[email protected] Sur les genoux de sa grand-mère, en cette nuit glaciale, Manel, sept ans, réclame comme chaque soir une histoire. - Grand-mère, raconte-moi la guerre - Tiens, ce soir je vais te parler des abris. En ce temps-là, j'étais juste un peu plus grande que toi. Khalida, fille unique, se souvient encore du sifflement des avions allemands qui survolaient le ciel d'Alger et jetaient leurs bombes. C'était en 1939, en pleine Seconde Guerre mondiale. Elle avait neuf ans et habitait à l'époque le quartier de Belcourt, Laâqiba, ex-rue Cambrai. Dès les premières lueurs du crépuscule, elle appréhendait les vrombissements des engins, qu'elle détectait la première. Dans la rue, les éléments de la force passive rappellent aux habitants d'éteindre les lumières pour ne pas attirer les foudres du ciel. La maman de Khalida, dans un geste automatique, fermait ses persiennes, les couvrait d'un tissu noir puis s'enveloppait de son haiek pour sortir. Son époux, quant à lui, prenait tout son temps, il mettait sa veste, sa chechia stamboul, se chaussait et prenait le soin de lasser ses souliers avant de quitter la maison. Khalida, terrorisée, ne pouvait attendre tout ce cérémonial. Il fallait faire vite et rejoindre l'abri Cervantès qui se trouvait à dix minutes de la maison. Elle avait une peur bleue de cette sirène, elle s'empressait de sortir avant tout le monde. Elle prenait ses jambes à son cou en criant «Cervantès ! Cervantes !» afin que ses parents la rejoignent, et courait à en perdre haleine. Dans une course folle, les habitants se bousculent pour arriver à bon port. Les tirs des canons éclairent le ciel, elle tient son ventre avec la trouille d'arriver trop tard. «Un jour, j'étais obligée de me réfugier dans une cave aidée par un élément de la défense passive. Ce soir-là, je ne sentais plus mes pieds qui ne pouvaient plus me supporter». Arrivés dans ces immenses galeries, les Algérois s'amassent non loin de l'entrée, dans un silence religieux, ils attendent le retentissement de la seconde sirène les prévenant de la fin des bombardements. «Ça durait une demi-heure, trois quarts d'heure, parfois une heure, ça me paraissait une éternité. J'étais tétanisée, figée, je fermais les yeux, me bouchais les oreilles, j'avais l'impression que mon cœur allait sortir de ma bouche. Je me souviens de Mme Antoine, une Maltaise qui habitait notre quartier, elle a fait pipi sur elle. Elle était vieille et avait toutes les peines du monde à rattraper les autres ; dans ces moments-là, chacun pour soi. Je me rappelle que dans l'abri de Bab-El-Oued, où les gens devaient descendre les escaliers pour atteindre la galerie, une femme est morte piétinée. Il faut dire que la foule était impressionnante. Des abris il y en avait un peu partout à Alger et dans tout le pays. Je suppliais mon père de nous cacher dans celui du boulevard, il était grand, il y avait même des petites pièces, et on pouvait y passer la nuit. Il suffisait de prendre son couchage. Les abris ne fermaient jamais. C'est ma triste histoire avec les abris. Cela m'a tellement traumatisée que mes parents et moi avons quitté Alger pour nous réfugier à la campagne. Je suis heureuse aujourd'hui, à 84 ans, qu'ils soient fermés, et que tu n'aies jamais un jour à t'y cacher.»