Qui se souvient de ces chemins qui montent vers �les grottes Boudghene� ? C�est ainsi qu�on appelait ce petit hameau situ� au pied du plateau de Lalla Setti qui ne comptait pas plus de 2 000 habitants au d�but du si�cle. Si Abdelkrim, l�homme qui venait des confins du Sahara, avait l�allure d�un derwiche. C�est dans ce quartier qui m�a vu naitre que j�ai pass� mon enfance et une bonne partie de ma jeunesse. il m�arrive souvent d�arpenter le chemin de �la Sipa�, une ancienne caserne des CRS, pour revoir les quelques rares amis qui sont rest�s, mais aussi pour revoir la maison de mes a�euls. Ce p�lerinage est devenu pour moi une obligation et en m�me temps une sorte d��vasion vers le pass�, un pass� qui me rappelle les jours sombres de la colonisation, le d�but de ma scolarit� � l��cole Bel-air en automne de l�ann�e 1954. A chaque visite, je revois ces visages familiers : de petites gens qui sont rest�s fid�les au pueblo. Certains sont partis et ne sont jamais revenus de leur lointains pays d�exil, d�autres reviennent � l�occasion des f�tes religieuses, mais le souvenir de certaines personnes est toujours l�. Bien s�r, il ne faut pas oublier les Fahchouch, Nehari, Ould Sef Mohamed Seghir et bien d�autres jeunes qui ont fait offrande de leur jeunesse � la R�volution et qui n�ont pas vu se lever l�aube de l�ind�pendance. Cependant, un personnage faisant partie de cette g�n�ration de nos ain�s n�est pas pass� inaper�u pendant toute sa vie. Si Abdelkrim, l�homme qui venait des confins du Sahara, fascinait la population. Je me souviens encore de celui qu�on appelait khial ellil (l�ombre de la nuit). Ce personnage avait l�allure d�un derwich, tout le monde l�appelait si Abdelkarim. Les habitants de Boudghene se souviennent encore de cette fr�le silhouette qui devenait une ombre furtive � la tomb�e de la nuit.. Mais qui �tait donc cet homme au visage sombre et au regard lointain? Personne ne pourra le dire.Tout ce que l�on sait de si Abdelkrim, c�est son pouvoir, un pouvoir myst�rieux. Quand il pr�disait quelque chose en murmurant quelques versets du Coran, toute la population retenait son souffle. Il ne parlait jamais pour ne rien dire. Parfois, on l�entend de loin au milieu de la nuit interpeller des gens qui n�ont jamais exist�. Non ! si Abdelkrim n�est pas un fou, il nous rappelle pourtant un personnage de roman Moha le sage, Moha le fou de Tahar Benjelloun. Une nuit d�hiver, juste apr�s le d�clenchement de la R�volution, alors que le couvre-feu a �t� instaur� par les autorit�s coloniales sur tous les quartiers de la ville, un hurlement humain brisa le silence de cette nuit froide. Khial el-lil criait de toutes ses forces comme pour implorer le ciel. Le lendemain, tout le monde parlait de cette nuit agit�e. Qu�allait-il se passer apr�s cette nuit o� si Abdelkrim a d�vers� toute sa col�re ? L�inqui�tude commen�ait � gagner tout le village. Tout le monde avait peur, l�imam de la mosqu�e dans un souci de rassurer et d��pargner aux habitants un quelconque malheur avait demand� aux fid�les d�accomplir la pri�re de la peur, salat el khaouf. Un mois s��coula et aucun incident ne fut signal�. Mais au bout du 40e jour Boudghene allait sortir de l�anonymat. Le printemps s� annon�ait sur les hauteurs de Lalla Setti, une premi�re couche de verdure recouvrait d�j� la falaise qui domine toute la vall�e de Tlemcen de ses 1 200 m d�altitude . Nous sommes au mois de mars de l�ann�e 1958, les jeunes �g�s � peine de 20 ans ont tous rejoint le maquis et la guerre faisait rage sur les monts Fillaoucen. Boudghene entre temps est devenu le fief des moussebeline et des fiday�ne. Quand il pr�disait quelque chose, toute la population retenait son souffle. Il ne parlait jamais pour ne rien dire. Si Abdelkrim se manifesta de nouveau, il avait pr�dit un grave �v�nement. Le lendemain, alors qu�une patrouille de militaires fran�ais s�appr�tait � encercler le village pour arr�ter les auteurs d�un attentat commis par un fidai qui avait abattu le garde champ�tre, des youyous fus�rent des modestes chaumi�res ; les militaires furent surpris et d�stabilis�s, commence alors une f�roce r�pression contre la population qui r�sistapar des jets de pierres, un projectile toucha la jeep du capitaine. Ce dernier ordonna de tirer � bout portant, l�ordre fut ex�cut�, le sang a coul�. Boudghene �tait au rendez-vous de l�histoire, il venait d�offrir ses premiers martyrs � la r�volution alg�rienne. Parmi les victimes, il avait des femmes. Je revois encore notre voisine khalti Kheira qui est venue en courant vers ma grand-m�re en se plaignant d�une douleur, elle avait re�u une balle au ventre, elle mourra quelques ann�es plus tard. D�sormais, la plus longue nuit coloniale restera grav�e � tout jamais dans la m�moire de cette population qui avait pris au s�rieux le myst�rieux message de si Abdelkrim, �le derwich � qui avait annonc� le drame. Khial ellil ne s�est donc pas tromp�, avait-il des dons surnaturels ? Une chose est s�re, tout le monde prenait au s�rieux la moindre parole de cet homme qui avait une extraordinaire m�moire, il se rappelait du moindre petit �v�nement et curieusement, il interpellait des personnes qu�il n�a jamais rencontr�es par leur pr�nom. Au fil des ann�es, si Abdelkrim le solitaire, l�homme qui marche dans les t�n�bres sans se tromper de chemin, est devenu une l�gende. Il devient un myst�re, tout le monde le respecte, certaines femmes le sollicitaient pour avoir sa b�n�diction et parfois elles lui demandent de leur r�v�ler leur mektoub.Abdelkrim le sage n�est pas un charlatan, il refuse toute forme d�offrande m�me la famille de Hadj Abdellah Ghanemi qui l�a h�berg� pendant des ann�es ignore tout de lui. La nuit du 11 d�cembre 1961, la nuit du miracle. Comme s�il fallait une autre preuve pour alimenter le myst�re qui enveloppe ce personnage hors du commun, dans le courant de la nuit du 11 d�cembre 1961, il se passa quelque chose que personne ne saura expliquer. Durant cette nuit glaciale, il n�y avait personne dehors, d�autant plus que le couvre-feu �tait entr� en vigueur � 21h. Vers minuit, la population fut r�veill�e par des coups de feu, c��tait des rafales de mitraillettes. Tout le monde pensait � un accrochage entre les moudjahidine et les forces coloniales et pour avoir le c�ur net, certains ont os� ouvrir leurs fen�tres pour voir ce qui se passe. C��tait la pleine lune, si Abdelkrim �tait encore dehors, il revenait de la ville ; arriv� � l�entr�e du village, il a ignor� comme d�habitude le couvrefeu, il ne r�pondit pas aux sommations des militaires et ce fut un d�luge de feu, les balles sifflaient de partout, et khial ellil continuait � marcher tranquillement sans s�arr�ter. Arriv� � son domicile, il regarda une derni�re fois les militaires qui continuaient � tirer sur lui. Il rentra alors se coucher. Pas une balle ne l�avait atteint. Un soldat fran�ais qui avait vid� son chargeur sur ce marcheur solitaire cria � ses camarades �cessez le feu !� Vous tirez sur un marabout. Le lendemain, les gens avaient du mal � r�aliser ce qui venait de se passer. A partir de ce jour, si Abdelkrim a cess� d��tre un humain, consid�r� dor�navant comme un wali d�Allah, un prot�g� de Dieu en quelque sorte, nul ne pouvait mettre en doute ses paroles. Les balles sifflaient de partout, et khial ellil continuait � marcher tranquillement sans s�arr�ter. Aucune balle ne l�avait atteint. Depuis fort longtemps on nous disait que Ghirane Boudghene �taient prot�g�s par les saintes Lalla Setti et Marienotre dame de Fatima. D�sormais, si Abdelkrim fait partie de ces anges protecteurs. Les soldats de la petite garnison militaire, stationn�e pr�s de la ferme Lopez, n�osaient plus s�adresser au promeneur solitaire de la nuit ; lorsque ce dernier passait pr�s du poste de contr�le � une heure tardive, il leur arrive m�me de le saluer. Le responsable de la SAS, un certain Salinas qui faisait r�gner la terreur parmi la population, s�est assagi. Un jour, si Abdelkrim lui avait pr�dit un mauvais sort, une semaine plus tard, Salinas fera l�objet d�un attentat ; un fida� le rata de peu, mais il fut gravement bless� � la main. Au lendemain de l�ind�pendance, le wali d�Allah de Boudghene continua de vivre chez hadj Abdellah, avec l��ge, il se fait de plus en plus discret, mais continue toujours de fasciner les gens. A la fin des ann�es 80, il trouva refuge chez une autre famille, apr�s la mort de hadj Abdellah. L�homme qui est venu il y a plus d�un demi-si�cle de son Sahara natal s�est �teint il y a deux ans, on ne lui connait aucune famille, il repose au cimeti�re de Sid Ahmed Senouci, il a emport� son secret avec lui. Si Abdelkrim est une l�gende vivante.