[email protected] Elle regarde par sa fenêtre, vérifie furtivement qu'aucune paire de yeux ne la scrute, puis balance de son 6e étage un sac en plastique rempli de pain rassis et retourne dans sa cuisine récurer son évier. Notre ménagère a horreur de cet aliment qui traîne sur la table et que ses enfants ainsi que son époux refusent de terminer. Avec beaucoup de «scrupule», elle n'ose pas mêler ces restes avec ses ordures. Alors, elle les ramasse et les empile dans un sachet noir et chaque soir, discrètement, elle s'en débarrasse. Le matin, toujours réveillée la première, elle enfilera son hidjab, et ira chercher ses baguettes de pain doré tout chaud. Elle en prendra toujours plus qu'il n'en faut, de peur de tomber en panne. Et autour du petit-déjeuner, elle se fera un plaisir de préparer des tartines à ses enfants et à son mari. Le pain croustillant est dégusté avec délectation, et pour ne pas déroger à la règle, quelques morceaux seront abandonnés sur la table que notre maîtresse de maison s'empressera de mettre dans le sac «spécial pain». Elle vaquera ensuite à ses occupations et, l'après-midi, papotera des choses de la vie avec la voisine. Cette dernière, outrée, évoquera une scène à laquelle elle avait assisté la veille. - Tu ne devineras jamais qu'est-ce que j'ai vu hier soir. J'étais tranquillement adossée à la fenêtre de la cuisine, histoire de prendre l'air, quand soudain je vois une chose noire tomber du ciel, et dans un bruit assourdissant atterrir parterre. Et c'était quoi à ton avis ? Un sac poubelle. Malheureusement, je n'ai pas pu voir d'où il provenait. Il m'aurait entendu le fauteur ! Prenant son air le plus ahuri, elle répond : - Quelle horreur ! il y a des gens qui jettent leurs ordures du balcon ? Mais c'est une honte ! - Il y a pire ! Ceux qui mélangent ennâma avec le reste des détritus. - Mais ils n'ont aucun sens du civisme ni de morale. Jeter du pain ? Ils seront brûlés en enfer ! - Ça me fait toujours mal au cœur de voir ces amas de sacs remplis de pain joncher le sol. Heureusement que d'autres le récupèrent et le recyclent. Les femmes n'ont à ce point plus d'idées ? A notre époque, d'abord on n'achetait pas des quantités gastronomiques, et puis, quand il en restait, on le transformait. On en faisait de la délicieuse tchekhtchoukha, ou du pain perdu. Tu sais, ces tranches de pain rassis que l'on trempe dans du lait et des œufs et que l'on fait frire, ensuite on les saupoudre de sucre. Les enfants adoraient ça. Aujourd'hui, on est pressé de s'en débarrasser. Elle en avait assez entendu pour cette journée. Notre «lanceuse» de pain écourtera la conversation, et retournera chez elle. Et comme piquée au vif, elle s'en prendra à sa voisine qu'elle traitera de médisante : «Elle ferait mieux de s'occuper de ses oignons, cette vieille mégère !»