Par Marie-Jo�lle Rupp* �Ce peuple auquel j�appartiens, je m�en sens responsable. Je suis, que je le veuille ou non, impliqu� en tant que citoyen.� J'ai rencontr� Mohammed Khaznadji � Paris pendant l'�t� 2003. Cet �t�-l�, Louisette Ighilahriz poursuivait son combat entam� en 2000 pour la reconnaissance en France de la pratique institutionnalis�e de la torture par le pouvoir colonial. Un copain de Mohammed m'avait dit : �S'il accepte de te parler, tu verras � travers sa vie une histoire en raccourci de l'Alg�rie.� Et il avait ajout� : �Mohammed a �t� l'un des plus jeunes condamn�s � mort de France.� Quand je suis arriv� � notre lieu de rendez- vous, dans le quartier Saint-Michel, � Paris, Mohammed �tait d�j� install� au bar. El�gant, il donnait � voir une force tranquille accentu�e par ses cheveux blancs soigneusement peign�s sur le c�t�. De cette premi�re rencontre na�tra un long travail d'excavation dans les profondeurs de la m�moire. Ce que Mohammed m'a confi�, il ne l'avait encore livr� � personne. Ce qu'il a subi durant la guerre de Lib�ration, il parviendra enfin � l�exprimer avec s�r�nit�, sans g�ne, sans haine, comme si la bataille de Louisette Ighilahriz avait enfin lib�r� les victimes de la honte qui pesait injustement sur elles. L'apartheid colonial Mohammed est n� le 19 octobre 1939 � Lazib, un petit village de Kabylie, � 90 km de la ville de S�tif. C�est l� qu�� l��ge de six ans, il a d� rejoindre son p�re qui tenait un commerce de vente en gros de fruits et l�gumes. Mohammed est l�a�n� d�une famille de cinq enfants. Chez lui, comme dans toutes les familles traditionnelles, il fallait en ce temps-l�, d�s le plus jeune �ge, suivre l��cole coranique une � deux heures par jour, sept jours sur sept, avant les cours de l��cole publique. Tous les matins, lev� � cinq heures, mal habill� pour affronter l�hiver, il rejoignait les gamins loqueteux qui s�entassaient � m�me le sol d�un local d�labr� qui servait � la fois de mosqu�e et de lieu de rencontre. Pour �viter la falaqa, il devait conna�tre par c�ur les versets du Coran qu�un ma�tre lui faisait �nonner. A dix ans, il se r�volte et refuse tout net d�y retourner Mohammed grandit dans l�apartheid de la soci�t� coloniale. L�enfant indig�ne ne se baigne pas avec l�enfant du colon. Les cours de tennis prot�g�s par des barbel�s, les boulodromes par du grillage, lui sont interdits. Pourquoi lui ? Pourquoi pas moi ? Questions lancinantes qui, au fil du temps, �veillent sa conscience politique. A ce propos, Mohammed me conte une anecdote qui demeure comme une �pine plant�e dans ses chairs. Joseph est son voisin et son meilleur copain. Ils ont quatorze ans et sont ins�parables. Un jour, une banale dispute et l'insulte fuse : �Sale Arabe�, lance Joseph. �Sale Juif�, r�torque Mohammed. Joseph file au commissariat et en revient accompagn� d'un policier qui les embarque et s'en prend � Mohammed : �Si tu recommences, la prochaine fois je te coffre. Rentre chez toi sale bicot.� C'est le choc. L'humiliation. D�s lors, Mohammed sentira plus que jamais la pr�sence fran�aise comme une occupation �trang�re. En 1954, il quitte sa famille pour int�grer, comme interne, le lyc�e franco-musulman de Constantine. Il vient � peine d'entamer sa scolarit� quand �clate la r�volution du 1er Novembre. Bient�t la ville est secou�e par des attentats. Pris dans une rafle, Mohammed est d�tenu toute une nuit dans un terrain vague, harcel� par les policiers : �Les plus mauvais, c'�taient les gendarmes et les policiers pieds-noirs. Les soldats qui venaient de la m�tropole avaient un comportement presque humain. Ils n'insultaient pas. Ils ne frappaient pas. Ils ne nous crachaient pas dessus.� Une dizaine de personnes disparaissent ce jour-l�. Parmi elles, le professeur d�histoire de Mohammed qui apprendra plus tard que, comme tant d�autres victimes de la cruelle c�cit� du pouvoir colonial, il avait �t� pr�cipit�, du haut des 175 m�tres du pont suspendu de Sidi M�cid, dans les gorges du Rhummel. En 1956, le FLN donne ordre de gr�ve dans les �coles. Mohammed a dix-sept ans. Il attend son heure. Elle viendra � la suite d�un �v�nement presque banal. Ce soir-l�, quelques minutes avant l�expiration du couvre-feu, Mohammed et Abderrahmane, un copain boxeur, rentrent chez eux lorsqu�ils croisent deux policiers. Ils savent qu�ils seront arr�t�s, fouill�s, molest�s, voire liquid�s. Pris de panique, le boxeur d�coche un coup de poing � l�un des policiers. Les deux amis profitent de la surprise du second pour se perdre dans la nuit. Le pas de la r�volte est franchi. Dans la famille de Mohammed, des cousins et des oncles ont d�j� rejoint le maquis. Mohammed r�ve de �l�Organisation�. Il a entendu dire qu�elle envoie des jeunes �tudier dans les pays de l�Est. Sa d�cision est prise. Il prend le maquis. L'arrestation D�but 1958, commence une vie d�errance. Marches de nuit, planques dans les fermes, dans les granges, accrochages, fuites. Dans les moments les plus calmes, Il fait office de secr�taire, d�agent d��tat civil. Mais la plupart du temps, il est en mouvement. Cette vie-l� durera presque deux ans, jusqu�au 5 novembre 1959, date de son arrestation � S�tif : �J�avais un rendez-vous en ville, dans le quartier de la cit� L�vy, se souvient-il. J�allais traverser un pont lorsque je vois des hommes en bloquer l�acc�s. J�ai paniqu�. J�ai jet� une grenade sur un camion militaire. Un ou deux bless�s.� Il est tra�n� jusqu�� la caserne. Trois civils et deux militaires se relayent pour poser les questions. Au d�but, la violence n�est que verbale, les insultes habituelles. Mohammed entend les cris des tortur�s. Ne pas penser. Tenir au moins 24 heures pour permettre aux copains de s'enfuir. Menaces, promesses, douceur feinte, Mohammed ne parle pas. Alors commence le supplice. D�shabill�, mains attach�es, les bras entrav�s par une barre, on le soul�ve et on le cale dans un pneu, un tuyau dans la bouche. On verse l�eau sans discontinuer. Toute la nuit, il r�siste. Puis, il perd connaissance. On le jette dans une cellule. Ses v�tements tremp�s, il reste allong� sur la pierre, sans rien pour se prot�ger contre la morsure du froid descendu des Hauts-Plateaux. La nuit suivante, c�est l��lectricit�. Il donne le nom d�un mort puis celui d�un homme qui a rejoint le maquis. Pendant deux jours, on le laissera en paix. Puis, �a recommence. Au dixi�me jour, on le pr�sente devant un officier qui lui propose un march� : sa lib�ration pour le service militaire en Allemagne contre des noms. Il refuse. Ce qu�il ignore, tandis qu�il se croit vou� � une mort imminente, c�est que, lors de son transfert du quartier de la torture au quartier des officiers, un policier s�tifien, ami de sa famille, l�a reconnu. Le p�re alert� engage aussit�t deux avocats, ma�tre Hassan et ma�tre Sidi Moussa qui menacent d�alerter la presse si le d�tenu ne leur est pas pr�sent�. Mohammed quitte la caserne pour la prison. Le 15 novembre 1959, il vient tout juste d�avoir vingt ans lorsqu�il compara�t devant le tribunal des forces arm�es qui, pour la circonstance, a �t� transf�r� � S�tif. Le pr�sident du tribunal �nonce les accusations : port d�armes, tentative d�assassinat, atteinte � la s�curit� publique. Le verdict tombe : peine capitale. Mohammed est foudroy�. Il n'a ni tu� ni commis de crimes abominables, mais il doit mourir pour l'exemple. Refusant de faire acte de contrition, il revendique sa participation aux activit�s politiques non violentes en faveur de la libert�, encourag� par ma�tre Sidi Moussa et ma�tre Gis�le Halimi, membre du collectif des avocats du FLN. Transf�r� dans le quartier des condamn�s � mort, il y croupira six mois, en isolement, attendant � chaque instant son ex�cution. Mai 1960. Le brigadier-chef, un Breton qui l'a pris en affection, court dans les couloirs lui annoncer sa gr�ce. Retour � la vie. Retour � la parole. Il quitte la maison d�arr�t de S�tif pour la sinistre prison de Constantine. Quelques mois plus tard, il sera transf�r� � Lamb�se, le p�nitencier d�o�, selon la croyance populaire, l�on ne revient pas. On dit aussi qu'� Marcona, son cimeti�re, les morts ne conna�tront jamais la paix. Lamb�se En septembre 1960, il quitte Constantine avec une trentaine d�autres prisonniers menott�s et encha�n�s. A l�arriv�e, un portail vert, monumental. Derri�re, une c�r�monie barbare inflig�e � tout nouvel arrivant, quel que soit son �ge, quel que soit son �tat de sant�. Ce jour-l�, tous les gardiens sont convoqu�s. Ils forment une haie de part et d�autre d�un couloir long d�une trentaine de m�tres. Le sol en pierre est huil� ou savonn�. Les prisonniers avancent en file indienne. Alors s��l�ve une immense clameur gonfl�e par les hurlements furieux des gardiens. C�est le signal. Les coups pleuvent. Avec les mains, les pieds, les casse-t�te, la matraque et les cl�s, ils frappent. Le second couloir m�ne aux douches. Derri�re chaque porte, un gardien bondit au passage du condamn� et le frappe encore et encore. Sous la douche, le gardien actionne l�arriv�e d�eau. Bouillante d�abord. Le supplici� tente de s��chapper, mais son bourreau l�attend, le tabasse, l�oblige � y rentrer. Alternent l�eau glac�e et l�eau bouillante sur des prisonniers exsangues dont les corps ne sont plus que plaies. L�accueil � Lamb�se donne un avant-go�t de ce que sera la vie au p�nitencier. La prise des repas donne lieu � un autre supplice : �On devait r�cup�rer la gamelle de soupe pos�e sur un comptoir. Les gardiens en profitaient pour nous ass�ner un coup sur la nuque. Il fallait monter les escaliers au pas de course pour ne pas recevoir de coup � chaque �tage. La soupe br�lante se renversait sur nous.� Pourtant, lorsque Mohammed est intern� � Lamb�se, les conditions de vie des d�tenus se sont am�lior�es notamment depuis les mouvements de gr�ve de la faim de l��t� 1959. La contestation avait donn� lieu � la circulaire Michelet, du 4 ao�t 1959, qui, � d�faut de reconna�tre aux prisonniers de guerre le r�gime politique, leur accordait un r�gime hybride et donnait satisfaction � nombre de leurs revendications. Mohammed en profitera pour tenter de r�aliser l'obsession de tout captif : s��vader. Transf�r� avec cinq autres d�tenus dans une cellule proche du mur d'enceinte, Mohammed et ses compagnons vont creuser pendant 62 jours avec leurs mains et des fourchettes un tunnel de 33 m�tres, avec la complicit� d'un gardien qui leur fournit des cordes, des pioches et une lampe. L��vasion est pr�vue pour le lendemain, 1er novembre 1961. Or, ce jour-l�, une gr�ve de la faim en solidarit� avec les d�tenus de France est d�clench�e. Le projet est ajourn�. Au neuvi�me jour de gr�ve, la tentative d��vasion est �vent�e. Il s�ensuit trois jours de terreur. Matraquages, tortures, humiliations. Avec plusieurs c�tes cass�es, Mohammed est jet� dans un cachot d�un m�tre carr�, sans lumi�re. Recroquevill� sur ses blessures, il y passera une semaine sans aucun soin. Quelques mois plus tard, le 19 mars 1962, Kassamen retentit comme le cri de la victoire dans les cellules et les couloirs de Lamb�se. D�senchantement Mohammed est lib�r� le 5 mai 1962. Malgr� les tirs des armes des ultras de l�OAS qui r�sonnent encore aux quatre coins de la ville, Mohammed go�te � une libert� qu�il n�a jamais vraiment connue. F�t� comme un h�ros, il s�en remet � son �toile, confiant en son destin et en celui de l�Alg�rie. Durant ses ann�es de clandestinit�, il a appris le sens de l�engagement et du partage, aussi lui semble-t-il tout naturel, apr�s quelques semaines de repos, de participer � la reconstruction �tatique. Le d�part massif et pr�cipit� des pieds-noirs laisse le pays dans une situation sociale et �conomique dramatique. Sans emploi, sans logement, les compatriotes, ceux du cru, �trangl�s par les in�galit�s coloniales, comme ceux qui rentrent du Maroc, de Tunisie, sont dans le plus grand d�nuement. Il faut faire face aux pillages et aux appropriations sauvages de villas et d�appartements. Mohammed est charg� de r�quisitionner les v�hicules et les personnes afin d�assurer le retour des camps de transit et de r�tention des r�fugi�s. La t�che est d�autant plus complexe qu�elle se d�roule sur fond de crises. Crise entre le GPRA et l��tat-major de l�ALN puis crise des wilayas dans laquelle Mohammed se trouve involontairement impliqu�. Il est en famille ce soir-l� lorsqu�un responsable politique du FLN se pr�sente � son domicile accompagn� de deux militaires. On lui fait comprendre qu�il ne peut rester neutre, qu�il doit rejoindre les rangs. Entre les diff�rents groupes qui s�affrontent alors pour la prise du pouvoir, Mohammed ne veut pas prendre parti. D�pourvu d'ambitions personnelles, il ne veut pas courir le risque de faire face � des affrontements fratricides. On le m�ne de force � la caserne o� il r�pertorie les armes de l�ALN. Au bout du troisi�me jour, il s�enfuit, quitte S�tif pour Alger. Nous sommes en septembre 1962, il ne rentrera � S�tif qu�en d�cembre. C�est � la fin de cette ann�e-l� que, comme beaucoup d�anciens maquisards, il d�chire sa carte du parti. Une fa�on de protester contre le fait que le FLN devienne le parti unique au service d�un clan. Le ch�mage s�vit. Il faut trouver du travail et occuper les postes laiss�s vacants par l�administration coloniale. Le pr�fet de la r�gion, un ancien officier de l�ALN, le fait entrer dans la police. Un m�tier pour lequel il n�est pas fait. Il d�missionne et se porte candidat � un poste d�enseignant. Il n�a ni dipl�me ni formation mais il n�y a plus personne pour enseigner. Il faut rouvrir les �coles, accueillir les enfants. Il sera donc instituteur jusqu�en 1967 date � laquelle il passera son bac en candidat libre, puis son certificat professionnel, sa licence en 1973 et le Capes un an plus tard, ce qui lui donnera acc�s � l�enseignement sup�rieur. Sous Ben Bella, Mohammed se tient � l��cart de la politique mais non de ses responsabilit�s citoyennes puisque le 20 septembre 1963, il participe, en tant que membre du bureau de vote de S�tif, aux premi�res �lections de l�Alg�rie ind�pendante : �Il y avait un candidat unique, se souvient- il. A 16h, on comptait � peine trente votants. Il n�y a pas eu plus de 38% de participation. On a d�pouill�, c��tait une majorit� de non.� A 21h, les gendarmes arrivent, bouclent le bureau de vote et emp�chent les scrutateurs de sortir. Ils posent sur la table des bulletins imprim�s �oui� et demandent que l�on en bourre les urnes. Comme le pr�sident du bureau tente de s�y opposer, ils menacent de l�arr�ter. Les membres du bureau sont accompagn�s manu militari � la pr�fecture o� ils sont contraints d�annoncer un r�sultat de l�ordre de 99% de votants pour 96% de oui. C�est ainsi que Ben Bella sera �lu au suffrage universel. En attente de d�mocratie Lorsque s'ouvre l��re Boumediene, commence pour Mohammed une longue attente. Attente d�un minimum de libert� dont la libert� d�expression n�est pas la moindre. Attente de l�instauration de la d�mocratie avec la reconnaissance du multipartisme. L�attente sera vaine. Les figures populaires, connues de tous, sont soit �cart�es � Ka�d Ahmed, exil� au Maroc, ou A�t Ahmed enfui � l��tranger �, soit assassin�es � Mohammed Khider � Madrid, Krim Belkacem � Frankfurt. Les organisations syndicales de masse sont contr�l�es par le parti tout comme la presse et les autres m�dias. Pourtant, en d�pit de ces restrictions, Mohammed se souvient aujourd�hui de cette p�riode comme de celle de la stabilit� : �Le manque de libert�, on avait fini par l�accepter. A la limite, on vivait bien mieux qu�aujourd�hui. Nous avions une �coute sur la sc�ne internationale. Nous vivions en paix et il y avait peu de ch�mage. La population avait tripl� et la seule crise �tait celle du logement. Boumediene avait r�ussi sur le plan de la politique internationale mais �chou� sur le plan int�rieur.� Au d�but des ann�es 1970, il �volue dans les milieux du PAGS auxquels appartiennent la plupart de ses amis. Sans �tre adh�rent, il participe activement aux t�ches militantes : distribution de tracts, planque de documents, lien avec les autres militants. Malgr� son �soutien critique� � la politique de nationalisation et de r�forme agraire du pouvoir, le parti est �troitement surveill�, et ses membres ou sympathisants ne sont pas � l�abri des arrestations arbitraires et des s�vices. Quant � la r�volution culturelle qui consiste selon la ligne officielle � �rendre au peuple alg�rien son identit� arabe�, elle va concerner Mohammed � double titre, en tant que citoyen et en tant qu�enseignant. S�il se f�licite de la r�duction spectaculaire du taux d�analphab�tisme qui passe de 82% de la population alg�rienne en 1962 � 55% en 1980, il d�plore l�arabisation � outrance qui s�vit � partir du d�but des ann�es 1970. En d�cembre 1976, l�ordre est donn�, apr�s quelques semaines de formation, d�enseigner les mati�res scientifiques en arabe. Certains enseignants ne connaissent pas du tout cette langue. Mohammed qui est professeur de langue et de litt�rature arabes apporte sa contribution : �Moi, j��tais contre. On aurait pu faire �a progressivement. Le personnel comp�tent �tait en nombre insuffisant, les autres �taient mal form�s et puis, ce n��tait pas le moment. Ce fut la catastrophe. L�enseignement s�est d�grad�. J�ai aid� quelques coll�gues notamment des professeurs de math�matiques en traduisant certains termes. Mais je ne connaissais rien aux math�matiques.� Il y a alors une lutte sourde entre les francophones et les arabophones. Les premiers �tant peu � peu �vinc�s par les seconds. Mohammed a �t� �lev� dans les trois langues : arabe, fran�ais, kabyle. Il consid�re que ces langues font partie de son patrimoine sans pour autant se sentir �cartel� entre diff�rentes cultures. S�il choisit � l�ind�pendance d�enseigner l�arabe, c�est que cela repr�sente alors une n�cessit�, le fran�ais �tant consid�r� comme la langue du colonisateur. Quant au berb�re : �Je suis berb�re, pr�cise t-il, mais je ne suis pas militant berb�riste. Je n�ai jamais �t� r�gionaliste. La berb�rit� est l�une des composantes de la culture alg�rienne. C�est une r�alit� historique, une richesse qu�il ne faut pas nier.� Le printemps berb�re de 1980, il ne l�a pas v�cu directement mais il a ressenti l�interdiction faite � Mouloud Mammeri de donner sa conf�rence sur l�usage de la langue berb�re � l�universit� de Tizi Ouzou, non seulement comme une provocation du pouvoir mais aussi comme une grande injustice, �non pas en tant que berb�re, ajoute-t-il, mais en tant que citoyen�. En 1985, Mohammed est envoy� � Paris par le minist�re de l�Education nationale. Il est charg� de traiter le dossier de l�enseignement des langues d�origine aupr�s de l�attach� culturel. Il y reste jusqu�en 1989. Lorsqu�il rentre � Alger en septembre de cette ann�e-l�, il ne reconna�t plus la soci�t� dans laquelle il a grandi. Le ch�mage, la mis�re, l'injustice, la corruption avaient fait le lit de l'int�grisme. Mohammed pressent la catastrophe : �J�avais toujours esp�r� aller vers la d�mocratie, vers la libert�. Ce peuple auquel j�appartiens, je m�en sens responsable. Je suis, que je le veuille ou non, impliqu� en tant que citoyen. C�est pour cela que je me suis engag� politiquement. Et c�est cet engagement qui allait me valoir des ennuis. Car avec les int�gristes, si tu n�es pas avec eux, tu es contre eux donc tu dois dispara�tre.� La mont�e de l'int�grisme Le PAGS, sorti de la clandestinit�, il prend sa carte et devient militant � part enti�re. L�enseignement est devenu chasse gard�e des conservateurs baathistes, domin� par les int�gristes. Lorsque Mohammed reprend son poste d�enseignant au lyc�e du Palais � Alger, en septembre 1989, l�enseignement religieux s�est impos� dans les mati�res litt�raires. On ajoute des hadiths du Proph�te aux cours d�histoire et de g�ographie. On introduit des textes des Fr�res musulmans au cours de litt�rature. Le courant ne passe plus avec les �l�ves. Certains se l�vent en plein cours et le traitent de m�cr�ant, d�ath�e, de la�c. Il demande sa mutation � la direction des programmes au minist�re. Il croit encore pouvoir lutter � visage d�couvert. Ce n�est qu�un sursis. En juin 1990, se tiennent les premi�res �lections locales libres. Mohammed se porte candidat sur une liste du PAGS. La campagne est rude. Sur le terrain, les fondamentalistes tentent d�emp�cher la tenue des meetings. Les pagsistes r�pondent � la violence des provocations int�gristes par une campagne dans les r�gles, utilisant leur dialectique pour dissuader la population d��couter les pr�ches. Lorsque le FIS remporte les �lections, Mohammed soutient la d�cision d�interrompre le processus �lectoral. C�est � partir de 1992 que lui et ses amis se sentent physiquement menac�s par l�encha�nement des assassinats. Les militants n�osent plus sortir. Plus question de se r�unir. D�exercer les droits r�cemment acquis et pour lesquels ils ont lutt� pendant trois d�cennies. Ils se retrouvent de fait dans la clandestinit�. Apr�s l�assassinat du pr�sident Boudiaf le 29 juin 1992, la terreur s�intensifie. Mohammed et ses amis doivent changer de quartier, de travail, de milieu. Parmi eux, Rabah Guenzet, professeur de philo, militant du PAGS. Le mardi 5 octobre 1993, Mohammed sera en retard � son rendez-vous avec Rabah. C'est ce contretemps qui le sauvera. Lorsqu'il arrive son ami g�t sur le trottoir, cinq balles dans le corps. Le lendemain, Mohammed re�oit une lettre de menace : �Tu nous as �chapp� hier mais la prochaine fois, tu ne nous �chapperas pas.� Quelques heures plus tard, on sonne � sa porte. Sur le sol, un colis. A l�int�rieur, une savonnette et un flacon de parfum. Les symboles de la toilette fun�bre. Mohammed obtient de sa direction un cong� de dix jours et l�assurance du ministre de l�Education de conserver son poste et son salaire s�il s��loigne momentan�ment de la capitale. Cinq jours plus tard, il quitte son appartement en cachette, direction la France. Aujourd'hui, Mohammed se partage entre l'Alg�rie et la France : �J'ai �t� condamn� � mort deux fois, une fois par le pouvoir colonial fran�ais, une fois par les islamistes. L'exil, je ne l'ai pas choisi. Et puis, je fais la diff�rence entre l'�poque coloniale et l'�poque actuelle.� Mohammed Khaznadji se dit sans complexe. Il se consid�re en quelque sorte comme un citoyen du monde. Un qualificatif de circonstance pour celui qui a su traverser tant de trag�dies avec dignit� et tol�rance. M.-J. R. * Marie-Jo�lle Rupp est journaliste �crivain. Elle est l'auteur d'essais biographiques dont les personnages sont des acteurs et t�moins de la d�colonisation en Alg�rie et en Afrique subsaharienne. Elle est la fille de Serge Michel, compagnon de route de la guerre de Lib�ration. Portraits pour l'ind�pendance Ce n'est pas parce que l'Alg�rie se trouve dans l'�tat d�plorable qu'est le sien, ce n'est pas non plus parce qu'on en apprend de belles sur la guerre de Lib�ration chaque jour davantage, sur les mic-mac internes au FLN, que l'ind�pendance perd de son sens symbolique et de sa force historique. Oui, l'ann�e du cinquantenaire de l'ind�pendance ne doit pas �tre une ann�e banalis�e, pas plus qu'un catalogue de c�l�brations officielles d�cidant de ce qu'il faut montrer ou cacher selon le bon vouloir du prince ou les desiderata des r�gnants. M�me si le pays patine dans la mouise, il est ind�pendant, et la force des critiques l�gitimes de la fa�on dont ce pays a �t� et continue � �tre gouvern� ne doit pas aller jusqu'� la remise en cause du bien-fond� de la d�colonisation. L'Alg�rie est donc ind�pendante depuis cinquante ans et depuis un demi-si�cle la �r�volution� n'a jamais cess� d'�tre d�tourn�e, l'ind�pendance confisqu�e, le pouvoir politique privatis�, la culture folkloris�e, l'�conomie d�structur�e... Pour autant, le passage � gu� de l'ind�pendance demeure, en d�pit du bilan calamiteux d�crit ci-dessus, un moment fort, un moment fondateur, une grande all�gresse et un moment d'espoir arrach� apr�s plus de sept ans de guerre ravageuse, plus de 130 ans d'occupation coloniale fran�aise humiliante et de si�cles de domination �trang�re diverse. Songeons que le 5 juillet 1962, l'Alg�rie telle que dessin�e par son histoire contemporaine �tait ind�pendante pour la premi�re fois de sa tr�s longue histoire. Les sacrifices, les s�vices subis par le peuple, l'engagement des militants du mouvement national, les r�voltes qui n'ont jamais cess� sous la domination coloniale, toute cette �pop�e a �t� malheureusement r�duite � un magasin dans lequel un pouvoir, parvenu par la force, puisait les l�gitimit�s qui lui manquaient pour compenser son absence de mobilit� d�mocratique. A c�t� des faux h�ros canonis�s par l'histoire officielle, des v�ritables h�ros d'envergure nationale rendus visibles par l'historiographie et la mythologie, il y a tous ces anonymes, femmes et hommes, alg�riens et �trangers qui ont cru au combat pour l'ind�pendance, et qui, malgr� tout, continuent � croire en sa justesse et en la justice. Certains ont �t� condamn�s � mort pour appartenance au FLN ou � l'ALN, d'autres ont fait de la prison, tous et toutes ont �t� tortur�s, humili�s, et les stigmates qu'ils portent dans leur corps et dans leur m�moire aiguisent au contraire la noble cause de cette ind�pendance pour laquelle ils ont �t� pr�ts � sacrifier leur vie. La libert� que leur sacrifice a arrach�e est aujourd'hui surveill�e, mais nous tenons � les �voquer pendant cette ann�e 2012 comme les sentinelles d'une conscience de la libert� des peuples que rien ni personne ne devrait pouvoir endormir.