Par Reghis Rabah, consultant et économiste pétrolier Les Américains ont fait savoir, par la voix de leur agence de renseignement, la CIA, et leur syndicat, l'Agence international de l'énergie, l'AIE, qu'elle atteindra l'autosuffisance en gaz d'ici 2015, celle du pétrole en 2025 et pourrait exporter les deux sources d'énergie à l'horizon 2030. Cette stratégie dont la mise en œuvre a commencé en 2005 lorsque le président Bush parlait «d'addiction» de l'Amérique au pétrole a été possible grâce à l'intensive exploitation et développement du gaz et du pétrole de schiste dont les perspectives, selon les rapports, sont extrêmement prometteuses. Après la bulle d'internet des années 80/90 puis celle de l'immobilier des années 2000, le gaz de schiste pourrait devenir, s'il ne l'est pas déjà, le prochain vecteur de croissance. Pour la première fois, la CIA, qui d'habitude déploie ses espions pour collecter les données mondiales qui préfigurent l'avenir et ses enjeux géopolitiques tous les quatre ans, évoque, voire même insiste sur l'aspect démographique pour dire que l'ère durant laquelle la population augmentait toute la décennie d'un milliard est révolue et de 6,8 milliards d'habitants en 2010, elle atteindra un plafond de 8,5 milliards en 2030. Le rapport réserve donc une place prédominante aux Etats-Unis sur la scène énergétique qui détrônerait le leader mondial actuel, l'Arabie Saoudite provoquant ainsi un bouleversement des rapports de forces aux conséquences inédites. De nombreux experts pensent que le premier message s'adresse tout d'abord à l'opinion américaine pour l'alerter sur le fait que les contraintes démographiques qui pesaient de tout leur poids sur les pays de l'Asie pourraient être levées dans moins de deux décennies et si rien n'est fait d'ici là, la Chine prendra le relais de l'Amérique pour devenir leader mondial aussi bien économiquement que politiquement. Bien que le rapport de l'AIE décrit une tendance baissière inquiétante des gisements algériens, celui de la CIA parle peu ou pas de l'Europe et de l'Afrique. Dans leur équation perspective, ces deux continents compteront très peu sur la scène énergétique mondiale. D'abord l'Europe continuera à se préoccuper de son endettement, du scepticisme de certains de ses membres d'adopter l'euro, de la position britannique sur l'opportunité communautaire de l'Europe et surtout de la peur du syndrome grec. En ce qui concerne les pays africains comme la Libye, le Nigeria et l'Algérie, pourtant ses fournisseurs traditionnels, ils subiront l'effet baissier des prix du pétrole et du gaz. L'Algérie en particulier qui n'a pas voulu suivre le conseil des Américains pour ouvrir Sonatrach aux multinationales et faire sortir ainsi son économie de la dépendance des hydrocarbures, entrera en récession dès qu'elle aura consommé la totalité de ses réserves de change. Il est évident que l'objectif principal de la baisse des prix de l'énergie vise en premier lieu à réduire les coûts de son industrie pour rendre ses produits plus compétitifs à l'international, leçon que les principaux pays européens ont comprise tardivement, selon les rapports. Les conséquences immédiates attendues Cette situation demeure une aubaine pour les Etats-Unis qui ne perdent pas une occasion pour accroître leurs exportations d'hydrocarbures. La compagnie d'électricité japonaise prévoit ainsi que d'ici une décennie, 10 millions de tonnes par an, soit la moitié de ses besoins en gaz naturel liquéfié, seront constitués de gaz naturel léger, essentiellement du gaz de schiste provenant d'Amérique du Nord. Les experts indiquaient alors qu'il est nécessaire d'importer environ un million de tonnes de GNL pour compenser le retrait de 1 gigawatt de capacité nucléaire pendant un an. Pour rappel, le Japon est d'ores et déjà le premier acheteur de GNL au niveau mondial. Ainsi, en 2012, 40% des cargaisons lui étaient destinés. Comme l'indiquait par ailleurs un journal( 1), les arrêts de fonctionnement du parc nucléaire japonais ont déjà eu des impacts substantiels sur le marché du GNL. Par ailleurs, le surplus de pétrole du Canada ou du nord des Etats-Unis se traduira probablement du moins en référence à ces rapports par une baisse des importations en provenance des pays de l'OPEP, l'organisation des pays exportateurs, ce qui neutralisera toute baisse des prix pétroliers qui n'arrangerait pas les investisseurs américains. Les avantages du boom du gaz de schiste américain au Mexique viendront sous la forme de gaz naturel à bas prix. Le pays n'aura plus besoin d'importer du GNL coûteux. Davantage de pipelines sont en cours de construction au Mexique afin de gérer les flux attendus de la demande et de l'offre. Par exemple, l'opérateur Kinder Morgan construit un pipeline de gaz naturel de 100 km, allant de l'Arizona au Mexique, avec une capacité de 6 millions de mètres cubes par jour. La baisse des prix de l'énergie, combinée à de bas salaires et aux temps de transport réduits, aidera donc le Mexique à devenir un concurrent important de la Chine dans le secteur manufacturier. Selon de nombreux experts américains, plusieurs entreprises japonaises ont investi dans des projets de gaz de schiste nord-américain afin de garantir l'approvisionnement futur et cette tendance se poursuivra. Les banques japonaises favorisent ces investissements. En 2012, deux sociétés japonaises ont d'ailleurs pris une participation de 40% dans les actifs de gaz de schiste de la compagnie canadienne Nexen, pour 800 millions de dollars. Les contrats GNL seront liés à l'indice Henry Hub. Ils estiment par ailleurs que les contrats sur le GNL cesseront d'être liés au prix du pétrole, mais qu'ils seront évalués par rapport à l'indice du prix du gaz naturel américain, Henry Hub. Dans ce cas, les prix d'importation du GNL seront sensiblement plus élevés que cet indice de référence, et les contrats resteront à long terme, afin de justifier les investissements importants dans les coûts d'exploitation des usines de GNL, dans les navires et les terminaux d'importation. Il existe cependant une grande marge de manœuvre : les prix du GNL sont actuellement de 18 dollars par million d'unités thermiques britanniques (BTU), contre 4 dollars pour le cours spot de l'indice avec un montant additionnel de 5 à 7 dollars par BTU en coûts de production, de transport et regazéification du GNL. Situation énergétique des Etats-Unis La production du gaz aux Etats-Unis par type et sa balance commerciale sont représentées en réel et projetées dans le graphique ci-après établi à la demande du Congrès américain.( 2) La consommation d'énergie des Etats-Unis atteint 97,3 quadrillons en 2012 ; elle a été multipliée par 3,04 en 63 ans (1949-2012) ; en fait, il ne s'agit pas de la consommation finale, mais de la consommation totale d'énergie primaire, puisque l'EIA(3), contrairement aux conventions statistiques internationales, y prend en compte les pertes d'énergie du système électrique (26,8 quadrillons) ; la consommation finale proprement dite est de 70,6 quadrillons(4). La stagnation de la consommation d'énergie depuis la fin des années 1970 résulte à la fois des délocalisations et des progrès de l'efficacité énergétique ; la crise de 2008 n'a affecté que l'industrie et le transport, les consommations des secteurs résidentiel et tertiaire se sont à peine tassées. Ce que ne disent pas les deux rapports Toutes les équations perspectives sont posées en «ceteris paribus», c'est-à-dire pendant que les Etats-Unis mettent en œuvre leur stratégie, le monde entier s'arrête. Ces équations ne prennent pas seulement en compte l'augmentation de la démographie, mais aussi de la consommation avec la croissance, la transition énergétique et surtout le réchauffement de la planète. L'AIE suppose aussi que pour atteindre ce stade d'exportateur net, les Etats-Unis doivent creuser un puits de gaz de schiste toutes les huit minutes pendant près de vingt ans et 24 heures sur 24 heures(5). C'est-à-dire environ 500 000 puits creusés entre le Colorado et la Pennsylvanie sur une surface dépassant les 100 000 km2 représentant plus de la moitié de la superficie tunisienne et à un prix de 7 dollars/MBTU soit deux fois plus que les prix pratiqués dans le marché spot. Les raffineries américaines sont conçues dans leur majorité pour les pétroles lourds, donc ne pas l'importer suppose leur reconversion ce qui demande des investissements énormes. Les rapports ne font nullement allusion ni aux moratoires sur le gaz de schiste dans certains Etats américains ni sur les débats houleux relatifs au Keystone Pipeline qui est un oléoduc exploité par TransCanada pour le transport des hydrocarbures synthétiques et de bitume dilué depuis la région des sables bitumineux de l'Athabasca, dans le nord-est de l'Alberta, vers plusieurs destinations aux Etats- Unis, dont des raffineries en Illinois et à Cushing en Oklahoma pour ne citer que ces cas-là. Les autres acteurs et notamment les pays producteurs ne vont pas rester les bras croisés. Les rapports occultent la relation entre les Etats-Unis et l'Arabie Saoudite qui dépassent de loin l'aspect économique. Ce géant et ses alliés directs détiendraient plus de 50% de l'offre à l'échéance avancée.(6) Ce même pays qui au début des années 1980 a créé le contre-choc pétrolier en pratiquant la politique du Net Back(7), cassant ainsi les prix. Il sera aujourd'hui capable de ramener du brut dans le Golfe plus à des prix défiant toute concurrence et cela uniquement pour garder simplement sa relation privilégiée avec les Etats-Unis que l'intervention en 1991 de l'Irak a montré son caractère politique. C'est aussi le seul pays qui recycle son surplus en pétrodollars en Amérique. Enfin, the last but not the least, pour que les Etats-Unis exportent le GNL, il faut qu'ils assurent à leurs investisseurs une certaine rentabilité économique. Le prix du gaz sur les marchés cibles doit couvrir les coûts de production du gaz naturel, notamment sur les gisements non conventionnels, les coûts de transport par méthanier et enfin de transformation (liquéfaction et regazéification). Aux Etats-Unis, l'exploitation à grande échelle des gisements de gaz non conventionnels a fait chuter de manière drastique les prix domestiques. Le Henri Hub est en effet passé de 12$/MBTU fin 2008 à 2,1$/MBTU en 2012. Les prix européens et asiatiques sont, quant à eux, cinq à huit fois plus importants. L'importance de ce spread(8) ne cesse de croître ; en juin 2012, le Henry Hub était à 2,1$/MBtu contre 17,4$/MBTU pour le GNL japonais, rendant très attractif ce potentiel d'exportation, notamment à destination de l'Asie, sous réserve de coûts de production maîtrisés. Or, plusieurs experts prévoient une remontée des coûts de production sur les gisements existants. En effet, avec un Henry Hub aussi bas, de nombreux puits de gaz non conventionnels sont non rentables et pourraient cesser d'être exploités. Cela entraînerait une chute temporaire de la production et une remontée des prix vers un nouvel équilibre économique, estimé à 5$/MBTU par l'AIE et tout de même assez faible pour garantir une marge positive à toute exportation vers l'Asie pacifique. Une fois ces pré-requis garantis, bien d'autres aspects, technologiques, macroéconomiques et sociaux doivent être pris en compte pour lesquels l'échéance avancée a très peu de chances de suffire. Conclusion L'Algérie, qui a eu par le passé une amère expérience avec les Américains sur le contrat historique entre Sonatrach et la société El Paso Natural Gas portant sur une capacité de 20 milliards de m3 sur 25 ans et qui a été pour elle une très mauvaise affaire, doit impérativement faire valoir ses atouts de proximité en se tournant vers l'Europe en dépit de la concurrence. Pour cela, elle doit cesser de «tripoter» le secteur de l'énergie en adoptant une ligne de conduite claire et indépendante des hommes qui viennent et qui partent. Sonatrach devra avoir un exécutif qui n'obéit qu'aux impératifs économiques en laissant le soin aux politiques de préparer le terrain avec la communauté européenne qui dans sa stratégie globale 2020 ne cherche que cela. L'Etat doit privilégier l'esprit d'initiative à l'obéissance aveugle pour permettre aux gestionnaires de ce mastodonte d'adopter une posture plus offensive. R. R. (1)- Les Echos, mars 2013. (2)- Le bureau de consulting international NERA du 23 avril 2013. (3)- US Energy Information Administration. (4)- Quadrillons = 10 à la puissance 15 BTU. (5)- Lire Mirage du gaz de schistede Thomas Porcher aux éditions Max Milo. (6)- Annual Energy Outloook 2012 de l'AIE (7)- Dans ce mode de calcul les prix sont définis en fonction de la marge garantie au raffineur. (8)- Le spread est la différence de prix sur deux marchés distincts. Ici, il s'agit du spread entre le Henry Hub, place de marché américaine, et le GNL japonais, représentatif de la plaque asiatique.