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C'est ma vie
Ammi Makhlouf, le bourrelier (2e partie et fin)
Publié dans Le Soir d'Algérie le 11 - 05 - 2013

Nous avons rencontré ammi Makhlouf dans son vieil atelier en train de fabriquer pour la énième fois un bât. Il est là à le façonner de la même manière en exécutant les mêmes gestes. Il n'a rien perdu de son habilité.
Depuis plus de 75 ans, il travaille avec les mêmes outils : des couteaux pour couper le fil et jadis, les morceaux de cuir ; des ciseaux pour couper le tissu et même la jute ; le poinçon pour percer et faciliter le passage de l'alêne, le rembouroir métallique pour enfoncer la paille et l'étaler équitablement, la lime pour affûter ses outils, etc.
- Y a-t-il quelqu'un pour la relève ? demandons-nous à ammi Makhlouf.
- La relève ! pour faire quoi mon fils ? dira-t-il. Le métier ne fait plus vivre. Si mes enfants n'étaient pas assez intelligents pour exercer d'autres métiers et gagner leur vie convenablement, aujourd'hui, je serai bon à quémander. Croyez-moi mon fils, le métier de bourrelier ne fait plus vivre. J'ai passé ma vie à faire ça, et aujourd'hui, je me retrouve sans aucune ressource. Une bardaâ par-ci, une autre par-là et à un prix qui ne dépasse pas les 2000 DA; Crois-tu que je puisse vivre avec ça par les temps qui courent ? Non. Le métier a commencé à à disparaître depuis que les quatre- roues ont envahi même les montagnes. L'âne et le mulet ne font plus recette. Même les montagnards, qui jadis utilisaient le quadrupède comme moyen de locomotion, n'en ont plus besoin maintenant. Les routes sont tracées jusqu'au dernier village de la montagne. Le gaz de ville est presque partout, les écoles... Personne n'a besoin de l'âne aujourd'hui. Il y en a quelques-uns qui les demandent pendant la cueillette des olives, mais cela reste insuffisant. Qu'en sera-t-il de ce métier ? Eh bien, il va disparaître. Personne et crois-moi, personne ne le regrettera. D'ailleurs, même en ce qui me concerne et malgré une certaine nostalgie, je t'avoue que la vie d'aujourd'hui est bien meilleure que celle d'antan. C'est vrai que dans le temps, les gens étaient heureux dans leur dénuement que le sont aujourd'hui les gens dans leur opulence, mais malgré cela, la misère de jadis était pénible. Les gens ne mangeaient pas à leur faim ; c'étaient les maladies qui les emportaient par dizaines, l'avilissement et l'asservissement régnaient en maîtres. Non mon fils, aujourd'hui, Dieu merci, nous avons recouvré notre indépendance, nous possédons des richesses et nous avons acquis une avancée technologique ; les routes, les bâtiments, le gaz de ville, l'instruction, le téléphone portable, l'informatique et l'Internet, il n'y a pas de comparaison à faire. Pour tout vous dire, malgré la gaieté d'antan, je préfère la vie d'aujourd'hui. Dieu merci, j'ai vécu assez longtemps pour goûter à tous ces fastes. Quant à la bourrellerie, eh bien ! qu'elle disparaisse. D'ailleurs, je vais te raconter une anecdote. C'était dans les années 1950, bien avant le début de la révolution de 1954. Un jour, une équipe d'experts français est venue voir mon père et moi à l'œuvre. Ils se sont présentés comme étant des représentants du gouvernement venus nous aider. Ils voulaient savoir comment on travaille pour, disaient-ils, nous aider en nous fabriquant des machines qui puissent nous faciliter la tâche. Ils étaient là pendant plusieurs heures, mais avant la fin de la journée, et voyant minutieusement comment on faisait ; quels étaient les moindres gestes que nous faisions pour fabriquer les bardaâ ou bâts, ils se sont ravisés en nous disant qu'aucune machine ne pouvait faire notre travail. Ils sont repartis, et depuis, je n'ai plus entendu parler, même ailleurs, d'une machine qui fabrique les bâts ou même les selles. C'est vous dire que notre métier était des plus nobles. Il fallait voir comment on fabriquait certaines selles avec du cuir, et certaines pièces de cuivre, c'était un régal. «La jeunesse perd les repères et ce n'est pas du tout rassurant pour l'avenir du pays.» Ammi Makhlouf marque un temps d'arrêt qui semble l'emporter vers un temps lointain, un temps où l'artisanat avait une valeur, où le produit fabriqué avec des mains expertes, des mains magiques, était valorisé et payé au prix fort. Et comme pour se confesser, il nous dira tout de go : «Aujourd'hui, bien que le bât et tous les accessoires comme la bride, le sanglon, les étrivières, les éperons soeint très demandés ailleurs et achetés par des gens pour les garder comme souvenirs de leurs ancêtres, chez nous, c'est à croire que l'acculturation a atteint un tel degré que les gens n'aiment plus évoquer leur passé ou même avoir des choses qui pourraient le leur rappeler. C'est dramatique. Ils ont abandonné d'une façon déconcertante certaines pratiques, certains habits, certaines habitudes culinaires, qui sont pourtant notre identité. Je veux parler du burnous, du haïk, de la robe kabyle ou rouba, comme on l'appelle, de la galette, du couscous, des crêpes, des nouilles, des plombs, de la chakhchoukha, et j'en passe ; que reste-t-il de tous ces mets ? Aujourd'hui, nos filles ne veulent même pas en entendre parler. Qui porte le burnous aujourd'hui ? Personne pratiquement. Tout ça est grave et dramatique pour notre pays. Le progrès oui, le développement oui, mais en préservant le passé. Cela ne se passe pas ainsi chez nous, et c'est dommage mon fils.» «Du haut de mes 93 ans, j'ai beaucoup de respect pour votre génération et les progrès que vous avez atteints grâce à l'instruction, mais croyez-moi, j'ai également beaucoup d'amertume. La jeunesse d'aujourd'hui perd facilement ses repères et ce n'est pas du tout bien pour l'avenir du pays. J'espère de tout cœur que je me trompe mon fils...» Nous avons écouté avec religiosité les paroles sages de ammi Makhlouf, et ce n'est que lorsqu'il nous pria de le laisser achever son travail et de nous souhaiter bonne chance que nous nous sommes rendu compte que nous étions là à écouter un vieillard, bourrelier de son état depuis... 75 ans. L'un des derniers témoins d'un métier en extinction... «Je n'ai pas de pension mais je remercie Dieu de m'avoir donné six enfants.» Ammi Makhlouf qui ne possède aucune pension ou retraite nous raconta, avant de le quitter, une anecdote. C'était au début des années 1980. Ayant une maladie chronique, il voulait savoir s'il ouvrait droit à la gratuité des médicaments. Oui, lui répondit-on, mais à condition de remplir un fichier auprès de la direction de l'action sociale de la wilaya. Une fois sur place, le premier agent rencontré sur les lieux lui dira que pour pouvoir lui remplir la fiche, il doit d'abord ramener tel et tel papier, tel et tel extrait, tel et tel document et en arabe et la majorité depuis la commune de naissance, les Ouacifs... Ammi Makhlouf n'est jamais retourné à la DAS...


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