Un reportage de Ma�mar Farah Ba�d Abdelhamid, tout le monde l�appelle ici Madjid. C�est un gars que vous ne raterez pas ! De bon matin, il est sur le Cours, attabl� avec un groupe d�amis ou d�ambulant � l�ombre des platanes. Le soir, il est visible � l�une de ces nombreuses terrasses qui vont de Toche au Belv�d�re et o� l�on refait le monde en parcourant les pages d�un journal rabougri par le voyage d�une journ�e dans la poche arri�re d�un jeans fatigu�. On discute aussi des petits et grands faits de la cit� Il y a quelques ann�es, Madjid m�avait fait part du v�u de son �pouse de parler � un journaliste. Il me disait qu�il avait confiance en moi et qu�il tenait � ce que je rencontre Blida qui, me confiait-il, �tait souffrante. Blida Merah, n�e en 1947, �tait la m�re de 5 enfants et ce qu�elle voulait me dire n�avait rien � voir avec sa vie familiale� Le 29 juin 1992, elle avait v�cu un �v�nement exceptionnel et s��tait trouv�e propuls�e, malgr� elle, au c�ur de l�Histoire� Ce 29 juin 1992, Madjid �tait, comme tous les jours, au restaurant �Le Bosphore� dont il �tait le g�rant. A 11 heures pr�cises, il avait termin� les courses et la pr�paration des menus et se consacrait � la comptabilit�. Il faisait ses comptes tranquillement lorsqu�il entendit, peu avant midi, des rafales d�armes automatiques. Il pensa alors � un acte terroriste. Tr�s vite, le calme reprit le dessus dans cette ruelle qui va de la rue du CNRA au cours de la R�volution. A 13 heures, il quitta le restaurant et prit le chemin du domicile familial situ� en face du Commissariat central, dans cet immeuble colossal de style colonial. �Vite, appelez la police, vite !� Son appartement est situ� au sixi�me �tage. Lorsque l�ascenseur ne fonctionne pas, il est oblig� de se taper ces escaliers interminables qui font battre son c�ur� Mais son c�ur battra encore plus fort lorsqu�il arriva au niveau de son appartement : la porte �tait grande ouverte et des versets du Coran parvenaient du poste de t�l�vision allum� Il n�y avait personne� Il courut vers les voisins qui l�inform�rent de l�arriv�e de quelques policiers qui conduisirent sa femme au commissariat tout proche. Il descendit les marches en trombe et lorsqu�il fut au commissariat, il sut que sa femme avait �t� emmen�e � la Gendarmerie nationale. Arriv� chez les gendarmes, il eut enfin un d�but d�explication � ce terrible feuilleton dont il vivait, en direct, les p�rip�ties : �Le gars qui a tu� Boudiaf s�est enfui chez toi. Il a �t� arr�t� et ta femme va bien, ainsi que ta fille� Rentre chez toi, il n�y a rien � faire. D�s que l�enqu�te sera termin�e, ton �pouse rentrera chez elle.� Madjid, qui a travaill� toute sa vie comme pompier, sait ce que veulent dire ces paroles� A 14h 30, on sonne � la porte. C�est sa femme, encore toute p�le et boulevers�e, qui rentre avec sa fille� A peine remise de ses �motions, il lui demanda de lui raconter enfin ce qui s��tait pass� ici le matin m�me. Elle but une longue gorg�e d�eau, s�assit sur le fauteuil qui faisait face � Madjid, affal� sur le canap�, et raconta : �Il faisait chaud. Pour faire la galette, j�ai choisi de m�installer dans le couloir o� il y a un peu de courant d�air. La porte �tait ferm�e mais pas � cl�. Ma fille me tenait compagnie. Vers 11 h 30, la porte s�ouvrit brutalement et un gars haletant entra en courant : �vite, appelez la police, vite !� criait-il. Puis, se calmant : �N�ayez pas peur. Je ne vous veux aucun mal. Mais, s�il vous pla�t, appelez la police�� Boumarafi se tenait au milieu du couloir et Blida ne savait pas quoi faire. Elle ne comprenait pas ce qui se passait autour d�elle. Elle �tait paniqu�e et avait la sensation que le sol glissait sous ses pieds. Elle tremblotait et la sueur inondait tout son corps. La voix de Boumarafi r�sonnait dans ses oreilles, en s�amplifiant, comme si tous les autres bruits avaient disparu et qu�il ne restait plus que cette voix virile et puissante qui faisait mal aux tympans. La myst�rieuse Polo blanche Madjid se tut quelques secondes. Il semblait �prouv� et le souvenir de son �pouse disparue le submergea : �Cette rencontre lui fut fatale ! Depuis cette maudite rencontre, rien ne sera plus comme avant. Ma femme �tait tellement boulevers�e qu�elle en fut malade. Bient�t, on �tablit que son c�ur �tait atteint� Ce fut une longue descente aux enfers. Pour elle, pour les enfants et pour moi.� Apr�s-midi du 29 juin 1992. L�information avait fait le tour du monde et la t�l�vision diffusait toujours des versets du Coran. L�appartement de Madjid fut submerg� par les parents et les voisins. Et tout le monde se posait la question : �Mais pourquoi Boumarafi avait-il choisi cet appartement ?� En vieux loup de la Protection civile, Madjid en d�duisit que celui qui venait de tuer le Pr�sident tentait d��chapper � la mort ! Il y a tellement de d�tails qui montrent que le coup �tait pr�m�dit� et tr�s bien pr�par� et Boumarafi n�en �tait que l�ex�cutant. Un tueur qui devait �tre liquid� une fois son sale boulot accompli. Avait-il conscience du danger avant de passer � l�acte et s��tait-il d�gag� une sortie de �secours� en �tudiant le parcours qui le s�parait du commissariat � en fait quelques centaines de m�tres ? �Si tu connais un bon avocat, dis-lui de m�aider. Je dois venger ma ma femme. Je veux attaquer Boumarafi en justice. C�est lui la cause de sa maladie.� maladie.�Ou alors, avait-il r�alis� � la derni�re minute qu�il allait subir le sort de Boudiaf et, dans la pr�cipitation, s��tait enfui sans but pr�cis ? Mais il reste cette question sans r�ponse qui taraude les esprits : pourquoi ne s��tait-il pas pr�sent� au commissariat au lieu de grimper six �tages dans l�immeuble d�en face pour exiger en fin de compte qu�on le conduise � ce m�me commissariat ? L� aussi, les r�ponses divergent : pour les uns, Boumarafi ne connaissait pas la ville et avait choisi de se r�fugier dans cet immeuble pour �tre en s�curit� avant d��tre conduit chez la police. Il ne pouvait pas savoir que le commissariat �tait juste en face de cet immeuble, s�par� simplement par le goudron ! Pour d�autres, dont Madjid, cette fuite �tait celle de la survie : �J�ai entendu des t�moins raconter qu�une Polo blanche le poursuivait. Dans sa fuite pr�cipit�e, il voulait surtout semer ses poursuivants. Voil� pourquoi, il ne voulut pas aller au commissariat. Il choisit l�immeuble. D�ailleurs, il ne s�arr�tera ni au premier, ni au second �tage. Il grimpera jusqu�au sixi�me et avant-dernier �tage. Sans doute qu�il voulait brouiller les pistes�� �Il m�avait appel� �Amma�, comme si j��tais sa m�re� Cette journ�e noire marquera � jamais la petite famille de Ba�d Abdelhamid, dit Madjid. La maladie de sa femme plongera le mari et les 5 enfants au c�ur d�un drame qui se terminera par la mort de Blida dont le destin avait crois� celui de Boumarafi, en cette chaude journ�e de juin, autour d�une �tabouna� o� cuisait une galette de �kesra� comme seules savent en faire les femmes de notre pays. Avant de s��teindre paisiblement � l�h�pital du Caroubier, elle racontera sa rencontre avec Boumarafi comme on raconte un conte d�enfant : �Il m�avait appel� �Amma�, comme si j��tais sa m�re. Il m�avait dit : �n�aie pas peur. Je suis un policier. Appelez la police, s�il vous pla�t�� � Blida appela son fils qui, d�une enjamb�e, fut au commissariat. Un policier se pr�senta � l�appartement et emmena Boumarafi qui se laissa faire. Vingt minutes plus tard, la Gendarmerie nationale l�embarqua� Le rideau (sic) venait de tomber sur cette cruelle journ�e. Le corps du d�funt Pr�sident fut transport� � Alger. Le criminel aussi. Et quand les avions et les h�licopt�res repartirent de l�a�roport Les Salines, on avait l�impression que le secret de cet �pisode sanglant de l�Histoire alg�rienne avait �t� emport� dans les soutes � bagages et qu�il ne restera ici que le triste souvenir et cette sale r�putation qu�Annaba mettra longtemps � effacer. Que ne racontait-on pas d�histoires farfelues sur la mafia locale, r�unie la veille dans un restaurant hupp� de la ville et qui aurait pr�par� le coup ! Non, Annaba n��tait que le lieu choisi pour l�ex�cution : tout a �t� pr�par� � Alger. �Dites � Bouteflika que c�est Boumarafi qui m�a tu�e !� Pour Blida, ce fut le calvaire. Son mari, retrait�, ne pouvait acheter tous les m�dicaments dont certains �taient introuvables. Heureusement qu�il trouvera aide et assistance aupr�s de son fr�re �migr�. Lors du proc�s de Boumarafi � Alger, elle fut convoqu�e par le tribunal mais, faute de moyens, ne put s�y rendre pour t�moigner. En v�rit�, son mari voulait lui �viter les d�sagr�ments du voyage mais, surtout, de revivre le drame. Un drame qu�elle n�oubliera jamais. Apr�s sa mort, Madjid d�couvrira dans ses affaires la page d�un journal de l��poque illustr�e d�un grand portrait de Boumarafi. Cach� dans ses affaires intimes, ce �souvenir � avait-il un sens ? On ne le saura jamais. Mais peut-�tre qu�elle voulait garder la �preuve � du mal qui l�emportera dans sa tombe. Sa derni�re phrase sur son lit de mort fut pour sa fille : �Dites � Bouteflika que c�est Boumarafi qui m�a tu�e !� Madjid se l�ve, s�appuie d�une ferme poign�e sur la table et me lance en guise d�au-revoir : �Si tu connais un bon avocat, dis-lui de m�aider. Je dois venger ma femme. Je veux attaquer Boumarafi en justice. C�est lui la cause de sa maladie. J�ai des certificats de maladie qui le prouvent� Ainsi, je partirai tranquille...� Madjid essuie une larme et s�en va, le dos courb� par les ans, et sa silhouette s�estompe dans la fum�e et le brouhaha� Un ciel charg� de pesante humidit� tombe sur la plage d�sert�e par les baigneurs. Seuls quelques gosses continuent de jouer sur le sable et leurs �clats de rire parviennent jusqu�� la terrasse o� la chaise vide qui me fait face prend subitement la forme d�un immense et terrible point d�interrogation� M. F. Un drame qu�elle n�oubliera jamais. Apr�s sa mort, Madjid d�couvrira dans ses affaires la page d�un journal de l��poque illustr�e d�un grand portrait de Boumarafi.