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Tabouânant s’accroche à ses oliviers
Le royaume oublié des Ath Abbès
Publié dans Liberté le 15 - 04 - 2004

Quand on arrive à Tabouânant au bout d’une longue piste poussiéreuse, on est, de prime abord, frappé par le calme qui y règne. Le silence n’est meublé que par les chants des oiseaux, par ailleurs fort nombreux, dans les arbres et les ravins alentours. À l’entrée du village, l’école est fermée et abandonnée “depuis deux ans parce qu’il n’y avait pas plus de 10 enfants scolarisés�, nous apprennent les deux seules personnes que nous trouvons sur ce qui a l’air d’être la place centrale du village. Deux “imgharen� adossés à un talus et qui se chauffent les os au soleil timide du mois de mars. “D’ailleurs, ici, il n’y a ni cheikh likoul ni cheikh el-djamaâ. Ils refusent de venir dans ce bled perdu.� Il est difficile de croire que ce hameau, aujourd’hui déserté, ait un jour eu une réputation dans toute la Kabylie et même au-delà pour ses boiseries.“On fabriquait des portes, des fenêtres, des chevrons, des madriers, des lambourdes et bien d’autres choses encore et on les vendait partout. D’ici jusqu’à Bougie et de Bouira jusqu’à Sétif�, nous dit l’un des derniers artisans du village, un homme qui manie encore la scie à 76 ans passés. “On choisissait d’abord les meilleurs arbres, ceux qui n’avaient pas d’imperfections et on les coupait à l’insu du garde-forestier qui faisait ses rondes à cheval�, ajoute-t-il avec une pointe de nostalgie dans la voix. “Aujourd’hui, les jeunes ont tous quitté le village et personne ne veut reprendre le métier�, finit-il par lâcher dans un soupir de regret.
Durant la révolution, le village a été vidé de ses habitants qu’on a déportés vers Ighil Ali. Les autorités coloniales, pour couper aux moudjahidine tout soutien logistique, ont déporté ainsi les populations de 19 villages dans les environs. Le colonel Amirouche y venait fréquemment. “Il avait plus de 500 combattants ici�, nous apprend-on. “C’est l’un des rares villages où il pouvait enlever ses pataugas�, nous dit-on avec fierté. Au légendaire baroudeur, on servait des “matlouâ� car il n’avait plus de dents, se souvient-on encore. La région, à cause de son relief accidenté et fortement boisé et à cause de l’esprit de rébellion qui a toujours animé ses habitants réfractaires à tout envahisseur, a été l’un des bastions de la lutte pour l’indépendance. En 1954, la résistance d’El- Mokrani était encore dans toutes les mémoires. Il ne s’agissait pas de prendre les armes mais de les reprendre.
Ici, on vous raconte que l’indépendance qui a “démarré� d’Alger en 1962 n’est toujours pas arrivée jusqu’ici. Elle a dû se perdre en route, car ses bienfaits sont inconnus de ce côté de la montagne. Seule l’électricité est arrivée à bon port en 1987 sur la propre initiative des gens de Tabouânant. “Il a fallu mettre la main à la poche pour l’achat des poteaux et la main à la pâte pour les planter en terre !�. Pour le téléphone, la route, le centre de santé et toutes ces petites choses qui vous rappellent que vous avez quitté le Moyen-âge, il faudrait, selon les dires des gens, une autre révolution, celle de 1954 ayant capoté.
Un village mort deux fois
Ici, jeunes ou vieux, on ne parle que de deux choses : les drames de la guerre et les misères de l’indépendance. Le village est mort une première fois lorsque ses habitants ont été forcés à le quitter pendant la guerre, et une deuxième fois lorsque les terroristes islamistes ont pris le relais des paras de Bigeard pour imposer leur diktat.
Ils sont arrivés un jour ou plutôt un soir de l’année 1995 pour fondre sur le village comme une nuée de sauterelles. Après s’être livrés à leur petit prêchi-prêcha, ils ont démoli quelques postes-radio et fracassé des cadres sous prétexte que cela était “haram� mais le pire, malheureusement, ne tarda pas à arriver. Un jeune policier du nom de Benmessaoud Farid est tombé entre leurs mains.
Il a été emmené avec eux, torturé, égorgé et décapité. Son corps a été exposé sur une pompe à essence et sa tête empalée sur un piton à Tizi Lekhmis. Cela a donné lieu à un autre exode massif. Aujourd’hui, les portes de Tabouânant ne sont plus qu’un souvenir. Oubliées aussi les figues qui faisaient sa renommée. Tout de même, le village s’est fait une autre spécialité : les troupes folkloriques des Idhabalen. Il en possède déjà deux, fort bien appréciées dans toute la contrée. Abdelaziz Djaoud qui se définit comme artiste du folklore est, à 25 ans, l’un des précurseurs de ce genre musical. L’été, habillés à la traditionnelle, ils vont animer les fêtes de mariage dans les villages.
ça recrée la tradition et ça vaut mieux que d’aller s’expatrier ailleurs. “Les oliviers sont la seule chose qui nous retiennent ici�, dit-il en parlant de la vingtaine de familles qui s’accrochent encore à ses collines et à leurs lopins de terre. Aujourd’hui, ils doivent, en exploitant leurs parcelles, faire face à un nouvel envahisseur, le sanglier. Des hordes de sangliers affamés dévastent tout sur leur passage.
Le pire c’est qu’on ne peut même pas les combattre car, on ne leur a pas restitué leurs armes malgré leurs nombreuses demandes. “Pas étonnant, dit un vieux monsieur presque grabataire, l’État ne se manifeste ici que pour prendre nos voix ou nos armes !�
D. A.
Mohamed Akli Belbachir, mémoire combattante de Mouka
“Un homme ne partage ni sa femme ni son fusil�
Le village de Mouka, aux confins de la wilaya de Béjaïa, fait partie de la commune d’Ighil Ali. Il y a quelques décennies c’était le contraire. Ighil Ali faisait partie du douar Mouka où officiait le caïd Abzar. Bien avant, le village était un poste avancé du royaume des Ath Abbès. Encore plus avant, il était situé ailleurs et s’appelait Chouarikh. Aujourd’hui, c’est un modeste village constitué de deux hameaux qui se font face, les Ath Ahmed et les Ath Saïd. Petite digression au passage, Ath Saïd est le village natal de Abdelmalek sellal, ministre ayant occupé plusieurs postes et actuel directeur de campagne de Boutef.
Entourée d’immenses forêts dont il ne reste, aujourd’hui, que quelques lambeaux boisés, Mouka est également un village déserté par la majorité de ses habitants. La plupart exercent le métier de boulangers et gagnent leur pain en fabriquant celui des autres. Ceux qui persistent à vivre ici cultivent un petit lopin de terre, élèvent quelques têtes de mouton ou quelques chèvres en menant la rude et paisible vie du montagnard, rythmée par les saisons et les travaux qui s’y rattachent.
Le village a connu un exode massif avec l’arrivée des terroristes qui ont installé une base arrière à quelques encablures de Mouka et y faisaient de fréquentes incursions. En 1994, deux maisons appartenant à des résistants ont été brûlées et leurs propriétaires n’ont dû leur salut qu’à la fuite.
Non loin de Mouka, sur le col de Tizi Tevladhine, nous avons la chance de tomber sur un personnage haut en couleur. Belbachir Mohamed Akli est, à 77 ans passés, un homme très actif. Celui que l’on appelle familièrement “Rougi� est ancien moudjahid qui n’a toujours pas déposé les armes. Il s’est encore illustré, il y a quelques années, en mettant fin à la terreur que faisait régner un “émir� islamiste en lui logeant deux balles dans le cou avec l’adresse d’un tireur d’élite du Far-West.
Sa vie, en fait, n’a été qu’un long combat tumultueux. “Cela fait 27 ans que je me bats en dépensant tout mon argent en procès pour que l’on me restitue mes terres�, dit-il. Il s’est d’abord battu contre la France pour libérer le pays, ensuite contre les terroristes, et finalement contre l’État qui l’a spolié des terres de ses ancêtres. Des terres réparties sur 64 hectares de pinède entre le village de Zina et le col de Tizi Tevladhine.
Ce col sur lequel la mairie d’Ighil Ali a édifié une décharge d’ordures, alors que du temps de la France les autorités songeaient à y bâtir un hôpital au milieu des pins centenaires. Il nous montre le duplicata d’une carte d’identité qui atteste que son arrière-grand-père était âgé de 20 ans en … 1890 et nous raconte comment El-Mokrani a envoyé l’un de ses aïeux à Zina, qui n’était alors qu’une vaste forêt, pour établir un poste avancé et comment celui-ci a fondé le village. “Durant la révolution de 1871, conduite par Cheikh El-Mokrani, on donnait l’alerte de col en col. D’ici, Tizi Tevladhine à Azrou, d’Azrou à Tansaout et de là à Larvâa Taqdhimt. De Taourirt-Tansaout, la France a pris 345 hommes qu’elle a envoyés à Cayenne, dans les bagnes de la Nouvelle-Calédonie. Personne ne les a jamais revus !�
Un jour de l’année 1995, “Rougi� est allé rendre visite à des membres de sa famille à Mouka. Arrivé sur les lieux, il surprend des terroristes attentant à l’honneur d’une famille sans défense. Son sang de vieux moudjahid n’a fait qu’un tour, mais comble de malchance, ce jour-là , contrairement à ses habitudes, il n’avait pas ses armes sur lui. Il a donc décidé de s’occuper sérieusement des “tangos�. Entre-temps on a essayé de le désarmer. Au brigadier qui lui réclamait ses armes, il a eu cette réplique sèche : “Argaz ne partage ni sa femme ni son fusil. Si vous voulez mes armes venez les chercher !� Durant trois mois, il a observé et épié les mouvements ennemis à l’aide d’une paire de jumelles, réveillant son ulcère d’estomac à force de se contenter de repas froids. C’est ainsi qu’il a découvert leur cachette. Un ensemble de 18 casemates bien construites et surtout bien camouflées et qui servaient de centre de transit pour les terroristes de passage vers le centre ou l’ouest du pays. Tout cela a d’ailleurs été montré à l’époque à la télévision lorsque un “Rambo� de la région s’est adjugé devant les caméras de l’Unique les honneurs de la découverte et du nettoyage des lieux.
Le “Rougi� s’est également rendu compte que les bêtes islamistes étaient ravitaillées par train. Arrivé aux environs de Sidi Braham, le train, comme dans le fameux film, sifflait trois fois. C’était un signal convenu entre les terroristes et leurs acolytes qui leur balançaient des paquets de provisions par la fenêtre.
À l’approche de leur repaire, les fous de Dieu se déplaçaient sur des pierres plates pour ne pas laisser de traces.
À force de les espionner, la chance a fini par leur sourire un jour à Mouka. Il est tombé pile poil sur Djamel Belaggoune, l’“émir� du groupe. Il lui tire une première balle qui lui traverse la gorge et une deuxième qui finit de l’égorger. c’en est fini de la saga des barbus dans la région. “J’ai détruit de mes mains 18 casemates. L’une d’elles, la plus grande, contenait le camion volé de l’APC et divers véhicules subtilisés aux citoyens�, dit-il.
Aujourd’hui, à 77 ans, il vit seul dans la maison qu’il achève de construire au milieu de la forêt qu’il défriche. Il continue de se battre contre la rudesse de la nature et la méchanceté des hommes. Et gare à celui qui se dressera sur sa route. Quand il se sait dans son bon droit, le “Rougi� n’hésite pas à abattre les arbres aussi bien que les hommes.
D. A.


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