Je n�ai connu ni le soldat de Monte- Cassino, ni le chef de l�OS, ni le leader de la D�l�gation ext�rieure du FLN au Caire, ni le d�tenu du Ch�teau d�Aulnoy. Je ne peux pas, par cons�quent, en t�moigner et encore moins parler de la formation de l�homme, de son initiation � la politique, de son parcours et de son rapport avec ses compagnons de lutte. Beaucoup de donn�es relatives � ses origines, � sa famille, � son milieu, � ses motivations m��chappent, bien que j�aie r�ussi, � travers des r�cits, des d�clarations et des interviews, � me faire une id�e sur les ingr�dients de base de sa personnalit� qui l�ont pr�par� au destin hors-pair qui fut le sien. En revanche, j�ai approch�, de pr�s, en des circonstances tr�s particuli�res celui qu�on appelait le Fr�re Militant quand ses pairs arboraient des patronymes charg�s de l'orgueil d�mesur� du chef tels que le Combattant Supr�me, le Mar�chal, le Lider Maximo, le Grand Timonier ou l�Osagyefo-R�dempteur. Mon intention, dans ce propos, n�est ni de dresser son portrait, ni de tirer un quelconque bilan de son action ni de faire la part de ses errements ou de la justesse de ses d�cisions. J�en laisse le soin aux futurs historiens qui auront le recul suffisant et les documents de premi�re main pour en traiter avec la science, la v�rit� et l��thique exig�es en la mati�re. Les images d�livr�es du glacis brejn�vien des archives et montr�es par la t�l�vision alg�rienne qui signe, l�, la premi�re br�che ouverte dans la forteresse de la doctrine manich�enne et sectaire de l��criture de l�histoire officielle, indiquent le sens dans lequel le pass� de notre Nation devra, en toute libert�, �tre enseign� � notre jeunesse, la c�l�bration du Cinquantenaire de l�Ind�pendance �tant le rendez- vous le plus indiqu� pour commencer � le faire. J�ai, plut�t, pr�f�r�, pour revenir au sujet, m�en tenir au seul souci de restituer les conditions dans lesquelles un peuple de huit millions d�habitants, vainqueur d�une puissance mondiale, a entam� �l�aventure� de l�ind�pendance sur une terre aux fronti�res sans pr�c�dent et sous un r�gime � une R�publique d�mocratique et populaire � parfaitement inconnu dans le pass� proche ou lointain de la Nation alg�rienne. J�ai esquiss� quelques-uns des �pisodes de cette grande marche dans mon roman Les Miroirs aux Alouettes(*) dans lequel je me suis efforc� de faire revivre les premiers mois de la libert� de notre peuple, avec la volont� de sortir des arcanes du r�cit contr�l� et aseptis� et de donner � voir l�atmosph�re du clair-obscur dans laquelle toute une g�n�ration avait baign� entre les grandes esp�rances et les d�sillusions assassines. Parmi les milliers de s�quences que j�ai conserv�es, des faits et �v�nements, auxquels j�ai particip�, sous le mandat du Pr�sident Ahmed Ben Bella, en qualit� de membre de la direction de l�UNEA d�Alger, il y en a quelques-unes � modestes et apparemment anodines � que j�ai choisi d�extraire de leur �crin pour vous les faire partager parce qu�elles me semblent traduire, mieux que mille discours, ce qui faisait la quintessence de ces ann�es-l�. La poign�e d��tudiants, appartenant � la premi�re promotion de l�Universit� alg�rienne ind�pendante pr�sid�e par Andr� Mandouze, un m�lange d�tonnant de transfuges ayant fait leurs classes � l��cole fran�aise du pays ou dans les universit�s, des pays fr�res et amis du Maghreb, du Moyen-Orient et de l�Europe de l�Est, s��tait tr�s vite constitu�e en force politique et intellectuelle d�avant-garde ayant l�oreille du Pr�sident qui la consultait souvent et l�associait � nombre de ses actions. C�est ainsi qu�avec Houari Mouffok, Noureddine Zenine, Saha Malek et beaucoup d�autres dirigeants et animateurs du mouvement, nous e�mes de fr�quents contacts, formels ou informels avec les principaux responsables de l�Etat et du parti, Hadj Ben Alla, Hocine Zahouane, Mohamed Harbi, Mohamed Boudia, Ali Mahsas, Bachir Boumaza, Mohamed-Seghir Nekkache� L�influence ascendante de l�organisation estudiantine �tait telle qu�un jour, au retour de son premier voyage � Moscou, d�cor� de l�Ordre de L�nine, accroch� � sa vareuse Mao, nous avions fait barrage � sa voiture officielle � l�entr�e du si�ge de l�Union au boulevard Amirouche pour lui demander de monter partager notre d�ner au Restaurant universitaire. Il nous dit : �Laissez-moi terminer de saluer le peuple qui m�attend et je reviendrai vous voir en d�but de soir�e.� Et de fait, accompagn� de Medeghri, Bouteflika, Ouzegane, Francis, Tewfik El Madani, et aussi de Raptis et Bourges, non seulement il partagea notre repas, mais discuta avec nous, jusqu�au petit matin, de ses choix id�ologiques, de l�autogestion, de l�avenir de la R�volution socialiste et de son option pour un parti d�avant-garde pr�f�r� au parti de masses pr�conis� par Mohamed Khider. Il crut n�cessaire de s�expliquer sur la d�coration que le Kremlin lui d�cerna � �en fait au peuple, l�artisan de la chute du syst�me colonial mondial�, d�clara-t-il � et dut m�me ex�cuter quelques pas de danse, entra�nant tout le monde dans une salle archi-comble conquise, lorsque nous lui rappel�mes l�avoir vu sur une photo rapport�e par l�envoy� sp�cial d� Alger R�publicain le montrant au milieu d�une farandole d�Ukrainiennes d�un kholkoze des environs de Kiev. Une soir�e inoubliable, comme celles que nous passions avec lui et Bachir Boumaza, alors ministre de l�Economie, au sortir de l�Assembl�e nationale � la pause-caf�, au Terminus du Square Port-Sa�d, o� ils n�h�sitaient pas � nous affranchir sur les chauds d�bats qui les opposaient, d�j�, au sein de l�h�micycle, � leurs adversaires qu�ils surnommaient, d�un air entendu, les contre-r�volutionnaires, qui avaient besoin de passer avec, les bourgeois qu�ils d�fendaient, aux �hammams-d�graisseurs �. Je l�avais entendu prononcer pour la premi�re fois cette expression devenue tr�s populaire quand il �tait venu � Constantine, pr�sider � la nationalisation de grosses fortunes. Il parla du haut d�une tribune dress�e au pied du Th��tre, de l� o� le g�n�ral de Gaulle prit la parole, face � la Br�che, pour annoncer le fameux plan destin� � d�coupler le peuple du FLN-ALN. Tout un symbole... La m�me qui l�inspirait au cours de certains meetings tenus � la place des Martyrs sous le balcon du Commissariat politique du Parti o� nous nous serrions les coudes � l�emplacement m�me de l�ancienne statue �questre du Duc d�Orl�ans, pour ne pas �tre emport�s, comme des f�tus de paille, par une foule en d�lire, un �pouvantail � l�effigie de Tschomb�, accroch� � la ceinture, pr�t � flamber au d�tour d�un de ses slogans glorifiant Patrice Lumumba et l�Unit� de l�Afrique. Il nous saluait, en descendant de la tribune, et nous donnait rendez-vous pour le prochain �samedi socialiste� � l�Arba�tache, o� nous le retrouvions sur le pied de guerre, avec son h�te du jour, le Cor�en Tchoengun, pour reboiser avec nous, au rythme de �Min Djibalina�, le relief d�nud� par le napalm de la guerre. Il �tait, ainsi, le Fr�re Militant. Infatigable, sur tous les fronts, discutant, �changeant, essayant d�expliquer et de convaincre. Il voulait transmettre sa fougue et sa passion et rayonnait, par son charisme, sur tout ce qu�il regardait ou touchait. Sa sinc�rit� communicative dont il savait user l�avait rendu populaire, � tel point qu�il se dissolvait, instantan�ment, dans tous les milieux o� il plongeait. L'homme du socialisme autogestionnaire, l�habit moderne de son sens aigu de la justice sociale est, � mes yeux, celui qui demeurera, probablement, par-dessus toutes les autres facettes de sa personne, imp�rissable dans l�imaginaire collectif. Le milieu o� il se sentait le plus � l�aise �tait, sans aucun doute, celui des travailleurs, avec lequel il �tait en grande symbiose, en d�pit des tiraillements surgis dans ses relations avec Rabah Djermane, le secr�taire g�n�ral de l�UGTA, jaloux de l�autonomie de son organisation qu�il avait voulue plus revendicative que participative ou caporalis�e. Je me souviens de son souhait, une fois �lu secr�taire g�n�ral du Parti, de voir les r�sultats du 3e congr�s du FLN conqu�rir la rue et qui mieux � sugg�ra-t-il � que la f�te du 1er-Mai pour se pr�ter � cette d�monstration avec toutes les chances d�en populariser les orientations et les mots d�ordre. L��tat-major de l�UNEA pr�para, l� aussi, cet �v�nement avec l�application �r�volutionnaire� demand�e, mobilisant le ban et l�arri�re-ban de l�Universit�. Nous nous retrouv�mes, militantes et militants, fondus dans l�immense d�fil� de la place des Martyrs vers la place du 1er-Mai, brandissant au-dessus de nos t�tes les Th�ses d�Avril qui dot�rent les D�crets de Mars d�une profondeur strat�gique devant assurer � l�option socialiste la p�rennit� voulue. Les congr�s des autogestionnaires ouvriers et paysans avaient auparavant appr�t� le terrain � l�enracinement de la doctrine socialiste dans les sph�res les plus larges de la soci�t�, une perspective inscrite dans la bible du socialisme que devint, de ce point de vue et depuis lors, la Charte d�Alger r�dig�e par la gauche du FLN et � laquelle s'oppos�rent, entre autres, Houari Boumedi�ne et Salah Boubnider, fid�le � sa position exprim�e au Congr�s de Tripoli en compagnie des forces exclues de la direction des affaires comme la Wilaya IV, la Zone autonome et la F�d�ration de France. Conscient de la dimension internationale de la victoire de la R�volution arm�e, le Pr�sident Ben Bella �uvra, tr�s t�t, � faire prendre � l�Alg�rie la t�te du Tiers-Monde en tissant des liens personnels avec Chou-En-La�, Nehru, Nasser, Tito, Soekarno, Ho-Chi-Minh, Castro, Che Guevara, Sekou Tour�, Kwame N�krumah, Nyerere, qu�il invita � Alger, leur faisant remonter la rue Didouche-Mourad, sous les confettis et les p�tales de roses des Alg�rois. Avant qu�il ne soit rappel� aux dures r�alit�s du pouvoir, il �tait sur la pr�paration des chantiers du Sommet afro-asiatique dont il voulait faire un second Bandoeng et du Xe Festival mondial de la jeunesse dont il confia le soin � une commission pr�sid�e par Mohamed Boudiaf. Membre de cette commission, ce fut, � cette occasion, que je connus ce dernier qui me dit combien �le fr�re Si Ahmed� tenait � montrer aux jeunes du monde le nouveau visage de l�Alg�rie post-coloniale. Mais c��tait compter sans ceux qui pensaient que cette notori�t� mondiale allait le rendre intouchable s�ils n'agissaient pas tr�s rapidement. Quelques jours plus tard, alors que je me rendais � un rendez-vous avec Mohamed, au TNA, je vis les chars blind�s de l�ANP stationn�s devant la Grande-Poste. Je compris de suite et redescendis vers le si�ge de l�Union o� le Comit� directeur, r�uni en urgence, d�cida d�une manifestation imm�diate qui rassembla devant le Cercle Taleb- Abderrahmane, des centaines d��tudiants, contr�s par les CNS qui la d�mantel�rent, � coups de jets d'ammoniac, proc�dant � de nombreuses arrestations. Le mouvement se disloqua, ses dirigeants furent dispers�s, intern�s, exil�s, ou contraints � la clandestinit�. Quelques mois plus tard, les �tudiants furent r�unis � la salle Atlas par le nouveau pouvoir int�ress� � recruter les cadres de cet Etat �r�volutionnaire� appel� �� survivre aux �v�nements et aux hommes� qu�il proclama le 19 juin 1965. Houspill� par une salle surchauff�e, le colonel Mohand Oul Hadj ne put prendre la parole pour faire passer le message de Houari Boumedi�ne, Pr�sident du Conseil de la R�volution. Un jeune homme surgit, alors, de derri�re l�estrade, s�empara du micro et harangua l�assistance. Il avait pour nom Abdelaziz Bouteflika. �Nous avons, dit-il, d�sert�, en 1956, les bancs et les trav�es des lyc�es et de l�Universit� pour vous permettre d��tudier, maintenant, dans le confort de la libert�. A votre tour de montrer que vous �tes responsables et que vous voulez prendre le relais. Alors, si vous �tes pr�ts au dialogue, dialoguons !� Un silence, dont personne ne savait de quoi il allait accoucher, plana, de longues minutes, sur la salle. Puis, un, deux, vingt, cent applaudissements. Les �tudiants avaient d�cid� de coop�rer avec le nouveau r�gime. L��re du romantisme r�volutionnaire venait de prendre fin. Le r�gne du �Grand Fr�re� pouvait commencer. On peut �piloguer � n�en plus finir sur ces �v�nements, mais on doit dire qu�Ahmed Ben Bella, l�homme du socialisme sp�cifique, du tiers-mondisme, l�ami des intellectuels et des syndicalistes, �tait d�une richesse qu�on ne saurait �puiser en quelques lignes parce qu�elle se confond avec celle du g�nie populaire, la marque inali�nable de la R�volution et de la Nation alg�riennes. Impulsif, parfois brouillon et contradictoire, notamment, dans les affaires de la Constituante, du PCA, de Cha�bani, du FFS, de Boudiaf, pi�g� par l�inclination � la personnalisation du pouvoir, d�pourvu du soutien d�une administration pro-f�odale, il mit du temps � chercher sa voie et � se faire comprendre. Lorsqu�il le sut, il �tait trop tard. Je me dois, avant de terminer, d�attirer l�attention des jeunes analystes et journalistes de la presse nationale qui chargent, ces jours-ci, trop lourdement l�ancien Pr�sident, et les mettre en garde contre la fuite en avant et le subjectivisme du �tout est de la faute de��. Je leurs rappelle trois v�rit�s premi�res que je propose � l�usage de leurs futurs travaux : 1- Les choix de l�unicit� du Parti, du gouvernement de l�Etat par le Parti et de la voie de d�veloppement socialiste ont �t� adopt�s par le Congr�s de Tripoli � la quasi-unanimit�, des choix conformes � la tendance historique pr�valant, alors, dans le monde. 2- L�Alg�rie sortait, en 1962, exsangue, d�une guerre meurtri�re, gagn�e au prix d�un million et demi de morts, de centaines de milliers de veuves et d�orphelins, de deux millions de personnes d�plac�es, de centaines de milliers de prisonniers, de deux cents guillotin�s, de huit mille villages br�l�s, d�un cheptel d�cim�, d�un patrimoine forestier �napalm�, d�une �conomie d�structur�e et sabot�e par les cadres pieds-noirs et souffrait, en plus, de voir perdurer, sur son territoire, le maintien des bases militaires fran�aise de Mers-El-Kebbir et de Reggane et l�exploitation de son p�trole par les compagnies occidentales. Quel mode de gouvernance � lib�ral ou apparent� � pouvait arriver � r�soudre, en un bref laps de temps, un legs aussi lourd auquel il faut ajouter des taux d�analphab�tisme, de mortalit� infantile et de malnutrition parmi les plus �lev�s du monde. En outre, toutes les raisons � l�origine du d�clenchement de la R�volution de Novembre interdisaient, en toute logique, la reconduction, dans l�Alg�rie ind�pendante, du capitalisme et de la d�mocratie dite lib�rale, consid�r�s comme les fondements du syst�me colonial. Les anciennes m�tropoles fran�aise et britannique ont bien impos�, au lendemain des ind�pendances, une d�mocratie et une �conomie lib�rales de fa�ade, au Maroc, en Tunisie, au S�n�gal, en C�te d�Ivoire, au Cameroun, au Nigeria et au Kenya, pays connus pour avoir constitu� le groupe de Monrovia, programm� pour diviser l�Afrique. Cela a-t-il chang� quoi que ce soit au sort des peuples livr�s � leurs dirigeants par leurs anciens colons � leurs dirigeants corrompus �les masques blancs des peaux noires�. Le gouvernement de l�Alg�rie ind�pendante ne pouvait rien faire d�autre, au d�part, que de nationaliser les terres des colons et r�tablir la souverainet� de la langue et de la culture de la Nation alg�rienne au motif, bien entendu, que le peuple a combattu pour le retour de la terre et la r�cup�ration de son identit�. Les avoir restitu�s � leur propri�taire l�gitime � le peuple � constituait-il un crime ? 3- Les d�passements et les abus � tortures, emprisonnements, proc�s exp�ditifs � qui ont caract�ris� la gouvernance du Pr�sident Ben Bella ne doivent, en aucun cas, �tre occult�s. Bien au contraire. Seulement ils gagneraient � �tre analys�s et expliqu�s tout comme les motivations de ses opposants, tout en veillant � ne pas s�arr�ter � ces trois br�ves ann�es, mais s��taler sur les d�cennies qui suivirent. C�est seulement et uniquement dans le respect de cette �quidistance que l�Histoire v�ritable de l�Alg�rie sera �crite, une Histoire � la hauteur de l�h�ro�que �pop�e de notre Nation. B. M. * Les Miroirs aux Alouettes, premi�re partie, Le fr�re militant. Deuxi�me partie, Voyage dans les Miroirs du Grand Fr�re. Editions Chihab 2011.