Bien avant son d�clenchement historique � l�aube du 1er Novembre 1954, le principe supr�me d�une r�volution alg�rienne s�empara de l�esprit de jeunes nationalistes alg�riens. Leur amour de la patrie et leur fiert� d�autochtones � fleur de peau eurent t�t fait de leur faire prendre conscience des sentiments s�culi�rement refoul�s par leur ascendance. Leur courage et leur d�termination � manifester de fa�on claire et �vidente leur originalit� devant l�occupant ne s��taient jamais affaiblis malgr� la pers�cution implacable dont ils �taient victimes. De l�Emir Khaled (fondateur du mouvement r�formiste) au FLN, en passant par Ahmed Messali Hadj, les jalons marquant le chemin vers la libert� �taient solidement pos�s... Chabane Si Amr, n� � Aokas en 1930, faisait partie de ces jeunes adeptes du nationalisme � outrance. A dix-huit ans d�j�, il commen�a � militer sans rel�che en sensibilisant son entourage sur la n�cessit� de r�agir d�une fa�on ou d�une autre contre le pouvoir colonial. Observateur lucide et perspicace, Chabane Si Amr avait un caract�re autoritaire, ce qui lui valut le surnom de �jeune r�volt�. Bien qu�il fut parmi une nombreuse fratrie le pr�f�r� de son p�re Messaoud, il entrait souvent en conflit avec celui-ci dont il n��pousait pas les id�es et les principes d��ducation. Son cousin, Chabane Za�d, parle de SiAmr avec beaucoup d��motion et d�admiration dans la voix : � Si Amr avait pour ami intime Djabri Mohand. Tous deux �taient ins�parables. Au cours de la matin�e, ils nous r�unissaient au caf� Sa�di, et commen�aient leur travail de sensibilisation en suscitant chez nous un int�r�t grandissant m�me si, souvent, nous ne comprenions pas la signification de certaines expressions volontairement sibyllines. Par exemple, � la fin de la diatribe contre le colonialisme, Si Amr lan�ait sans autre explication la tournure �terrorisme avant tourisme�. Ce fut en 1953, une ann�e avant le d�clenchement de la r�volution, que nous commencions � comprendre certaines choses.� Chabane Za�d se souvient aussi que cette ann�e-l�, lors des �lections l�gislatives pour lesquelles Ferhat Abb�s �tait candidat, celui-ci vint faire sa campagne � Aokas en compagnie de Ahmed Boumendjel. Mais avant m�me la prise de parole, des perturbateurs envoy�s par le pouvoir colonial emp�ch�rent la tenue du meeting. Dans le brouhaha qui s�en suivit, Ahmed Boumendjel r�ussit � crier au-dessus de la m�l�e : �Si Dieu nous pr�te vie, nous reviendrons � Aokas.� ... Choisir comme �pouse Houria La religion musulmane constituait le th�me principal des longs entretiens de Si Amr. En d�crivant les actes d�h�ro�sme du proph�te, de Hamza, de Ali ou de Khaled Ibn Walid pendant les c�l�bres batailles engag�es pour le triomphe de l�Islam, l�orateur souhaitait exalter la fiert� de son jeune auditoire ; puis, sans transition, il passait de cette sainte et juste �pop�e � la colonisation maudite et injuste de l�Alg�rie. La transposition habilement men�e produisait toujours l�effet patriotique esp�r�. Parall�lement � ces r�unions clandestines, SiAmr �coulait plusieurs exemplaires d�une revue rapport�e r�guli�rement de Constantine o� il poursuivait des �tudes � l��cole fond�e par Ibn Badis. Il distribuait la publication en fixant des prix diff�rents, selon la condition sociale du lecteur. Port�es � la connaissance du pouvoir colonial local, les activit�s de Si Amr lui valurent d��tre convoqu� chez l�administrateur Maurizeau. Celui-ci lui dit sans ambages : �Pourquoi et pour qui faites-vous de la propagande ? Et � quoi sont destin�s les fonds que vous collectez en vendant votre revue ?� Calmement, en souriant m�me, Si Amr r�pondit : �Pour ce qui est de votre premi�re question, en faisant l��loge de l�Islam, notre religion, on peut dire en effet que je fais de la propagande pour le compte du Cr�ateur. Quant aux fonds recueillis, ils serviront � construire dans notre pays une mosqu�e � l�image de celle de Tunis, Djema� Zitouna, pour permettre aux musulmans alg�riens de disposer aussi d�une universit� populaire.� L��chappatoire de Chabane Amr convainquit-elle l�administrateur ? En tout cas, le militant alg�rien ne fut plus inqui�t� outre mesure. Il continua cependant � organiser des rencontres avec les jeunes qui l��coutaient en savourant ses paroles. Chabane Za�d se souvient de l�une de ces pr�cieuses formules : �Il nous disait de choisir comme �pouse Houria. De ne pas oublier que des peuples entiers se sont sacrifi�s pour obtenir la main de cette Houria. Que Houria �tait l�avenir de l�Alg�rie. Que si Dieu le voulait, nous rencontrerions enfin cette fameuse Houria.� Assur�ment, un jour de juillet 1962, Houria sourira aux Alg�riens... Au mois de d�cembre 1954, alors qu�ils �taient en promenade dans le col de K�frida, Si Amr montra une arme de poing �un 9 mm � � son cousin en lui faisant remarquer : �Sais-tu, Za�d, qu�avec cette petite chose, on peut tuer beaucoup de soldats fran�ais ?� �Oui, mais les soldats ont beaucoup de fusils�, r�pondit Za�d prudemment. �C�est vrai, ils disposent d�un armement consid�rable, mais nous, nous avons la volont� du peuple�, conclut Si Amr en pointant son pistolet vers une cible imaginaire... Dix mois apr�s son d�clenchement, la r�volution alg�rienne avait franchi avec assurance la premi�re �tape de son parcours contre l�occupation fran�aise. Puis arriva dans le Constantinois le lancement de l�offensive �clatante du 20 ao�t 1955. Les op�rations arm�es vis�rent l�ensemble des installations et centres vitaux coloniaux : postes de police et de gendarmerie dans les villes, fermes des colons dans les villages et les campagnes. L�Alg�rie aura son ind�pendance avec ou sans moi A cette date, Chabane Za�d �tait cuisinier � Aokas chez le colon Henri Aubertier. En entendant la r�flexion de son patron, commentant avec un autre exploitant fran�ais l�attaque des combattants alg�riens, il comprit que la R�volution �tait irr�versiblement en marche. �Heureusement qu�on avait les blind�s et les avions, sinon... Tu sais, les salopards, ils avaient des armes de guerre�, s�offusqua le gros et poussif colon. Six mois auparavant, apprenant par la presse l�arrestation de Mustapha Benboula�d le 11 f�vrier 1955 � la fronti�re libyenne, Henri Aubertier s�adressa � son cuisinier avec un sourire de d�dain : �On vient d�arr�ter un gros gibier. Ah ! ces fellagas ! Avant, ils �taient satisfaits d�avoir l�os, aujourd�hui, ils demandent le gigot !� A cette �poque, Chabane SiAmr exer�ait le m�tier d�enseignant de langue arabe depuis six mois � Tizi N�Berber en compagnie d�un militaire qui, lui, dispensait des cours de fran�ais. Entre les deux coll�gues na�tra une profonde sympathie. Pour pouvoir poursuivre ses activit�s politiques dans sa r�gion, Si Amr refusa un poste lucrativement int�ressant de notaire propos� dans une ville �loign�e. De plus, sa profession d�instituteur lui permettait de transmettre � ses �l�ves sa fibre patriotique dont il �tait impr�gn� depuis son adolescence. Un jour, son coll�gue et ami vint l�avertir d�un danger imminent : ��coute Amr, sur d�cision de l��tat-major on viendra t�arr�ter demain. Je ne veux pas qu�il t�arrive malheur d�autant que je suis contre cette sale guerre. Allez, il faut partir sans d�lai.� SiAmr prit cong� de ses �l�ves, offrit sa montre � l�un d�eux (1), et s�en alla rejoindre l�arm�e r�volutionnaire en laissant derri�re lui famille, amis et biens. Au maquis, SiAmr se distingua si bien qu�il obtint rapidement le grade d�officier de l�ALN. Mais son caract�re rude et rev�che, d�un id�alisme absolu, le tra�nera quelque temps apr�s devant le tribunal militaire o� il sera jug� et condamn� pour d�sob�issance � un ordre sup�rieur. A la fin de la prononciation de la sentence par le juge colonel, Si Amr sourit. Le magistrat eut un haut-le-corps et l�apostropha : �-Pourquoi souris-tu ? - En ce moment, mon c�ur est heureux. - Comment �a heureux ? - A pr�sent, je suis s�r que la R�volution est dirig�e par de vrais hommes, et que l�Alg�rie aura son ind�pendance avec ou sans moi.� Emu devant tant de patriotisme, le juge officier ordonna sur-le-champ la lev�e des sanctions prises contre le pr�venu ainsi que la restitution de son arme. SiAmr mourra au champ d�honneur en 1961, � Draa El Mizan, en Haute- Kabylie. Il avait trente-et-un ans.