La guerre de libération nationale a connu des zones d'ombre. Elle a connu aussi de grands hommes qui l'ont faite. Ces hommes, disparus, ont emporté avec eux un trésor inestimable que ne peuvent restituer que ceux qui avaient vécu avec eux.C'est le cas probablement du parcours atypique et exceptionnel du Colonel Amirouche, l'une des figures les plus légendaires et emblématiques de la Révolution algérienne. Tantôt chanté et vanté, tantôt critiqué ou vilipendé, Amirouche Aït Hamouda est incontestablement l'un des hommes les plus marquants de notre guerre d'indépendance. Disparu dans des conditions encore sombres, à un moment crucial de la guerre de libération (le 29 mars 1959, ndlr), il n'a pas eu le temps de vivre l'indépendance qu'il savait pourtant néluctable. Il n'avait pas non plus la possibilité de témoigner ou de se défendre contre certaines étiquettes -vraies ou supposées- qu'on lui a collées. C'est autour de ces questions, parfois douloureuses, qu'un des hommes qui ont côtoyé le révolutionnaire a décidé d'écrire ses mémoires et de dire l'homme qu'il avait connu. Cet homme s'appelle Hamou Amirouche. Il était, de l'été 1957 au printemps 1958, le secrétaire du colonel Amirouche au sein de la Wilaya III historique. Il avait, en cette qualité, connu de près le colonel -qui était à cette époque encore commandant- et il l'avait vu à l'œuvre. Dans ce livre volumineux de 460 pages, institulé Akfadou, un an avec le colonel Amirouche, Hamou Amirouche, qui est actuellement enseignant universitaire à San Diego, aux Etats-Unis d'Amérique, raconte, critique et dissèque la personnalité, ô combien complexe, de celui qu'il appelle toujours «mon chef».Composé de trente chapitres, le livre a une valeur pédagogique. Car, contrairement à beaucoup de témoignages écrits par des acteurs de la révolution, celui de Hamou Amirouche (qui avait la chance de vivre l'indépendance et d'être un des cadres de l'industrialisation du pays) s'éloigne largement du caractère anecdotique. Car, dès l'avant-propos, l'auteur s'efforce de dire que, malgré l'influence d'une personnalité aussi emblématique que controversée que celle du Colonel Amirouche, il tentera d'être objectif et de rapporter pas seulement les faits, mais aussi les décrypter et tenter de comprendre le pourquoi des évènements, souvent liés à leur environnement interne ou externe de la révolution. Ainsi, a-t-il apporté de nouveaux éclairages sur la bleuïte -une opération montée par les services français entre 1957 et 1958 et qui avait failli décimer les maquis des Wilayas III et IV- et rapporté (fait rarissime) les explications du colonel Amirouche à ce sujet.Mais, avant cela, Hamou Amirouche a d'abord raconté l'histoire de son père Ahitous, sobriquet tiré du village Ihistoussen dans l'actuelle daïra de ouzeguène (Tizi Ouzou), qui était militant de longue date du mouvement national. Forgeron -un métier que l'auteur exercera pendant ses années 'adolescence par héritage à Tazmalt, à l'extrême ouest de l'actuelle wilaya de Béjaïa où il est né en 1937- Ahitous a subi la furie du pouvoir colonial, notamment en 1954 lorsqu'il fut torturé devant ses enfants, dont l'auteur. Le fils écrira plus tard que c'est probablement cet évènement qui a fait de lui un révolutionnaire. Un parcours qu'il avait entrepris de la grève des étudiants de 1956 (il était stagiaire à Béjaïa) jusqu'aux maquis de la Wilaya III aux côtés du colonel Amirouche. Ceci côté biographie. Quant aux maquis, le livre est plein de témoignages, tout comme de photographies, qui retracent une partie de la vie des maquisards à cette époque-là. On apprendra, par exemple, que le colonel Amirouche exerçait une fascination sans faille sur les moudjahidine et sur les populations locales. Hamou Amirouche dit même que le dirigeant de la révolution, qui avait rationné la consommation de certains produits, notamment la viande, écoutait parfois pendant des heures les doléances des populations qui se plaignaient de presque tout. Faire tomber les préjugés Au fur et à mesure qu'on avance dans la lecture, la personnalité du colonel Amirouche commence à se dessiner. Oui, le chef historique était brutal. Oui, Amirouche était très dur avec ses hommes mais aussi et avant tout avec lui-même. Oui, Amirouche avait recours, parfois, aux exécutions sommaires, un comportement qui semble choquer l'auteur mais qu'il dit comprendre parfois : la révolution ne peut attendre et elle a besoin de fermeté. C'est justement cette facette du colonel Amirouche que Hamou Amirouche a tenté d'expliquer. «Un jour, des djounoud ont procédé à la fouille de quelques villageois pour s'assurer que chacun obéissait à l'injonction de s'abstenir de fumer et de chiquer. Et ceux qui étaient trouvés en possession de tabac étaient très sévèrement anctionnés et humiliés, en leur rasant la moustache, par exemple. Au retour de l'expédition, l'un des djounoud laissa tomber par mégarde une boîte de chique de sa ceinture devant Si Amirouche. Si Amirouche la ramassa et vérifia son contenu pendant que le djoundi, pétrifié, le regardait en tremblant. «Comment, dit-il, […] tu viens de passer quelques heures à humilier les paysans, à les rabaisser souvent devant leurs épouses et leurs enfants parce qu'ils consomment du tabac alors que toi-même tu chiques ?» […] Si Amirouche ordonna immédiatement son exécution […]» (pp155-156). Il s'agit là d'un témoignage d'un officier de l'ALN rapporté à l'auteur qui assistera lui-même à ce genre de comportements.Mais en même temps, Si Amirouche, raconte l'auteur, était aussi un homme juste. Une justesse illustrée à travers un épisode où l'officier supérieur refusa de manger un repas copieux et préféra le donner aux gardiens. L'autre face cachée de Amirouche Aït Hamouda est celle relative à sa relation avec les intellectuels. Car, là aussi on a souvent épilogué sur le comportement hostile du colonel vis-à-vis des intellectuels. Son ancien secrétaire n'est pas seulement hostile à l'idée, mais il en apporte la preuve : le colonel Amirouche avait fait ouvrir à Tunis une école pour les jeunes de la Wilaya III. Mieux, si Hamou Amirouche est aujourd'hui enseignant d'université c'est grâce au colonel Amirouche qui l'y avait envoyé, courant 1958, poursuivre ses études, lui qui n'avait comme niveau d'instruction qu'un CEP (certificat d'études primaires).L'épisode le plus douloureux qui avait marqué le passage du colonel Amirouche à la tête de la Wilaya III historique était sans doute l'opération dite «la bleuïte», au cours de laquelle des dizaines de jeunes militants furent exécutés sous le soupçon de collaboration avec l'ennemi. L'auteur rapporte, dans l'avant-dernier chapitre du livre, le témoignage d'un rescapé de cette opération. Torturé à mort, le maquisard Mohand Chougar (qui avait fini comme cadre à Air Algérie après 'indépendance) retrace, avec menus détails les tortures physiques et morales que subissaient les officiers instruits (chapitre 27). Avant que la direction de la révolution ne découvre le complot, on avait fait croire que les officiers étaient de mèche avec l'ennemi. Le colonel Amirouche, raconte toujours l'auteur, avait fini par admettre l'erreur. «Il vaut mieux perdre par erreur, mille, dix-mille moudjahidine, plutôt que de perdre l'Algérie. Les gens disent que nous commettons des injustices. Je le répète, nous ne commettons pas d'injustices, nous commettons des erreurs […]», disait Amirouche (p419). Ceci dit, selon l'auteur, le massacre de Mellouza (la fameuse nuit rouge) ne fut pas commis par Amirouche, mais sur ordre de son prédécesseur, Mohammedi Saïd. Des témoignages poignants, déchirants donc. Un livre à lire, parce qu'il apporte des faits, parfois inconnus du grand public. Même si, comme tout personnage de cette classe, il est difficile de cerner sa personnalité. C'est cela d'ailleurs qui fait que l'évocation du nom de Si Amirouche provoque encore des frissons chez beaucoup d'Algériens. A. B. Akfadou, un an avec le colonel Amirouche, de Hamou Amirouche. Casbah éditions,