le chef de la Wilaya III a d� entreprendre le voyage, en mars 1959, qui lui co�tera la vie. Ce que dit Mohamed Maarfia sur le fonctionnement du pouvoir r�volutionnaire d�alors est instructif. Il permet de mieux appr�hender certains �v�nements de notre histoire r�cente. La m�moire d�Amirouche Amirouche �tait-il sanguinaire ? L�accusation le poursuit depuis la nuit du 13 au 14 avril 1956, lorsque les harkis du bachagha Ourabah ont �t� �limin�s de la fa�on que l�on sait. Faut-il d�fendre la m�moire d�Amirouche par les non-dits, les omissions voulues et la minorisation des �v�nements ou bien regarder en face ce qu�a �t� notre r�volution et dire la v�rit�, f�t-elle difficile ? L�omission des chapitres sanglants o� Amirouche a tenu les premiers r�les, comme si les yeux embu�s par l��motion on a de la peine � les voir, ressemblerait � un subterfuge. Le proc�d� entacherait de suspicion l�essai le plus brillant. La meilleure fa�on de d�fendre les siens, c�est de les prendre tels qu�ils furent, dans leurs jours de gloire et dans leurs heures de doute et de solitude, et surtout dans le contexte de leur �poque. La r�alit� des deux premi�res ann�es de la r�volution est terrible. C��taient les ann�es de Thermidor et de ses ravins sanglants. On a les places de Gr�ve qu�on peut. C��taient les ann�es des ru�es d�sordonn�es sur les villages du Nord Constantinois et sur les fermes isol�es dont personne n�en r�chappait, au grand malheur des innocents. Ceux qui n�ont jamais admis l��mancipation de l�Alg�rie ont toujours fait de ces �v�nements la seule image de marque de la r�volution alg�rienne. (Les moudjahidine ont fait avec, sans aucun complexe). Amirouche n��tait pas un h�ros de bandes dessin�es, un boy-scout en chemise blanche soucieux de sa b.a. quotidienne, un romantique de la r�volution atteint d�ang�lisme aigu, mais un militant entier, imperm�able aux nuances, dur avec lui-m�me et avec les autres, rejetant le compromis, incapable de trouver des circonstances att�nuantes � celui qui a pris les armes contre son pays, implacable devant la trahison, convaincu que ce qui �tait en jeu valait sa vie et celle des autres. Le cercle des iniquit�s o� le si�cle l�a emmur�, n��tait franchissable que par la violence. Mais, s�il en usa comme arme, il ne le fit jamais qu�en dernier ressort. Cette r�volution que lui et ses compagnons divinisaient et incarnaient en m�me temps a d�abord fait appel au pr�che, au discours, aux appels � la solidarit� et � l�union, mais face, quelquefois, � la d�sesp�rante r�signation d�une population au joug colonial, elle a d� recourir, dans les deux premi�res ann�es, � des moyens extr�mes pour imposer son dogme : lib�rer l�Alg�rie. La phase historique que la r�volution vivait, exigeait la destruction du syst�me administratif fran�ais bas� sur la collaboration d�indig�nes stipendi�s. Les moudjahidine, encore de ce monde, se souviennent du prix fort que certains de leurs compagnons ont pay� � la d�lation. Il est arriv� qu�apr�s un couscous campagnard, ou un passage de nuit, des moudjahidine soient d�nonc�s puis pourchass�s par des op�rations militaires auxquelles des civils musulmans ont pris part. Mettre hors d��tat de fonctionner l�infrastructure sur laquelle reposait l��difice colonial �tait la condition pour survivre, durer et esp�rer vaincre un jour. Faiblir au moment o� la survie des groupes arm�s d�pendait d�une omerta herm�tique �tait la r�invention suicidaire du rocher de Sisyphe. Etre ou ne pas �tre. C��tait cela le dilemme. Les supp�ts du colonialisme ont pay� le prix fort, non seulement en Wilaya III, mais dans toutes les �tendues de la r�volte, du nord au sud et de l�est � l�ouest. Les responsables de l�ALN, Amirouche comme tous les autres, ont s�vi avec rigueur pour faire comprendre � tous les entendeurs que la seule voie du salut �tait l��coute respectueuse des oukases de la r�volution. La Wilaya III, plus que partout ailleurs, a �t� confront�e aux tentatives d�implantation de groupuscules hostiles au mouvement ind�pendantiste, le MNA entre autres. Le sort qui leur a �t� fait a laiss� au FLN le monopole de la r�volution pour le plus grand b�n�fice de l�Alg�rie. Il faut pr�ciser, cependant, que le futur colonel n�a jamais appliqu� le principe de la responsabilit� collective, et qu�il n�est en rien concern� par les tueries perp�tr�es dans la nuit du 28 au 29 mai 1957. Amirouche se trouvait en Tunisie au moment o� le tueur de civils qui avait s�vi l� se consolait, comme hier, monsieur de Monluc par le cynique �Dieu reconna�tra les siens !�. Ces actes inexcusables qui ont provoqu� les protestations indign�es du monde entier, y compris des amis de l�Alg�rie combattante, comme le journaliste Robert Barrat ou l�historien Pierre Vidal-Naquet, avaient mis le CCE dans un tr�s grand embarras, r�uni en urgence, il avait r�it�r� � l�usage de tous les maquisards, le premier commandement du Congr�s de la Soummam : donner � la r�volution alg�rienne un visage humain ! �La bleu�te � �La bleuite�. Pourquoi en parler encore alors que beaucoup d�acteurs de premier rang se sont exprim�s sur le sujet ? Parce que c�est l��pisode de �la bleu�te� qui a donn� un alibi sp�cieux, une sorte de bonne conscience, � ceux qui ont pris la d�cision d�ordonner le silence sur la d�couverte des ossements d�Amirouche, alors que leurs v�ritables motivations n�ont rien � voir avec les �v�nements qui ont eu lieu en Wilaya III, en 1958. On doit, tout en respectant l��motion des proches et des compagnons des innocents sacrifi�s, tenter d�aller au fond des choses sur le sujet. Il ne s�agit nullement d�absoudre les chefs de wilaya, - et � leur t�te Amirouche - qui ont ordonn� des purges, ou laiss� faire les commissions ardentes dont les membres ont d�montr� qu�ils n�ont rien compris � l�immense �lan qui a entra�n� toute une jeunesse vers l�ALN, mais de consid�rer pourquoi ces chefs de wilaya, passionn�ment d�vou�s � l�Alg�rie, en sont arriv�s l�. C�est au prix de la red�couverte du contexte de l��poque, de la nature et de l�ampleur des moyens mis en �uvre par l�ennemi pour briser la r�sistance alg�rienne qu�on pourra parvenir � savoir comment cela a pu �tre possible et contribuer � une compr�hension diff�rente de la trag�die. 1958 est l�ann�e terrible pour l�Alg�rie combattante. Elle marque le tournant de la guerre. Les Fran�ais, apr�s leurs d�boires militaires de l�ann�e pr�c�dente, d�cident de r�organiser leur arm�e, de la doter en armements nouveaux et de la red�ployer autrement. Ils aff�tent d�autres outils (des rideaux de fer pour isoler l�Alg�rie) et ils affinent de nouvelles approches, bas�es sur une connaissance parfaite de l�organisation de l�ALN et sur un th�or�me froid : d�truire sa composante humaine, y compris par les moyens les plus sales. La na�vet� de l�adversaire, son refus de croire � tant de noirceur contribueront au succ�s de la man�uvre. Les maquisards alg�riens n��taient pas de taille � faire face � cette r�pugnante fa�on de faire la guerre. Beaucoup d�observateurs dans le monde s��tonnent de la s�r�nit� et du calme du peuple alg�rien alors qu�autour de lui le monde arabe bout. Un cinglant d�menti � la th�orie des dominos ! La �bleu�te� n�est pas encore �tudi�e � l�Acad�mie interarmes de Cherchell (et c�est bien dommage), elle est par contre retenue par les Alg�riens comme l�exemple du cynisme et du manque de scrupules de ceux dont les arri�re- pens�es n�ont rien � voir avec l�apparence qu�ils montrent. Aux yeux des Fran�ais, la Wilaya III n�est pas une wilaya comme les autres. Depuis le congr�s de la Soummam qui s�est tenu dans ses murs, et la chute de tension dans l�Aur�s apr�s la mort de Mostepha Benboula�d, elle est une figurine strat�gique sur l��chiquier alg�rien. Elle est le socle originel d�une grande partie des hommes qui dirigent la r�volte. Dans une salle attenante au bureau du g�n�ral commandant la 27e division alpine, qui est d�ploy�e en Kabylie, est �tal�e une immense carte. Cette carte est v�rol�e par une multitude de petites �pingles agr�ment�e, chacune, d�un minuscule fanion. Chaque petit drapeau porte inscrit le nom d�un des chefs de la r�volution, son palmar�s ainsi que son lieu de naissance. L�officier d��tat-major qui s�est adonn� � l�exercice des �pingles a d� souvent m�diter, les deux coudes sur son bureau, la t�te entre les mains, sur l�immense place des �lites kabyles dans les structures de la r�volution. Sur le plan militaire, la Wilaya III est la clef d�Alger. La majorit� des fidayines qui ont mis la capitale � feu et � sang en 1957, et qui n�ont pu �tre neutralis�s que par des moyens extr�mes, en sont originaires. L�essentiel de l��migration en France qui alimente par ses cotisations les caisses de la r�volution est originaire de Kabylie. Pour le g�n�ral Jacques Faure, nouveau commandant de la 27e division alpine, le constat est accablant. La v�rit� officielle d�une �population fid�le � la France, terroris�e par les hors-la-loi� ne tient pas la route. La carte parlante �tablie � l�usage de son pr�d�cesseur, qu�il a sous les yeux, d�montre la parfaite symbiose entre les hommes arm�s et les civils. Les envol�es du cardinal Lavigerie et ses incantations pros�lytistes, les implantations des p�res blancs, les th�ories racistes du g�n�ral Daumas, qui faisaient du Kabyle un �tre en tout sup�rieur � l�Arabe, les r�seaux des grands notables indig�nes combl�s de privil�ges, le syst�matique �diviser pour r�gner� de tous les gouverneurs g�n�raux qui se sont succ�d� � Alger, tout cela s�est sold� par un terrible �chec. La Kabylie citadine, m�me celle des �lites francis�es, la Kabylie profonde qui ne parle pas un mot d�arabe, sont unies autour de leur avant-garde qui active dans l�ALN. Les officiers SAS et SAU avouent n�avoir rien compris. C�est � supprimer le nom de Descartes de la liste de leurs ma�tres � penser. Pourtant, ils s��taient bien obstin�s. Ils avaient organis� force scrutins dans les r�gions �pacifi�es�. Ils avaient remis des armes � des dizaines de villageois rameut�s par des �b�ni-oui-oui� folkloriques et focalis� la loupe grossissante des �Unes� de leurs journaux sur quelques fellahs serr�s sur un mouchoir de poche. M�me lorsque �l�oiseau bleu� aux r�miges tricolores s��tait envol� pour aller roucouler sur l��paule droite de Krim, ils avaient, en tablant sur �le particularisme kabyle �, tent� et tent� encore. La carte aux fanions d�montrait au g�n�ral Faure que, quelque part, leur postulat �tait archifaux, et il �tait archifaux parce qu�ils avaient confondu attachement au terroir et sentiment national. Le terroir kabyle est autre chose que le heimat des Allemands, le domov des Slaves ou �la douceur angevine� des Fran�ais quand, entre deux escapades guerri�res, ils se laissent bercer, nostalgiques, par le hamac du vague � l��me. C�est tout � la fois le sacre quotidien - par la d�f�rence - de la glaise originelle et des m�nes des anc�tres. Ce sont des syllabes rudes qui portent jusqu�au sommet du versant, le jour o� un ent�tement �pais voile le regard des hommes. Ce sont aussi des alluvions diverses, mots et us, soumises longtemps, avant d��tre int�gr�es, � l'exequatur du sage tribunal des anciens. Cette vocation in�branlable � �tre d�abord soi-m�me n�a jamais contrari� l��lan vers l�outre horizon. Elle n�a jamais reni� les grandes solidarit�s exprim�es par tous les Alg�riens unis derri�re leurs banni�res guerri�res dans mille champs d�honneur. Elle n�a jamais effac� la conscience d��tre aussi en charge des fronti�res souveraines du pays. En un mot : le sentiment de faire partie de la nation alg�rienne par la preuve du sang vers� pour la m�me cause et par l�argile br�lante du cimeti�re indivis. Le chef de ce bastion granitique attach� � ses traditions, et devenu gr�ce � son avant-garde le c�ur battant de la r�volte alg�rienne, est le charismatique Amirouche. Sur la carte o� sont plant�s les fanions des chefs rebelles les plus connus ; le sien, fix� � Tassaft Ouguemoun, au c�ur du Djurdjura, domine tous les autres. Il repr�sente pour Jacques Faure le signe noir qui endeuille ses armoiries. Les hommes d�Amirouche frappent et disparaissent dans l�entrelacs des sommets et des fonds de leur terroir. Son OCFLN est remise � flots chaque fois qu�elle est neutralis�e. Il s�est taill� une r�putation de chef de guerre insaisissable. Il a eu raison des chasseurs qui le traquaient. Vaincre la r�volte en Alg�rie passe n�cessairement par la mise � genoux de la Wilaya III, et il est impossible d�atteindre ce r�sultat sans r�soudre l��quation Amirouche ! Le g�n�ral Jacques Faure est un officier au long palmar�s. Il a �t� gouverneur militaire de Vienne (1952 et 1953), commandant des forces d�occupation fran�aises en Allemagne, directeur de l��cole d�application d�Infanterie � Saint- Maixent. Il a command� le 1er r�giment de chasseurs parachutistes en 43 et en 46, ainsi que les commandos de l�aviation. C�est aussi une forte t�te. Il a �t� impliqu� dans l�attentat contre Salan. Encourag� par le myst�rieux �groupe des six� dont faisaient partie Michel Debr� et Giscard d�Estaing, il avait tent� de faire un putsch pour renverser le gouvernement. C�est donc un officier tr�s �Alg�rie fran�aise�, th�oricien, praticien et homme d�action en m�me temps, qui est face � Amirouche. Il ne reculera devant aucun moyen pour r�ussir. La 27e division alpine, dont il a pris le commandement, est renforc�e par de nombreuses unit�s pour densifier au maximum son dispositif de combat. Le lendemain de son installation dans ses nouvelles fonctions, Jacques Faure commande � la police judiciaire de Tizi Ouzou une photo agrandie de Amirouche. Il l�a fait encadrer et l�accroche au mur, face � son bureau. A mesure que le temps passe, et que Amirouche reste hors d�atteinte des milliers de chasseurs alpins qui le traquent, ce portrait le fascine. Il n�en dort plus. C�est devenu son cauchemar quotidien. L�homme figur� l�, � quelques m�tres de lui, qui le nargue de son regard jocondesque, est l��chec humiliant de sa longue carri�re d�officier. Le qui-vive permanent auquel s�astreint �le feu follet kabyle�, sa fa�on de combattre, ne laissent aucune chance � ses ennemis. Au bout de moult r�unions au sommet � Alger, les strat�ges fran�ais d�cident d�essayer une autre approche : le conditionnement de celui qui se joue d�eux depuis tant d�ann�es. L�op�ration, confi�e au GRE (Groupe de renseignements et d�exploitation) du capitaine Paul- Alain L�ger, commence par une meilleure �valuation de la personnalit� de Amirouche. Une grille de lecture psychanalytique lui est consacr�e. Le fichier de ceux qui constituent la fine fleur de la Wilaya III est mis � jour. C�est ce vivier que L�ger et son sup�rieur le colonel Godard veulent d�truire. La relecture des comptes-rendus et analyses de toutes les entreprises pr�c�dentes de d�stabilisation de la Wilaya III faisait appara�tre deux constantes : l�extr�me m�fiance de Amirouche et la vigueur avec laquelle il avait �limin� les traitres. La machination est bas�e sur un pari, les r�actions logiques d�un homme dans la position d�Amirouche, quand il d�couvrira que son environnement est min�. Le proc�d� auquel il aura immanquablement recours: les interrogatoires pouss�s pour obtenir des aveux provoqueront les m�tastases attendues. Puisqu�il s�av�re impossible de s�parer la population du FLN, le but ultime de l�op�ration sera � au-del� de la mise hors de combat du maximum de rebelles � la cassure irr�parable du couple ALN d�origine rurale et ALN d�origine citadine. Le virus d�vastateur de �la bleu�te� est log� dans une �prouvette �g�e de 18 ans. La mort qui va s�abattre sur tant d�innocents est en marche. Les chefs de l�ALN, qu�ils op�rent au Centre, � l�Ouest ou � l�Est, n�ont aucune id�e de ce qu�est le Service de l�Action Psychologique qui s�occupe d�eux ni des moyens dont il dispose. Ils ont une vision simplissime de l�ennemi : le tank, l�avion, le soldat, le harki. Lorsqu�ils d�couvrent, effar�s, un tra�tre infiltr� dans leur propre entourage, la lecture qu�ils en font est une lecture tronqu�e de l�essentiel. L�arbre leur cache la for�t des sp�cialistes qui cogitent dans des laboratoires et qui font des projections sans cesse revues et corrig�es selon les derni�res donn�es obtenues par leurs innombrables relais, projections qu�ils mettent � l��preuve du terrain � la premi�re opportunit�. Nous ne nous sommes jamais interrog�s � alors que nous avons eu cinquante ans pour le faire � sur l�origine des rumeurs qui ont abouti � la liquidation de Bachir Chihani, � l�isolement de Mostepha Benboula�d apr�s son �vasion, aux doutes qui ont conduit (entre autres acteurs) un homme aussi averti que le colonel Kafi � parler comme il l�a fait de Abane Ramdane. Aucun de ceux qui ont trait� de �la bleu�te� n�est all� assez loin pour essayer de savoir qui �tait en r�alit� Ahc�ne Mahiouz, qu�est-ce qu�il a appris chez l�Abwehr, jusqu�o� allait son adoration des SS, comment il a �t� �trait� par les services fran�ais, lorsqu�il a �t� arr�t� apr�s son parachutage en Alg�rie, pourquoi il a �t� graci� alors que Mahdi Mokrani, convaincu des m�mes chefs d�inculpation, a �t� ex�cut�, pourquoi a-t-il fait tuer m�me les maquisards qui ont donn� la preuve de leur patriotisme en chaque occasion, et dont il �tait s�r de leur innocence ? On doit, pour rendre justice � la m�moire des victimes de toutes les �bleu�tes�, qui ont endeuill� la r�volution, essayer de r�pondre un jour � ces questions. Amirouche ne vit pas dans un sanctuaire prot�g� par une fronti�re internationale. Il ne dort jamais deux nuits de suite dans le m�me refuge. Il conna�t un stress permanent. Les renseignements pr�cis que les Fran�ais ont sur ses d�placements, presque en temps r�el, l�incitent � penser que la d�lation vient du sein m�me de son environnement imm�diat. H�las, c�est vrai. Des fida� ont �t� arr�t�s l�ann�e d�avant � Alger, une poign�e d�entre eux a �t� �retourn�e � par les officiers parachutistes de la contregu�rilla, elle a inspir� dans le djebel, gr�ce aux diagonales solides du cousinage, quelques �mules �a et l�. Ces cas locaux ont fait grand bruit dans certains villages qui ont vu des hommes qui exigeaient, au nom du FLN, quelque temps auparavant, d��tre h�berg�s, nourris et guid�s revenir, habill�s en suppl�tifs. Les SAS sont actives dans les zones rurales aupr�s des d�munis, et concourent par leur action au recrutement des harkis. A l�Est, la reddition de Ali Hambli et de toute sa katiba donne lieu � un d�cha�nement de commentaires sur �un possible ralliement en masse des fellaghas�. Jaques Chaban-Delmas, ministre de la Guerre, qui �tait en mars en Alg�rie, en avait servi de pleines louches. �L�infaillible sauveur� Au moment o� l��tat-major de la Wilaya III �value le nouvel �tat des lieux, la situation politique a chang�. Avec l�arriv�e au pouvoir de l�ambigu Charles de Gaulle, aur�ol� du poids de ses intransigeances pass�es, �porteur d�une vocation singuli�re au refus de la d�faite et � la grandeur de la France�, le parti ultra jubile. Il est attendu de l�homme du 18 Juin qu�il cors�te la volont� nationale �branl�e par une d�faillance des politiciens et qu�il donne, imm�diatement, des arrhes sur le terrain. De Gaulle ne d�cevra pas les tenants de l�Alg�rie fran�aise. En attendant que les moyens de la guerre totale soient r�unis, l�euphorie, due � la pr�sence de �l�infaillible sauveur� aidant, surgit une nouvelle, une �trange chanson : �Avec de Gaulle tout devient possible : l�oubli des humiliations pass�es, la gu�rison des plaies, la r�paration des injustices, une Alg�rie nouvelle et fraternelle �. Dans le lexique �labor� par les paroliers de Godard, un mot suave dot� d�un effet magn�tique miraculeux appara�t. Il attire, dans les bras l�un de l�autre, le colon repus et arrogant et son humble ouvrier au dos bris�, la pied-noir au c�ur de pierre et sa boniche aux mains calleuses : �Fraternisation� ! L��tonnante rengaine est reprise en ch�ur par Mlle Sid Cara et ses amis, femmes de m�nage, chauffeurs et jardiniers en renfort. Le �O, combien je vous aime� d�clam� sous le balcon de Robert Lacoste par la gent abonn�e aux mangeoires du bachagha Boualem et compagnie, n�a fait vibrer personne dans les djebels, mais il devient un �l�ment qui sera pris en compte lorsque la suspicion s�installera. D�s le mois de mai, des Alg�riens rentrent en nombre dans les comit�s de �Salut Public�. Les riches colons des Issers et la Mitidja mettent la main � la poche pour susciter les enthousiasmes. L��tat-major de la Wilaya III sent que quelque chose est en train de se passer. L�effet de Gaulle est ressenti. Des d�sertions, impensables jusque-l�, se produisent. Le 10 juin, le CCE demande aux chefs de Wilaya d�engager, plus que jamais, une lutte impitoyable contre les �traitres�. Au mois d�octobre de la m�me ann�e, de Gaulle, qui a assis son pouvoir, tente de d�coupler l�ALN de l�int�rieur, des politiques install�s � l�ext�rieur, en lan�ant son appel � la �la paix des braves�. Le slogan est cens� vider les maquis contre la promesse de r�formettes et d�une r�insertion sociale des combattants. Certains, et non des moindres, s�y laisseront prendre. Le r�f�rendum du 28 septembre 1958, concernant l�adoption de la nouvelle constitution fran�aise, voit la participation massive des musulmans, surtout en Kabylie. Il est vrai, gr�ce au terrible forcing de l�arm�e fran�aise. Le CCE, puis le GPRA, � partir de Tunis multiplient les mises en garde : �L�heure est grave. L�heure est � la vigilance !� Bien avant l�appel de De Gaulle, le tarissement des mouvements des compagnies d�acheminement depuis le d�but de l�ann�e, et �l�inaction � du CCE face au barrage �lectrifi� ont rendu plus dures les conditions de la lutte et ont provoqu�, �a et l�, des commentaires d�faitistes, lesquels sont interpr�t�s - parce qu�ils sont rapport�s � Amirouche - comme des sympt�mes de d�couragement et des signes annonciateurs d�une d�bandade programm�e. Les unit�s envoy�es en Tunisie pour ramener des armes sont revenues bredouilles, sans m�me avoir essay� de se frotter aux barrages. Le doute, qui se nourrit d��l�ments objectifs, prend une autre forme : �L�intime conviction�. L�intime conviction !... Cette certitude qui, � travers les �ges, a envoy� tant d�innocents � la mort... La solitude d�Amirouche Le chef de la Wilaya III n�a pas les sp�cialistes � m�me de d�coder les processus de conditionnement et d�infiltration qui pr�c�dent les �tapes d�o� partiront les tangentes d�vastatrices. Il n�a qu�une seule id�e de la fa�on dont il faut aborder ce qui lui appara�t �tre une op�ration subversive de grande ampleur : la stopper co�te que co�te. Il n�a pas � sa disposition les bureaux sp�cialis�s d�un �tat-major apte � son but et � sa fonction, capables d�aller plus loin dans l�inextricable �cheveau du milieu familial, des attaches humaines horizontales, du cursus des �tudes, des raisons du ralliement � la r�volution des maquisards suspect�s ou d�nonc�s, dans l�examen du timing du calendrier des pseudo-rencontres de l�accus� avec ses commanditaires, des raisons mat�rielles, ou autres, qui auraient pu donner quelque cr�dit � son �ventuel basculement. Tout cela est hors de la port�e de Amirouche. N�ayant ni le temps ni les moyens pour une investigation polici�re m�ticuleuse et patiente, vivant un moment d�extr�me tension, destinataire de mises en garde � r�p�tition �manant du directoire politique supr�me, il a pris le raccourci dangereux des aveux extorqu�s. Les comptes-rendus de l�inqui�tant Mahiouz installeront en lui le syndrome de la trahison g�n�ralis�e. Lorsque l�op�ration concoct�e par les services du colonel Godard commence � faire des ravages, la haute hi�rarchie de l�ALN install�e � Tunis, qui aurait pu s��tonner de l�ampleur de cette �pid�mie �d�agents fran�ais infiltr�s� et qui aurait pu dire : �attention� et arr�ter l�engrenage fatal, n�a pas pris la juste mesure du drame. En 1958, le commandement de l�ALN est encore dans une phase laborieuse d�organisation et de remise en ordre. Mohamedi-Sa�d Nasser, port� � la t�te d�un nouveau COM (12 avril 1958), est confront� tr�s t�t � une fronde paralysante, qui muera bient�t en cabale, men�e par ses adjoints, les colonels Lamouri, Bouglez, Mohammed Aouachria et du commandant Amar Ben Aouda. Amirouche, du c�t� du COM, n�a rien � esp�rer. Krim, Boussouf et Bentobal (les trois �B�), dans un environnement difficile, essayent de concr�tiser le programme d�fini par le cahier des charges de la Soummam. Ils ont fort � faire. Boussouf, dont on a fait un redoutable sp�cialiste de la guerre de l�ombre, �tait lui-m�me atteint d�espionite aigu�. Sa devise �tait �vigilance, vigilance et encore vigilance!� Son service de renseignement, encore embryonnaire, n�a m�me pas d�tect� l�immense red�ploiement des forces fran�aises sur la fronti�re orientale de l�Alg�rie lorsque la base de l�Est, mal inform�e, a fait l�erreur tragique de tenter un passage en force du barrage �lectrifi�. L�op�ration co�tera � l�arm�e alg�rienne, en huit jours, sept cents morts ! (Fin avril, d�but mai 1958). Boussouf, victime de ses a priori, admettra comme tout � fait plausible le sc�nario d�une infiltration massive d�agents de l�ennemi. Ce qui se passe en Wilaya III l�incitera � imposer de nouvelles mesures drastiques pour prot�ger les structures plac�es sous sa responsabilit�. Les moudjahidine qui ont travaill� � ses c�t�s s�en souviennent. Krim, parce qu�il a command� la Wilaya III et parce que nul mieux que lui ne conna�t les maquisards qui crient leur innocence et dont certains ont �t� ses compagnons et ses proches, ne r�agit pas. Sans doute �tait-il pass� trop rapidement du statut de gu�rillero � celui d�homme d�Etat. Ses nouvelles responsabilit�s lui prenaient l�essentiel de sa r�flexion. Il avait sous-trait� les questions des hauteurs qui lui ont servi de tremplin � un homme (Mohamedi-Sa�d Nasser) qui n�avait pas le calibre qu�exigeait la fonction. Ni Boussouf ni Bentobal ne sauraient �tre tenus responsables de l�inaction du CCE, face � la trag�die que vit la Wilaya III, autant que l�est Krim. A la d�charge du responsable des forces arm�es, les difficult�s auxquelles il se heurtait �taient consid�rables. Il �tait sur tous les fronts. Il �tait �galement seul. Mais il l��tait par les choix qu�il avait faits en imposant des responsables incomp�tents � des postes strat�giques, il l��tait par son installation loin des maquisards, il l��tait par la sourde oreille qu�il a oppos�e aux appels d�Amirouche, il l��tait par la disparition de Abane, il l��tait par la mort des fils de l�Aur�s. Le jour o� Amirouche tombera, Krim saura ce qu�est la vraie solitude. Mais, il sera alors trop tard. Chacun des trois �B� a fond� son pouvoir sur le socle d�une wilaya, une chasse gard�e tenue par un f�al. Les affaires de la Wilaya III �taient du ressort exclusif de Krim. Le propre du pouvoir coll�gial est d��tre ambivalent et irr�solu. Il devient paralysant quand intervient dans l��quation le souci de ne pas trop regarder dans le jardin du voisin. Il faut attendre la fin de l�ann�e 1958, apr�s la convocation par Amirouche d�une r�union des chefs de wilaya de l�int�rieur, pour voir les choses bouger � Tunis. Le voyant rouge a bel et bien clignot� Le Dr Chaulet, lorsqu�il commence � r�unir tous les �crits, toute la documentation (BRQ, revues sp�cialis�es, �tudes, articles de journaux, comptes-rendus de d�bats) relatifs � la guerre d�Alg�rie dans les bureaux que M�hamed Yazid a mis � sa disposition dans un immeuble situ� avenue de Paris � Tunis (discr�tement prot�g� par les hommes de Ahmed Khlil qui vient de nous quitter), s�interroge sur la publicit� par trop excessive que fait la presse fran�aise aux syst�mes de d�fense du barrage �lectrifi�. Il est intrigu� par la d�bauche de pr�cisions. Il parvient � la conclusion que c�est un conditionnement psychologique voulu, ciblant les candidats au franchissement pour les inhiber et les terroriser avant m�me le passage � l�acte: �Le barrage de la mort�, �le rideau de fer qui tue�, �h�catombe dans les rangs des rebelles�, �voir Souk Ahras et mourir�, �99% des hors-la-loi laissent leur peau dans les champs de mines�, �Tu veux toujours te frotter au barrage ? Essaie et tu conna�tras l�enfer � etc. Il en parle � Fanon qui habite, �galement, avenue de Paris. Les paroles de Chaulet �veillent les soup�ons de Fanon sur autre chose, sur ce qui se passe en Kabylie et qui commence � se savoir � Tunis. Fanon est intrigu�, non par la pr�sence de traitres, in�vitables dans toutes les guerres, mais par leur nombre. Cela ne cadre pas avec ce qu�il croit savoir de la soci�t� alg�rienne, des sentiments qui ont conduit les jeunes Alg�riens � prendre les armes. Cela perturbe tout son cheminement dialectique. A l��poque, Fanon collecte le maximum de mati�res pour ses ouvrages. Il a d�j� �crit l�essentiel de l�An Cinq de la R�volution Alg�rienne. Il est en contact direct avec les maquis de la base de l�Est par le biais du commandant Rabah Nouar. Il interroge les djounoud sur la vie quotidienne � la campagne, sur les relations entre les colons et les Alg�riens. Il sollicite des �clairages de la part des officiers qui le re�oivent. Il a des discussions � b�tons rompus avec Tahar Zbiri qu�il soigne pour des maux de t�te � r�p�tition. Il �coute le prolixe Abdelkrim Hamrouchi, un esprit brillant qu�aucun interdit n�arr�te quand il toise avec des mots f�roces une d�gaine ou un discours. Il passe des soir�es enti�res avec l�intarissable Saad Dahleb. Il note tout ce qui pourrait l�aider � comprendre �l��tiologie� de la foi des montagnards comme des citadins et qui explique leur in�branlable d�termination � tenir t�te � l�immense machine de guerre fran�aise. Les malades, venus des djebels, qu�il soigne, ext�riorisent des d�lires dus aux traumatismes qu�ils ont subis. Ce qui se passe en Kabylie ne cadre pas avec sa grille de lecture de la psychologie des Alg�riens. Il �met des doutes sur la culpabilit� des jeunes maquisards livr�s au bourreau. Et il subodore quelque machination infernale subrepticement install�e et mise en mouvement gr�ce � l�amorce imparable de trois ou quatre vrais faux moudjahidine. Fanon a de la peine � admettre qu�il lui faudra ouvrir un autre chapitre dans l�ouvrage qu�il pr�pare, chapitre qui s�intitulerait �l�exception 1958�. Son approche est scientifiquement pes�e. II tente de faire partager ses doutes. En vain ! Fanon n�insistera pas, de peur de trop insister� Le voyant rouge qui s�est allum� s��teint sans avoir d�clench� les r�flexes qui auraient pu arr�ter l�engrenage. Amirouche, malgr� ses appels � l�aide, sera seul, terriblement seul, pour affronter le malheur ! M. M.