Par Ch�rifa Sider, psychologue �J'ai re�u la vie comme une blessure et j'ai d�fendu au suicide de gu�rir la cicatrice.� (Lautr�amont, po�te fran�ais 1846-1870) En Alg�rie, la crise politique sur fond �conomique a d�teint sur toutes les sph�res de la soci�t�. La population en souffre �norm�ment et laisse s�ancrer, � son corps d�fendant, une impression de lassitude symptomatique en son entit� substantielle. Le suicide, cette violence exerc�e contre soi, est directement ou indirectement reli�e � des facteurs personnels, sociaux et environnementaux fort divers. Ces derniers temps, il y a m�me une recrudescence inqui�tante et alarmante du ph�nom�ne suicidaire. Ce qui suscite le plus souvent une charge �motionnelle et traumatique qui imprime des traces ind�l�biles dans la m�moire collective. Chacun d�entre nous, en d�sespoir de cause, est curieux de conna�tre plus exactement l�origine de ce drame qui gronde aujourd�hui dans notre soci�t�. Certes, plusieurs facteurs de risque ont largement �t� �voqu�s pour expliquer le ph�nom�ne suicidaire, mais il n�en reste pas moins que la sp�cificit� de la dynamique suicidaire demeure encore obscure en raison du manque d�enqu�tes �s�rieuses� sur le terrain. Il est �vident que le suicide ne surgit pas de mani�re al�atoire puisqu�il implique toujours des raisons sp�cifiques aussi bien individuelles que sociales. Une analyse profonde et rigoureuse permet de chercher dans leur nature exog�ne les v�ritables sources de cette probl�matique mena�ante. Aussi, faudrait-il admettre qu�en Alg�rie tous les �l�ments suicidog�nes, en nombre infini, sont r�unis pour nourrir le processus suicidaire chez le citoyen. Ces comportements suicidaires s�expliquent essentiellement par la pr�carit�, le ch�mage, le manque de moyens, la pr�valence importante des troubles mentaux, la diffusion contagieuse de la d�linquance juv�nile et j�en passe. N�anmoins, la compr�hension de ce type de ph�nom�ne n�cessite, de mon point de vue, la prise en consid�ration de l�interaction de tous ces fl�aux socio-psychologiques qui envahissent le champ social. Le suicide repr�sente en ce sens un certain mal-�tre d�une communaut� expos�e � une d�tresse existentielle le plus souvent p�nible. En effet, on trouve � l�origine de tout processus suicidaire la notion du d�sespoir. Celui-ci est la r�sultante logique d�une �valuation faite par le sujet aussi bien entre ses ressources mat�rielles et/ou psychologiques que ses meilleures aspirations existentielles. Lorsqu�il y a un d�s�quilibre flagrant entre les deux aspects ci-dessus cit�s et que les chances offertes au sujet pour r�tablir cet �quilibre sont peu nombreuses, une situation de d�s�quilibre serait v�cue avec un sentiment d�impuissance qui conduirait forc�ment � des violences tourn�es contre autrui et/ou contre soi. Il n�est nullement inutile de rappeler en ce lieu que la crise politique et sociale que traverse l�Alg�rie depuis si longtemps a suscit� d�une mani�re ou d�une autre l��mergence d�un large sentiment de fatalisme, notamment chez les jeunes. Il va de soi que, pour pallier ce marasme, le citoyen a besoin de conditions de vie confortables et plus particuli�rement de paix int�rieure. Or, le contexte dans lequel il �volue ne lui offre en aucune mani�re ce dont il a vraiment besoin dans la mesure o� il est livr� � une mis�re mentale et sociale des plus d�gradantes. C'est vraisemblablement un quotidien fort p�nible qui ne lui laisse que peu ou presque pas du tout de marge de jouissance. L�absence de celle-ci se traduit par le manque d�investissement affectif et �motionnel qui freine l��lan vital du sujet. Certainement, il y a en Alg�rie un manque flagrant en mati�re d�espace de communication, de loisirs, de lieux de culture et de sport, ce qui bloque sans doute le processus d�ext�riorisation des �motions. Ce refoulement g�n�re par cons�quent une souffrance partiellement inaccessible et inexprimable. Le sujet se trouve en panne, trop coinc� dans les rouages des conflits et des plaintes et de surcro�t, incompris par autrui. Ce sentiment d�incompr�hension renforce l�isolement social chez l�individu qui construit logiquement sa propre bulle d�autant plus que les probl�matiques psychologies sont stigmatis�es par le groupe social. Depuis, la m�fiance s�y installe durablement entra�nant avec elle son lot de bouillonnements et violences et m�me de vengeance refoul�es. L��meute en est incontestablement l�un de ses aspects les plus manifestes. Elle est on ne peut plus un langage aux facettes myst�rieuses dont le caract�re it�ratif et entrecoup� jure avec les traits g�n�raux et distinctifs du suicide. Cela dit, l��meute partout dans le monde et plus particuli�rement en Alg�rie est fonction de l�instabilit� psychique au niveau micro-soci�tal, �l�individu � s�entend, pour se transformer par la suite en ph�nom�ne social � grande �chelle. Les �v�nements tragiques de la Kabylie en 2001 en sont une parfaite illustration. Cette r�gion n�vralgique de notre pays s�est transform�e en un th��tre tout aussi de d�solation que de d�shumanisation des consciences. Ce qui a suscit� les sentiments de m�pris et d�humiliation parmi les citoyens. Tous ces revers malfaisants ont progressivement et � des degr�s divers fa�onn� une sorte de spirale �pessimiste � et engendr� la haine et le ressentiment. En effet, la f�roce r�pression � laquelle a donn� lieu le Printemps noir de 2001 s�est impr�gn�e dans l�imaginaire collectif et a ruin�, en plus, l��quilibre psychologique de l�individu. Cela �tant, ces sc�nes traumatiques ont incontestablement dop� l�int�riorit� individuelle et collective d�une charge de sensibilit�, pourraiton dire, totalement indiff�rente. La rencontre ou la confrontation avec la violence a cr��, pr�cisons-le bien, une certaine anesth�sie �motionnelle d�bouchant sur un �tat de transe et de refroidissement. En d�autres termes, l�individu a atteint un degr� d�insensibilit� qui l�a d�livr� de toute souffrance psychique et physique : on se r�jouit de notre finitude et l�on s�oriente vers une probable pratique d�euthanasie durant laquelle l�apprentissage de la mort, d�cid�ment violente, au quotidien serait un sport de combat tr�s pris� ! Schopenhauer (1788-1860), le philosophe du pessimisme, avait coutume de dire que �le suicide est une revendication de la vie�. Suivant cette d�finition, l�on serait amen� � admettre l�id�e selon laquelle ce processus de mortification n�est en v�rit� qu�un d�sir irr�pressible d�existence. Celle-ci est le levain spirituel de l��tre humain. Pourquoi l�homme accepte-t-il de sacrifier son v�cu au p�ril de sa vie ? Y a-t-il, en dehors des sch�mas classiques dont on a l�habitude de lire des fragments dans les faits divers, des mobiles plus profonds aux tentatives aussi r�p�titives que d�sesp�r�es de se plonger dans le n�ant abyssal de la mort ? En r�alit�, ces deux interrogations n�en font qu�une car l�aspect multi-factoriel de la probl�matique suicidaire est une vision � caract�re presque prismatique. C�est dans cette optique que la dimension d�ext�riorisation que je qualifierai ici de �processus d�foulatoire� se heurtera � un vent contraire � sa cadence qu�il est permis de qualifier hic et nunc de �force compressive� � la mani�re archim�dienne. Cela dit, les deux processus � �d�foulatoire-compessif� � se combineront dans un point sensible en cours de provoquer un �lectrochoc psychologique chez l�individu. L�Etat, ce g�ant L�viathan, en se portant garant de la stabilit� des pouvoirs et de la sant� sociale, brime l��lan individualiste tel un rouleau compresseur en pleine vitesse. A cet effet, il ne m�nage aucun effort en vue de r�duire � n�ant les fantasmes et les d�sirs collectifs, fussent-ils mat�riels, moraux ou simplement spirituels. L�on voit bien une repr�sentation corporelle micro-soci�tale en perspective rimant avec la violence macro-soci�tale. Autrement dit, la punition de l�individu se con�oit comme un apprivoisement de l��tincelle de r�volte � l��tat pur. On dirait qu�un conditionnement pavlovien haut d�bit est en train d�affaiblir, d�amortir et d��masculer l�homme sociable. En cons�quence, l�individualit� comme composante sociologique �minemment importante serait vue sous le prisme d�une absence ou, pour parler en termes proprement philosophiques, une entit� quasi nihiliste. Le d�sir, dirait la sagesse tib�taine, est p�re de la pens�e, mutatis mutandis, faute d�investissement psychique, les relents de cr�ation, les impulsions artistiques et les penchants pour la d�couverte du monde des id�es et des �tres seraient en inhibition certaine. L�on constate dans la foul�e que �cette inhibition castratrice� �puise proportionnellement l��nergie de l�individu dans un combat in�gal dans la mesure o� l�Etat ne reconna�t nullement les envies manifest�es (L�viathan insensible aux cris de d�tresse ou comme l�expliquent les th�oriciens politiques un L�viathan boiteux, la conception de Thomas Callaghy notamment). Ce qui est int�ressant � mettre en �vidence est le fait que cette dialogique �inhibition-angoisseinsensibilit� � est particuli�rement et intrins�quement inter-relationnelle dans la mesure o� la premi�re manifestation en cr�e la seconde comme celle-ci en provoque la derni�re. Tout ce bloc condens� de manifestations h�t�rog�nes structurant une certaine forme d�angoisse devient un �tanche conglom�rat de conflits intrapsychiques aux parois imp�n�trables. En ce sens, l�individu tente d�an�antir les r�sidus de son angoisse, mais h�las, faute de lieux de loisirs et d��change entre individus, il se clo�tre tristement dans un r�duit psychique confus d�autant plus que la probl�matique psychologique n�est vraiment pas probl�matis�e en sa soci�t� en raison de la foultitude de tabous qui la gangr�nent. C�est le r�gne de l�absurde avec toutes ses connotations p�joratives qui annonce ses couleurs du fait d�une part, de la remise en cause par l�individu du cosmos psychosocial qui conditionne son existence, et la d�liquescence de toute forme du plaisir et d�envie de se mettre sur les rails de la routine sociale, d�autre part. En cons�quence, on p�n�tre de plain-pied dans un duel serr� entre soi-m�me et l�angoisse. C�est presque la logique freudienne qui oppose sur un terrain hypoth�tico-scientifique �le �a� au �surmoi� qui se r�p�te ici entre � la fois l�angoisse et l��tre humain qui en fait l�exp�rience. Chemin faisant, ce processus s��puise de lui-m�me et arrive � son terminus paroxystique. C�est en quelque sorte la fatigue d��tre soi qui pousse � un refoulement implicite de l�angoisse. Celle-ci est si d�termin�e, si silencieuse que l�individu en ressent ses effets d�vastateurs. Il br�le � petit feu � l�int�rieur de lui-m�me et les flammes qui le d�vorent essaient de percer son �me et d�infester son cerveau d�id�es pyromanes. Sa relation avec son corps, tendue � l�extr�me en fin de ce processus, le jette sur des r�flexions macabres allant de l�envie de pendaison, � celle de d�fenestration tout en passant par l�immolation pour culminer en fin de compte sur le suicide � tout prix. Cette volont� in�branlable de sauter sur la premi�re occasion qui se pr�sente pour se donner la mort est, dans le cas de l�Alg�rien, un geste suicidaire impr�visible et anarchique. Cela dit, il est loin du prototype structur� et bien sch�matis� du processus suicidaire classique que connaissent les soci�t�s occidentales industrialis�es. En ce sens, ce geste non planifi� et de surcroit �anarchique� r�sulte d�une tension interne non exprim�e par aucun dialogue. En plus, elle est flottante ou pendante, saurait-on dire, au demeurant. Il n�est en aucun cas inutile de faire le parall�le entre cette angoisse taraudante qui �touffe l�esprit et la pendaison comme moyen in�luctable de s�exiler de soi (oppression int�rieure �quivaudrait � exil ext�rieur). La corde avec laquelle il s�entoure le cou instaure �un no man�s land� et s�auto-institue en ind�tr�nable interm�diaire dans la n�gociation avec la tension ext�rieure. A vrai dire, le passage � l�acte suicidaire a une fonction cathartique. C�est comme si le vent de la mort apaise et soulage par ses effluves la souffrance et le chapelet de malheurs dont l�individu ressent les effets. La d�f�nestration symbolise � son tour un exutoire pour les d�sirs, une issue pour les fantasmes et une fen�tre pour les r�ves �crou�s dans le subconscient le plus profond de l��tre. C�est pourquoi, �l�individu suicidant � regrette si souvent juste apr�s son r�veil l��chec de sa tentative du saut vers le n�ant. Il n�est nullement insignifiant d�ajouter en ce contexte que cette grave exp�rience est souvent aliment�e par des discours mythiques et des sc�narios fantasmatiques qui augmentent chez le sujet le sentiment du contr�le de ses �motions et notamment de sa culpabilit�. Ceci est particuli�rement renforc� par le recours aux m�diums, amulettes, et sorcellerie. C�est le cas d�Abdelkader, cet Alg�rois de 45 ans. Extr�mement d�sabus� qu�il fut, il aurait fait une tentative du suicide par d�fenestration en 2008. �J�ai connu toutes les formes de la souffrance, j�ai perdu mon boulot, ma famille et ma sant�, il me reste rien� J�ai vu beaucoup de talebs et de gu�risseurs pour trouver une solution � mon probl�me� J�ai pas de chance dans cette vie injuste, je pars ailleurs, car l�-bas, on est tous �gaux devant Dieu.� Abdelkader a pris le risque de franchir le Rubicon en quittant cette existence malsaine qui ne lui disait rien. Avec beaucoup de d�termination et autant de conviction, il ne lui manque que le dernier pas. Mais est-ce possible quand juste � ses parages des �fetwas � tonitruantes le vouent aux g�monies et lui pr�disent les flammes de l�enfer comme punition � son autisme face � la religion. Mais pardel� ce constat, pourquoi ces gardiens des m�urs et des habitudes ne se penchent-ils pas avec objectivit� sur ce ph�nom�ne qui ravage notre jeunesse. Loin s�en faut, le rationalisme qui structure les soci�t�s occidentales est jet� en p�ture aux chants de sir�nes religieuses, somme toute moralisateurs. La vie de toujours a �t� et est le plus souvent �clips�e par le parfum du� paradis.