Enqu�te r�alis�e par Fatma Haouari Elle fait d�sormais partie du d�cor comme une verrue sur le nez d'un joli minois, la salet� d�figure nos villes. Combien de fois a-t-on entendu des touristes �trangers nous dire : �Quel beau pays, l�Alg�rie ! mais, dommage, c�est sale.� Et pourtant les vieilles personnes affirment que dans le pass� nos villes �taient soign�es et on pratiquait m�me des rituels consacr�s � la propret�. A tel point que les villes portaient chacune un surnom qui la rendait singuli�re. Alger �tait la Blanche ; Oran, la Radieuse ; Annaba �tait la Coquette ; Blida, la ville des Roses ; Bel-Abb�s, le petit Paris et ainsi de suite. Nos villes avaient leur cachet particulier qui en faisait un endroit unique aux �normes potentialit�s touristiques. H�las, que vaut une belle ville si elle n�est pas mise en valeur, si on ne peut pas s�y promener et vivre sans �tre r�vuls� par des odeurs naus�abondes et des spectacles d�senchantants d�ordures m�nag�res qui tra�nent sur les trottoirs et agressent nos regards et nos narines. Nos anc�tres v�n�raient les jardins et ne pouvaient se passer des plantes d�coratives aux effluves aromatiques. Pourquoi n�avons-nous donc pas perp�tu� cette tradition. Pourquoi sommes-nous r�sign�s devant le fait accompli. Comment sommes-nous tomb�s aussi bas ? Y a-t-il une raison logique � cette d�gringolade ? Toutes ces questions nous taraudent l�esprit, mais force est de constater que les dysfonctionnements dans la gestion des affaires de la cit�, par le fait de responsables mal �clair�s, combin�s � l�exclusion de la soci�t� civile ont fait qu�un simple probl�me de gestion des ordures est devenu une v�ritable quadrature du cercle. Il est la cons�quence directe, et les sociologues l�attestent, d�un grave d�ficit de communication entre les gouvernants et les gouvern�s. C�est aussi le fait de disparit�s qui se creusent entre les riches et les pauvres. En s�agrandissant, les villes s�inspirent d�un nouveau mod�le capitaliste. Des quartiers cossus habit�s par des gens ais�s qui se blindent derri�re des r�sidences prot�g�es et des banlieues h�t�roclites o� r�gnent la malvie et la promiscuit� et o� des sc�nes de guerre de �gangs� sont cycliquement d�clench�es, devant lesquelles on reste m�dus� et impuissant. Il va sans dire que les premiers sont nets et les seconds dans un piteux �tat. Quand ordures riment avec statut social Une vir�e dans la capitale r�sume la probl�matique, et c�est valable pour le reste des autres grandes et petites villes du pays. Et m�me les villes du Sud n��chappent pas � la r�gle. De rares villes comme A�n T�mouchent et plus ou moins S�tif font l�exception. Ce qui frappe l�esprit, c�est l�id�e qu�on entrevoit dans l�ascension sociale. Plus on monte sur les hauteurs de la capitale, plus les quartiers sont hupp�s, nets et bien entretenus. C�est surtout dans ces quartiers o� habitent les personnalit�s du monde politique, �conomique et celles qui sont dans leur proximit�. Cependant, plus on descend dans les bas quartiers � forte densit� populaire, plus c�est sale et d�sordonn�. C�est aussi dans ces quartiers o� le chaos r�gne. Ils sont l�apanage des march�s informels qui absorbent le ch�mage des jeunes, et par lesquels le gouvernement maintient un semblant de paix sociale � d�faut d�une planification. Quant aux banlieues, elles sont devenues, pour la plupart, des ghettos o� la salet� est ma�tresse des lieux. La question qu�on est en droit de poser est la suivante : la salet� rime-t-elle avec pauvret� ? Le vieux Mohammed est cat�gorique : �Non !�. Il trouve m�me la question choquante : �C�est du m�pris qu�ont les responsables et les petits bourgeois � l��gard des pauvres ; la v�rit� est qu�on a d�laiss� les quartiers pauvres et on ne s�occupe que des quartiers riches. Il y a, certes, une d�mission de la population mais, avant, la situation �tait diff�rente. J�ai 69 ans et je n�arrive toujours pas � comprendre ce qui a fait qu�on soit devenus aussi je-m�en-foutiste. Quand j��tais jeune, j�habitais la Casbah avec mes parents. Il y avait les quartiers europ�ens o� on ne pouvait pas se rendre. Ces derniers abritaient des Fran�ais. Les Arabes, les Juifs, Espagnols� cohabitaient ensemble dans ce qu�on appelle aujourd�hui les quartiers populaires en plus de certaines habitations sur les hauteurs comme Bouzar�ah. On ne voyait pas les ordures, c��tait ��yb�, honteux, car les voisins ne devaient pas savoir ce que mettaient les familles dans leur marmite par respect. On ne montrait pas les restes de viande ou de poulet pour ne pas heurter la sensibilit� de ceux qui ne pouvaient pas se les payer. Les restes m�nagers �taient bien planqu�s et on ne les sortait que la nuit. Ils �taient transport�s � dos d��ne. A l�approche du Ramadan, on nettoyait les rues � grande eau pour passer le mois sacr� dans la s�r�nit� et la joie. On faisait la m�me chose durant les f�tes religieuses. On peignait aussi les murs avec de la chaux pour donner l��clat de blancheur aux habitations quand la saison estivale pointait du nez. Cette op�ration emp�chait les moustiques et les bestioles de toutes sortes de prolif�rer. Nous �tions pauvres mais nous avions du savoir-vivre. Aujourd�hui, il ne reste plus rien�. Notre interlocuteur est nostalgique d�une �poque qui est pourtant coloniale. A l�ind�pendance du pays, les m�urs vont changer consid�rablement et les mutations tant �conomiques et sociales vont bouleverser la donne. Soci�t� civile, o� es-tu ? Les sc�nes de pagaille sont l�gion. Qui n�a pas re�u quelque chose sur la t�te en fl�nant dans la rue. Qui n�a pas vu un sacpoubelle plein � craquer jet� par le balcon, un passant lan�ant un crachat risquant d�atteindre un autre passant, des fumeurs balan�ant leurs m�gots de cigarettes o� leur chemma (tabac � chiquer) provoquant le d�go�t, des sacs �ventr�s pris d�assaut par les chats de goutti�re et autres b�tes errantes, des sachets en plastique tourbillonnant par l�effet du vent avant de s�accrocher aux arbres, des canettes de boissons gazeuses et de bi�re jet�es dans la nature, des immondices et autres d�jections plac�s dans des endroits inappropri�s... Ces images d�gradantes font d�sormais partie du paysage de nos villes. A leur cr�ation, les covilles, ou les comit�s de cit� et de quartier, �taient tr�s actifs et faisaient de leur mieux. Pr�sentement, ils ne s�occupent que de coordination avec les APC dans la distribution de logements. Seules quelques rares associations d�vou�es � l�environnement font leur travail mais elles manquent souvent de moyens, et les op�rations qu�elles m�nent n�aboutissent pas toujours � des r�sultants satisfaisants. Les campagnes de sensibilisation sont inexistantes. L��cole ne transmet pas non plus la culture du vivre-ensemble et du civisme. Il y a cependant quelques initiatives louables, o� les habitants de la rue Debbih-Cherif � la Basse-Casbah d�Alger, qui ne sont pourtant pas concern�s par le plan de r�am�nagement de la capitale (dont les travaux sont cours au centre-ville) ont pris le taureau par les cornes en cotisant pour l�embellissement de leur quartier. On peut voir l�acharnement avec lequel ils comptent le hisser pour le rendre plus agr�able � vivre m�me si une grande partie des habitations est v�tuste. L�int�rieur de certains immeubles, qui �taient en cours de d�labrement, ont �t� retap�s et repeints, mais le probl�me des ordures reste pos� et les citoyens rejettent la balle sur les �diles �qui ne font pas leur boulot, nous diront-ils, et qui ont d�autres chats � fouetter que de s�occuper de leurs �lecteurs�. L�entreprise NetCom est aussi point�e du doigt. �Les agents de nettoyage, ont-ils soutenu, ne font pas correctement leur travail, ils le b�clent, ils passent dans les rues principales et ignorent les ruelles� fustige Redouane, habitant � Bab-El-Oued. Et de poursuivre : �J�habite juste en face du march�, nous sommes constamment d�rang�s par les nuisances de toutes sortes, les cris des marchands, les bruits des transports de marchandises, les d�tritus, les mauvaises odeurs et, la nuit tomb�e, les rats sortent de leur trou, les moustiques nous tailladent le corps. C�est invivable !� La place des Martyrs, la rue Bab-Azzoun et le boulevard du Front de mer sont des quartiers typiques r�serv�s aux laiss�s pour compte. En fin de journ�e, ces quartiers se vident petit � petit des passants et, � la nuit tomb�e, des clochards, des sans-abri, des enfants abandonn�s, des couples et m�me des familles squattent l'espace et improvisent � l'aide de cartons et autres chiffons des petits coins pour dormir. Au matin, ils quittent la place pour vaquer ailleurs mais laissent l�endroit dans un �tat ex�crable et puant. Les marques de leur passage sont les urines, excr�ments avec lesquels ils ont badigeonn� les murs et le pav�. Ce d�cor de no man�s land n�est pas propre � la capitale, ces sc�nes sont reproduites dans pratiquement toutes les villes d�Alg�rie. Une vie nocturne des plus mis�rables. Les pauvres agents de nettoyage, qui sont debout t�t le matin pour nettoyer ces salet�s, en voient de toutes les couleurs. Un agent de NetCom, que nous avons abord� � la rue Didouche- Mourad, a bien voulu nous parler. Pour lui, �les gens manquent d��ducation, ils nous traitent de �zabaline� alors que c�est eux qui salissent. Je fais le va-et-vient sur le m�me trac� ; je balaie une fois en montant et quand je redescends, je trouve encore des ordures. La v�rit� est que les gens jettent tout le temps ; ils ne s�arr�tent jamais. J�aimerais pouvoir leur dire qu�ils aient de la compassion pour nous, nous souffrons, et s�ils croient qu�ils font �zkara fi douwla� (emb�ter l��tat), ils se trompent, c�est nous, de simples travailleurs, qui subissons le calvaire, et c�est eux qui salissent leurs rues.� Alerte aux moustiques ! Le jeune Amine a l�air terroris� dans la salle d�attente de l�h�pital Maillot (Bab-El- Oued), au service de dermatologie, accompagn� de son p�re dont la mine est p�le. L�enfant porte un short qui d�couvre ses jambes. Elles sont comme lac�r�es jusqu�aux genoux. Interrog�, le papa ne cache pas son inqui�tude : �Cela fait cinq jours qu�il est dans cet �tat, on pensait que c��tait des piq�res de moustiques car il avait des d�mangeaisons. D�habitude, �a part tout seul mais l� on est pris de panique car son �tat empire. Je l�ai emmen� aux urgences de l�h�pital El- Kettar et, de l�-bas, on m�a envoy� ici. Je ne sais pas ce que c�est. J�ai un doute, c�est peut-�tre la varicelle, sauf que mon fils l�a d�j� attrap�e.� Une fois pass� son tour, Amine retrouve son sourire. Le papa est �galement soulag�. �La dermato, dit-il, m�a expliqu� que c��tait une infection due aux piqures de moustiques. Elle a prescrit des comprim�s pour arr�ter les d�mangeaisons, d�autres � dissoudre dans l�eau du bain et de la pommade. Avec �a, m�a-t-elle dit, il va vite gu�rir�. Et d�ajouter : �La dermato m�a dit �galement que cette ann�e les moustiques sont particuli�rement f�roces. Moi-m�me, je n�ai jamais vu �a auparavant.� Ces derniers temps, des maladies qu�on pensait avoir �radiqu�es ont ressurgi, et qui ont un lien direct avec l�hygi�ne publique. Si le laisser-aller et le manque de civisme sont ind�niables, la responsabilit� du gouvernement est enti�re. La n�gligence des services d'assainissement des APC et l�absence de contr�le de l�inspection des wilayas dans la gestion du cadre de vie urbain marquent de fa�on d�sastreuse le quotidien des citoyens. Du temps du d�funt Comit� de la ville d�Alger, les services d�hygi�ne entamaient des op�rations de lavage des rues � l�aide de camions-citernes. Ils les effectuaient la nuit, et le matin les gens d�couvraient une ville relativement propre. Les campagnes de d�moustication commen�aient bien avant la saison estivale. De nos jours, on ne lave plus les rues et les moustiques sont combattus avec des pastilles import�s de Chine, inefficaces au demeurant. La gestion des ordures, c�est un autre secteur qui prouve, on ne peut mieux, l��chec de ce gouvernement. F. H. DJAFFAR LESBET, ARCHITECTE SOCIOLOGUE, AU SOIR D'ALG�RIE �La pr�sence des ordures dans les lieux publics traduit une rupture du lien social� L�architecte sociolgue Djaffar Lesbet, dans cet entretien qu�il nous accord�, explique que l�absence d�entretien g�n�ralis� a succ�d� au syst�me de prise en charge collective. La salet� des rues aujourd�hui est proportionnelle � la m�connaissance du lieu, dont l'histoire ne se transmet plus. Selon lui, le nouvel urbanisme et les mod�les d�architectures (plut�t constructions) sont le produit d�un r�am�nagement par le vide. Le Soir d�Alg�rie : On trouve presque normal que nos villes ressemblent � des d�charges � ciel ouvert, y a-t-il une explication � cette situation dramatique qui est � l�origine de probl�mes d�hygi�ne publique ? Djaffar Lesbet : La pr�sence �ostentatoire� des ordures dans les lieux publics des pays d�velopp�s, d�signe un conflit sectoriel �pisodique, dans les pays dits en voie de d�veloppement, elle symbolise le dysfonctionnement permanent des pouvoirs publics. En Alg�rie, elle est aussi le r�sultat des grandes mutations qu'ont subies les villes alg�riennes apr�s l'ind�pendance. Elle traduit une rupture du lien social. L�absence d�entretien g�n�ralis� a succ�d� au syst�me de prise en charge collective. La salet� des rues, aujourd�hui, est proportionnelle � la m�connaissance du lieu, dont l'histoire ne se transmet plus. La Casbah, hier lieu de la citadinit�, est aujourd�hui l�exemple de d�charge � ciel ouvert, du fait qu�elle regroupe une part importante de m�nages n'ayant qu'une courte exp�rience urbaine, de m�me que dans toutes les villes du pays. Le changement de population a �t� brusque, les acquis qui ont permis � La Casbah et aux autres centres de se perp�tuer jusqu'� eux n'ont pas �t� transmis, cela a fragilis� le syst�me de gestion et d'entretien. Chercheurs et praticiens reconnaissent qu�il est vain d�esp�rer garder les espaces urbains propres sans le concours actif des habitants. De m�me, ces derniers participent activement � remplir les espaces ext�rieurs de leurs d�chets. Certains discours tentent de d�responsabiliser la population en r�pandant l'id�e que seuls les espaces publics seraient sales et que les espaces priv�s (habitations) seraient d'une propret� exemplaire. Les espaces priv�s semblent plus propres par contraste, car il est difficile de croire que ceux qui jettent leurs ordures dans leur environnement ext�rieur imm�diat puissent avoir un int�rieur aseptis�. Il serait vain d'attendre une solution exclusivement institutionnelle. Eviter de salir, c�est d�j� nettoyer. D�o� viennent cette passivit� et cette acceptation de la salet� comme un fait anodin ? S�agissant de l�Alg�rie, il devient d�licat de desseller le normal de l�anormal. Ce n�est pas par hasard que les gens ont invent� un terme sp�cifiquement alg�rien �nooormal� pour d�signer une anomalie, m�me r�currente. Donc, ils sont loin d��tre passifs, mais tr�s actifs. Un exemple v�cu et suivi illustre mes propos. 1- Des passants d�posent leurs ordures dans un endroit inappropri�. 2- L�administration, s�indigne, se r�f�re � son organigramme, ordonne au fonctionnaire charg� de� trouver la solution adopt�e ailleurs, dans d�autres pays. 3- La municipalit� importe et appose le mod�le : un panneau indiquant l�interdiction d�y d�poser les ordures est fix� � l�emplacement. 4-Tous les riverains d�posent leurs ordures � l�endroit prohib�. 5- Les services municipaux suivent et officialisent l�endroit en mettant des poubelles officielles � la disposition des gens, tout en gardant le panneau d�interdiction ! On peut voir cet exemple dans de nombreuses villes. Et c�est devenu normal. Le cas de la capitale est �difiant. Apr�s avoir gagn� la bataille d�Alger contre les parachutistes, Alger peine � remporter la �bataille� des ordures des 28 communes sur les 57 que compte la capitale. L�Epic Netcom aligne une arm�e de 4 700 employ�s dont 3 000 agents de nettoyage, dot�e d�un mat�riel lourd : 250 bennes tasseuses et 30 microbennes, 300 camions et une cavalerie d��niers pour La Casbah. Les effectifs se relaient � longueur de journ�e et de nuit pour vider les 10 000 corbeilles et charrier 1 700 tonnes d�ordures m�nag�res que d�posent quotidiennement les habitants, aux gr� des humeurs, dans chaque coin des 182,5 km2. Mais les d�p�ts anarchiques et le non-respect des horaires annulent tous les efforts. L'Alg�rois, en particulier, et l'Alg�rien, en g�n�ral, rejette le mode de vie de l'autre, non parce qu'il refuse la �modernit�, mais cultive sa diff�rence comme ultime mode de r�sistance pour survivre � la domination ali�nante. La fin de la juxtaposition de deux modes de vie, dominants- domin�s d�bouche sur une interrogation : que s'est-il pass� apr�s l'ind�pendance ? En quoi cet important �v�nement, qui devait �tre d�terminant dans la vie de la cit�, abouti en fait sur un r�sultat diam�tralement oppos� � celui logiquement attendu. En effet, tout laisse � croire que le r�servoir d'indig�nes domin�s d'hier et celui de peuple ind�pendant d�aujourd'hui allait prendre possession de sa ville en toute libert�. Tout laissait penser que cette enclave et le reste de la ville allaient retrouver leur souverainet� et leur noblesse en m�me temps que le pays retrouvait son ind�pendance, or dans l'intervalle les valeurs citadines ont �t� perdues sans qu'elles ne soient relay�es par d'autres en ad�quation avec la nouvelle situation et qui devaient �tre en harmonie avec la libert� retrouv�e, puisque plus rien ne faisait obstacle � l'adoption de notre art de vivre. C�est l� le paradoxe qui, depuis, domine la vie, dicte la ville et les ennoblis de tas d�ordures. La notion de citadin n�est pas bien ancr�e dans notre culture, pourquoi � votre avis ? La notion de citadin r�sume et rec�le un certain nombre de crit�res et se fonde sur l�acceptation et la reproduction de certains signes de sociabilit� signifiants et signifi�s. On ne na�t pas citadin, on le devient. Durant la colonisation les Alg�riens ayant une exp�rience urbaine repr�sentaient moins de 20% de la population musulmane comme on nous qualifiait � l��poque. Et en moins d�une d�cennie, apr�s l�ind�pendance, plus d�un Alg�rien sur deux habite en ville. La majorit� est devenue citadine par effraction (d�un appartement). C�est la ville qui a �cr�� les urbains, or, normalement c�est l�inverse. La culture urbaine dont vous faites allusion a bel et bien exist� autrefois. Le premier noyau urbain d�Alger puise son originalit� dans les apports successifs et continus aussi bien des envahisseurs, des r�fugi�s andalous que des captifs des pays europ�ens. Plus tard, � leur tour, les familles alg�roises accueillaient dans leurs maisons la voisine d�origine rurale venue rejoindre son mari. Elles l�initiaient et l�int�graient � la vie citadine. On ne na�t pas Alg�rois, on le devient. A partir de ces contacts et des adaptations r�ciproques des m�urs, se d�veloppe un style de vie communautaire propre � la Casbah, une Cit� et un art de vivre. Celui-ci est l�expression d�apports continus de la civilisation autochtone et allochtones. Les exodes ruraux r�p�t�s et permanents depuis l�ind�pendance jusqu�� nos jours n�ont jamais �t� encadr�s, � tel point qu�il n�y a pas une r�elle int�gration dans la ville ni � son mode de vie qui diff�re de celui de la campagne ou du village, pourquoi ? Ce n�est pas la r�p�tition de l�exode qui pose probl�me. Toutes les villes du monde connaissent un double accroissement en termes de d�mographie et d�exode. C�est justement la brutalit� de ce dernier qui a perturb� les m�canismes d�int�gration. Le monde rural a toujours d�vers� son trop plein sur la ville, mais � dose hom�opathique. Les citadins accueillaient et initiaient les nouveaux arrivants, toujours minoritaires. Cet �quilibre a �t� rompu avec l�ind�pendance, les r�les se sont invers�s, les codes ont �t� rompus, l�approximation s�est substitu�e � la r�gle, l�int�r�t individuel prime sur le collectif, le para�tre surpasse l��tre, et l�incivilit� est devenue chose courante. Le nouvel urbanisme et les mod�les d�architecture (plut�t constructions) sont le produit d�un r�am�nagement par le vide. Ces improvisations ont radicalement chang� la physionomie de la ville et consid�rablement alt�r� l�art de vivre. Le fait qu�on ait n�glig� l�impact grandissant de la voiture a pr�cipit� la mal-vie et entretenu le chaos. L�environnement d�teint sur le moral des individus, est-ce l�une des raisons qui fait que les Alg�riens sont constamment sur la d�fensive et broient du noir ? Le vide social s'exprime � travers un ensemble de signes d'abandon et d'attitudes de rejet de soi, de l�autre, de tout. Le pays symbolise une gigantesque salle d�attente, les candidats au d�part broient du noir, inventent des mots, intraduisibles, pour dire leur maux visibles. Hogra, hitiste, haraga, Au point o� le langage courant les a adopt�s tels quels. La politique urbanistique ignore les sp�cificit�s des Alg�riens et leur culture. Au nord comme au sud, nous avons pratiquement les m�me formats sans les d�tails qui font qu�on appr�cie de vivre ensemble, quel est votre avis sur la question ? Les interventions sur le tissu urbain durant le dernier demi-si�cle n�ont pas toujours t�moign� un grand respect pour les expressions pr�c�dentes. Aujourd�hui, lorsqu�on parcourt la ville, on est accompagn� par une foule d�interrogations. Comment lire le texte urbain surcharg� de ratures. La ville est un livre que ses habitants (anciens et nouveaux) devraient pouvoir comprendre en marchant et lire en fl�nant. C�est pourquoi tous ceux qui ont pour t�che la gestion ou le remodelage d�un tissu urbain devraient constamment veiller � conserver la lisibilit� et le sens de l��criture d�un espace. Cette t�che n�est pas ais�e dans les grandes villes. La cit� est l�expression de trois �critures (alg�rienne, turque et fran�aise) qui se sont tant�t succ�d�, tant�t juxtapos�es, s�excluant par endroit et se compl�tant en d�autres. Le tout a produit une ville originale. La r��criture d�une phrase (restructuration d�un quartier) ou m�me le changement d�un mot � la suite de l�effondrement d�une maison, implique la lecture pr�alable du chapitre (quartier) tout entier afin que l�ensemble du texte garde le m�me sens, pour que l�habitant retrouve les caract�res dans le r�cit de sa cit�. La ville doit conserver le style qui a domestiqu� l��il qui la regarde. Les restes, les ordures, les d�chets, etc. traduisent le degr� de l�gitimit� du pouvoir et �parlent� l�idiome de la soci�t� qui les produit. Dans les pays dits d�velopp�s les d�chets refl�tent, entre autre, les diff�rents pouvoirs d�achat et de consommation. Leur vue �voque l�hygi�ne, d�grade le cadre de vie et menace la sant� d�une soci�t� � l�abri des microbes. Ils sont � la base d�une nouvelle force politique: l'�cologie, d'un nouveau march� �conomique et d'une nouvelle branche des sciences sociales : la rudologie. La pr�sence de ces dimensions est un indicateur essentiel de la qualit� de la vie et du respect d� � l'individu. Dans les pays dits sous d�velopp�s les ordures symbolisent l��chec et la difficult� � g�rer simultan�ment un pouvoir d�achat incertain et insuffisant et un mode de consommation al�atoire. Elles sont la manifestation permanente de la rupture induite par la facilit� � importer les indicateurs d�une autre croissance et la difficult� � �di-g�rer� les d�chets. Leur pr�sence perp�tue le dialogue entre des gouvernants sourds, masquant leur ill�gitimit� et incapacit�, en se r�p�tant que �les gens sont sales�, et une soci�t� muette (r�duite au silence) pour laquelle le pouvoir �n�est m�me pas capable d�enlever les ordures�. C�est par l�interm�diaire des d�tritus que les muets parlent aux sourds.