Par Belkacem Lalaoui �C�est l�id�e morale qui forme le caract�re d�une nation.� (Dosto�evski) Depuis des d�cennies, les formes de violence qui se manifestent en Alg�rie, de fa�on r�currente, aussi bien � l��cole qu�au sein des enceintes sportives, ne font que traduire le face-�-face abrupt de l�individu et de la soci�t�. On assiste, en effet, � une v�ritable d�sorganisation sociale avec la perte de valeurs, de liens de solidarit�, l�absence de r�gles, le retour au chauvinisme gr�gaire et la n�gation de toute morale. Ces formes de violence nous fournissent un �clairage sur le manque de socialisation m�thodique, dans l��ducation et la formation de la jeunesse. Elles nous enseignent que les �groupements interm�diaires�, con�us comme espace de m�diation et indispensable � une relation �quilibr�e entre l�individu et la soci�t�, ont d�sert� le mouvement sportif alg�rien. C�est ainsi que le groupe interm�diaire qu�est l��association sportive �, qui joue un r�le important dans l�apprentissage de la culture sportive et de la valorisation de l�esprit de solidarit�, n�est pas institu�e d�une fa�on rigoureuse proche de ce qui se passe dans d�autres soci�t�s dot�es de syst�mes �ducatifs dynamiques et performants. Or, l�association sportive est un des supports privil�gi�s de l��ducation sociale ; elle offre une voie positive � la socialisation de la jeunesse et accompagne, � ce titre, le processus de changement social. En effet, l�adh�sion � une association, un groupe, une �quipe, contribue efficacement � l��panouissement du jeune et � la construction de son identit� dans sa triple dimension affective, morale et sociale. L�appartenance � une association introduit � un r�seau de solidarit� fraternelle. V�ritable lieu o� s��labore et s�enracine une culture sportive, l�association sportive constitue un espace d�action et d�expression o� la jeunesse vient se cultiver par le sport, au contact d�autrui. Per�ue par de nombreux parents comme un milieu prot�g� des manipulations politiques, de la drogue, de la corruption financi�re et de la violence, l�association sportive est cens�e pr�parer � un �id�al de conduite� en transmettant des r�gles, normes, valeurs et dispositions particuli�res destin�es � gouverner certaines conduites, comme la tol�rance, le respect de la r�gle, l�ouverture � autrui, etc. D�veloppant le go�t des initiatives et des responsabilit�s, elle participe activement � la mise en place d�une �ducation citoyenne, qui est pr�sente dans le sport par ce respect de soi et des autres. C�est un lieu o� une g�n�ration passe � une autre la science de ses gestes sportifs et de ses mani�res de penser et de faire. En effet, dans une association sportive, on vient pour s�approprier l�esprit de la communaut� � laquelle on appartient, c�est-�-dire � �tout ce qui est confiant, intime, vivant exclusivement ensemble� et qui s�oppose en tous points � la forme �soci�taire�, d�finie comme �groupe d�individus organiquement s�par�s� et au sein duquel �chacun est pour soi et dans un �tat de tension � l��gard de tous les autres�. Alors que dans la communaut�, les individus �restent li�s malgr� toute s�paration�, dans la soci�t�, ils sont �s�par�s malgr� toute liaison� (F. T�nnies). Selon le philosophe R. Debray, la p�rennisation des id�es, savoir, savoir-faire, croyances, repr�sentations, ne peut se passer du �fil conducteur et trans-g�n�rationnel d�une institution�. Dans cette perspective, l�institution �association sportive� s�av�re �tre un outil p�dagogique par excellence d�acquisition culturelle o� va se fonder et se structurer �un corps de r�gles morales �. Territoire p�dagogique singulier d�ouverture et de rencontres, l�association constitue la cellule �l�mentaire au sein de laquelle le jeune, ce citoyen en devenir, commence � agir, � sentir et � penser avec les autres. En milieu scolaire et universitaire, l�association sportive est un moyen incomparable, qui aide � structurer un espace de communications interindividuelles, signifiantes et apais�es, c�est-�-dire une �sociabilit� de solidarit�. Cet espace culturel sportif, anim� par des �ducateurs comp�tents, �chappe aux d�rives de la comp�tition intensive. A sa fa�on donc, l�association sportive facilite la culture de la participation active et citoyenne en encourageant, notamment le dialogue, la convivialit�, la sociabilit� festive, la reconnaissance mutuelle, l�intercompr�hension, l�amiti�, la camaraderie, la solidarit�, le d�vouement b�n�vole, la joie sociale, etc., qui sont les dimensions essentielles de la vie associative au quotidien. Malheureusement, le mouvement sportif n�a pas su instaurer un �mod�le organisationnel� de la pratique sportive associative, c�est-�-dire une forme sp�cifique d�expression culturelle alg�rienne du sport, qui favoriserait la formation d�un �mod�le moral� de pratique sportive n�cessaire � la sociabilit� de l�individu et � la coh�sion de la soci�t�. Pour le mouvement sportif alg�rien, le sport ne fait pas partie int�grante de la formation de l�homme et du citoyen. Le jeu sportif n�est pas per�u comme une forme de culture corporelle. Le sport est un simple spectacle destin� � amuser la pl�be : les �gens de peu�. Et pour preuve, le politique n�a jamais eu une r�elle volont� d�installer la pratique sportive associative en milieu scolaire et universitaire. Cette attitude, on la retrouve dans plusieurs pays en voie de d�veloppent, qui ont tendance � se m�fier des �espaces de jeu�, et plus particuli�rement des �associations� concernant au premier chef la jeunesse, car synonymes pour eux de libert� d�expression. En enfermant la vie associative sportive dans un syst�me compl�tement ficel� et st�rilisant, le politique a contribu�, en grande partie, � l�isolement et � la marginalisation de la jeunesse. Il l�a priv� de cette forme d�expression �l�mentaire des �changes sociaux, de ces multiples formes de relations de personne � personne (jouer ensemble, se regarder, converser, se disputer, s�aimer, s�duire, se jalouser�), qui lient constamment les individus entre eux. Aujourd�hui, en rupture de liens avec les autres, la jeunesse est devenue muette et agressive : elle ne sait plus parler ensemble pour construire un consensus. Sa vision du monde s�est r�tr�cie : elle n�est plus en mesure de p�n�trer en profondeur la communaut� humaine, c�est-�-dire de s�approprier les ressorts et les fondements �l�mentaires de la vie en soci�t�. Le monde avec lequel elle est en contact n�est plus consistant. Indiff�rente, elle ne s�accroche � rien. Etonnamment, sa gourmandise pr�f�r�e n�est pas la r�gle morale mais l��meute, c�est-�-dire l��exaltation des activit�s destructrices et des qualit�s qui s�y rattachent�. La pratique sportive associative : un lieu d�apprentissage de la r�gle morale Un auteur comme G. Simmel accorde une importance capitale � la symbolique des associations, qui jouent un r�le dans la transmission des r�gles de culture entre les membres de la soci�t� et qui lient les individus entre eux, tout en permettant de conserver l�unit� collective. Il n�y a pas de vie ni d�action commune sans une soumission � la r�gle, et c�est pr�cis�ment par cette soumission que s�affirme la libert� du citoyen. La mise en forme de la socialisation est donc une condition de la vie en soci�t�. Elle suppose, selon E. Durkheim, le passage d�une solidarit� m�canique par �imitation ext�rieure� � une solidarit� organique par �coop�ration et compl�mentarit�, qui s�observe bien dans les sports d��quipe. La socialisation est une transmission par la contrainte de �l�esprit de discipline� int�rioris�e, librement, gr�ce � �l�autonomie de la volont�. Contrairement � Durkheim, qui survalorise la contrainte et sous-estime la coop�ration, un auteur comme Piaget �tablit une opposition effective entre les rapports de contrainte fond�s sur les liens d�autorit� (soci�t�s traditionnelles) et les rapports de coop�ration fond�s sur le respect mutuel et l�autonomie de la volont� (soci�t�s modernes). Le passage des premiers aux seconds est pr�sent� comme r�sultat conjoint d�une ��volution mentale� et d�un �d�veloppement moral�, qui rendent possible la construction volontaire de nouveaux rapports sociaux y compris par les enfants eux-m�mes. Le passage de la contrainte � la coop�ration, c�est-�-dire de la soumission � l�ordre social (parental et scolaire), � l�autonomie personnelle dans la coop�ration volontaire (avec les adultes et les enfants, constitue un point essentiel dans l�analyse piag�tienne de la socialisation. Dans cette perspective, l�homme n�est moral que dans la mesure o� il est social, c�est-�-dire apte � d�velopper des comportements d�int�gration, de coop�ration et d�entraide. C�est dans son ouvrage Le jugement moral chez l�enfant, que Piaget d�finit le noyau dur de sa conception de la socialisation : le jeu. En effet, en interrogeant les enfants en train de jouer, et en analysant les r�ponses fournies, ce p�dagogue suisse identifie, au point de vue de la pratique des r�gles, quatre stades successifs, quatre formes de socialisation correspondant � quatre conceptions de la r�gle et donc � quatre mani�res de jouer. Ainsi, nous dit Piaget, quand un groupe d�enfants joue, �tant du point de vue de la pratique des r�gles que de la conscience de celles-ci, la conduite des enfants varie en fonction de l��ge (�) Chez les �petits�, l�enfant joue seul m�me s�ils sont plusieurs, il n�y a pas de coop�ration. Il n�a donc pas, � proprement parler, le sentiment que l�un gagne et que l�autre perd (�) Les �grands�, au contraire, sont totalement engag�s dans leur jeu. Si on les interroge sur les r�gles, ils r�pondent : �Les r�gles, c�est nous qui les avons faites (�) on peut les changer, � condition de se mettre d�accord mais tant qu�elles n�ont pas �t� chang�es tout le monde doit les respecter.�� A chacun des stades d�crits par Piaget, on peut faire correspondre des formations typiques de socialisation, qui constituent des modalit�s de relation de l�enfant aux autres �tres humains. Selon les observations de cet auteur, seule la r�gle de coop�ration, qui succ�de � la r�gle de contrainte, devient �une loi morale effective�. Ainsi, au terme du processus de socialisation de l�enfant, �les valeurs morales s�organisent en syst�mes autonomes comparables aux groupements logiques�. Chez Piaget, la socialisation est appr�hend�e comme une construction active, une �construction d�un monde v�cu� et �la morale est une sorte de logique des valeurs et des actions entre les individus, comme la logique est une sorte de morale de la pens�e�. La th�orie du d�veloppement de la conscience morale formul�e en six stades, par L. Kohlberg, offre une telle corroboration. En effet, si l�on en croit cette th�orie, la capacit� morale de juger se d�veloppe de l�enfance � l��ge adulte, en passant par l�adolescence, selon un mod�le invariant. En accord avec le mod�le piag�tien, Kohlberg con�oit le passage d�un stade � l�autre comme un apprentissage, une r�alisation constructive de la part de celui qui apprend. En somme, les deux mod�les de �d�veloppement moral�, expos�s succinctement ci-dessus, nous montrent � quel point il est important d��tre attentif � la formation de la socialisation (de la r�gle morale), qui s�effectue au sein des associations sportives par le biais d�une identification aux adultes (les socialisateurs) avec lesquels les enfants et les jeunes (les socialis�s) sont en interaction continue. Ces derniers d�veloppent des liaisons �motionnelles avec ceux � qui ils s�identifient, en imitant des syst�mes int�gr�s de comportement, et ce, de fa�on spontan�e et non sous l�effet d�un apprentissage sp�cifique. Or, l�identification peut avoir aussi bien un sens positif que n�gatif. En effet, si l�on veut appr�hender l�association sportive, sous l�angle d�une configuration refondatrice du lien social d�veloppant l��change et la coop�ration, il faut veiller � ce que cette institution d��ducation et de formation soit pourvue d�un encadrement de qualit� au triple plan comportemental, moral et technique. Ce qui est loin d��tre le cas chez nous. La pratique sportive associative : un lieu de r�sorption des �conflits� et de promotion de la �reconnaissance� et de l��intercompr�hension� entre les individus G. L�schen consid�re que les comp�titions sportives, dans les soci�t�s modernes, �reproduisent de nombreuses caract�ristiques de la double organisation des soci�t�s tribales�. Articulant entente et conflit (coop�ration et concurrence, partage et rivalit�, solidarit� et individualisme, etc.), cette double organisation permet de comprendre la place que tient le sport dans la soci�t� d�aujourd�hui. Elle nous permet de comprendre que le combat, la lutte, la rivalit�, dans le sport, est une forme de relation et que le conflit est une force sociale charg�e de signification et dou�e d�une capacit� structurante de la r�alit�. Se mesurer dans une comp�tition sportive, c�est entrer en relation avec l�autre. Dans la comp�tition sportive, on s�unit pour se battre, et �on se bat en se soumettant � des normes et des r�gles reconnues des deux c�t�s�. Processus d�affirmation de soi et de recherche d�expression de la volont� de puissance, la comp�tition sportive est un mouvement de rapprochement entre les individus autant que l�expression d�un affrontement social ma�tris�. En examinant les relations entre le sport, les conflits et la r�solution des conflits, L�schen d�crit toute une s�rie de faits av�r�s qui montrent que le conflit est une dimension int�grante de la comp�tition sportive. La centralit� du conflit dans la comp�tition sportive r�side dans son pouvoir de r�gulation et d�int�gration sociale. L�essai de G. Simmel sur le conflit fournit l�illustration du r�le positif, b�n�fique, que peut jouer ce dernier lorsqu�il prend la forme de la comp�tition sportive saine et loyale. Celle-ci assure une entente entre les adversaires tout en les maintenant sous contr�le. Simmel consid�re le conflit comme une �nergie qui doit se lib�rer et qui doit �tre canalis�e. Moteur d�action sur lequel reposent le fonctionnement et le changement social, le conflit favorise la socialisation des individus par les prises de position qu�il induit ; il participe � la bonne marche de la d�mocratie et de la vie en collectivit� en faisant �clater au plein jour les dysfonctionnements soci�taux et en contribuant � leur r�solution. C�est pourquoi, la comp�tition sportive en milieu associatif �ducatif nous permet, en effet, d�observer la face cach�e du social, c�est-�-dire � tout ce qui produit de l�effervescence, de la passion, de l��motion, du conflit. Dans ses travaux portant sur le �combat pour la reconnaissance�, c�est-�-dire sur la �r�alisation de soi�, A. Honneth consid�re que la soci�t� est organis�e autour de ce qu�il appelle des �sph�res de reconnaissance�, et que les conflits de notre �poque sont des conflits de reconnaissance, d�intercompr�hension. Honneth nous propose de comprendre les �confrontations sociales� sur le mod�le d�une �lutte pour la reconnaissance�. Celle-ci exprime la volont� d�affirmation de soi, d�une identit� parmi les identit�s et donc d�une diff�rence, c�est-�-dire d�un r�le social particulier en tant que celui-ci apporte � la soci�t� une certaine prestation positive. La lutte, le combat, la comp�tition aboutissent � la cr�ation d�une sociabilit� fond�e sur la reconnaissance r�ciproque des valeurs. Alors que chez Habermas, l�autre est imm�diatement un partenaire, chez Honneth, il est d�abord un adversaire. La lutte pour la reconnaissance est � l�origine des progr�s dans la moralit�. Pour cet auteur, c�est seulement dans et par la lutte, que se conqui�rent et se conservent la �confiance en soi�, le �respect de soi� et l��estime de soi�. Ces trois sph�res de la reconnaissance, que les individus cherchent � atteindre par la lutte et qui fondent la responsabilit� morale, produisent des mani�res particuli�res de se comporter, de s�organiser et d�agir. C�est donc dans les relations � l�autre (personnage ou groupe), que le sujet acc�de � la diff�rence et acquiert la reconnaissance de soi et des autres. Pour Honneth, mon identit� c�est ce qui me rend semblable � moi-m�me et diff�rend des autres. La pratique sportive associative participe grandement et intens�ment � fonder cette morale de la reconnaissance, car dans une comp�tition sportive, je contrains toujours l�adversaire � �reconna�tre� mes capacit�s et mes valeurs. Dans ce cadre, la pratique sportive associative est une activit� socioculturelle susceptible d�enrichir et de stabiliser la personnalit� du jeune en le dotant d�une �estime de soi�, c�est-�-dire en lui faisant d�couvrir le �sentiment de sa propre valeur�. En conclusion, force est de constater qu�aujourd�hui, en Alg�rie, la pratique sportive associative en tant que mod�le organisationnel, voire institutionnel de l�activit� sportive ne remplit pas son r�le �ducatif, social et culturel, sous l�angle d�une mission de service public. Elle n�arrive pas � redonner du sens et de la vie � la jeunesse. Les causes d�une telle d�gradation du mouvement sportif sont multiples et ne peuvent �tre r�duites � tel ou tel facteur explicatif ou justificatif simpliste, tels que budget, infrastructure, mat�riel, etc. On ne peut, en effet, s�emp�cher de relever que dans le syst�me �ducatif alg�rien la pratique sportive associative n�est nullement consid�r�e comme un facteur d�int�gration et de socialisation de la jeunesse. Elle ne semble pas constituer un outil p�dagogique propice � r�guler les conflits et � promouvoir la reconnaissance. Dans l�inconscient collectif, l�institution association sportive est synonyme de tricherie, de corruption, de dopage, d�argent, de d�sordre et de violence et donc de l�image d�une agence institutionnelle, qui ne peut transformer le corps et l�esprit de mani�re harmonieuse. Vid�e de sa grandeur morale ant�rieure et simultan�ment de sa puissance �motionnelle, la pratique sportive associative n�arrive plus � assurer la stabilit� et la formation des liens sociaux, identitaires et symboliques. Elle n�est plus � m�me de produire une symbolique culturelle forte. Aujourd�hui, la forme de l��change sportif dans la soci�t� alg�rienne, c�est le mod�le culturel d�un �sport professionnel d�brid� o� l�on encourage de plus en plus les jeunes � s�identifier � quelques stars import�es et � ha�r le �troupeau� local. C�est pour toutes ces raisons que toute l�Alg�rie se trouve, aujourd�hui, assembl�e dans un stade pour vibrer � l�unisson son propre d�sarroi sportif. D�cid�ment, le sport comme pratique culturelle et sociale, en Alg�rie, a failli l� m�me o� il aurait d� concentrer sa priorit� : la socialisation de la jeunesse.