[email protected] «Kef Errih», la falaise du vent au nom bien mérité, dresse sa majestueuse silhouette au-dessus d'un gouffre abyssal. Creusée dans le roc et surplombant un précipice sans fond, la route sinueuse qui épouse les flancs de la montagne, monte en lacets successifs vers Sedrata, distante d'une soixantaine de kilomètres de Guelma. «Kef Errih» est un hymne à la nature sauvage ; une de ces œuvres modelées par les convulsions d'une sculpture follement extravagante ; une colossale et étrange création. Et ici, dans la démesure d'une géologie rythmée par le souffle des âges farouches, ici au bord de l'abîme dont on ne voit pas le fond, sous le rocher monstrueux et abrupt, ici entre pics et ciel, dans le royaume dominant des vautours, on se sent encore plus petit. Une futilité ballottée par les vents de l'existence ; un être si fragile, si insignifiant qu'il suffit de rien pour en briser le destin ! Chemin faisant, vous avez cette étrange impression que Sedrata, en bout de parcours, est une oasis, une halte ombragée qui rassure après la désolation et la nudité de ces reliefs rocailleux et sans vie. Cette route, je la fais pour la énième fois et je constate avec satisfaction qu'elle est enfin praticable ! Nous arrivons enfin à cette blême et délavée banlieue, pareille à toutes les autres périphéries de nos villes et villages. Terrains bouffés par les mares d'eau sale, maisons finies mais sans crépissage, remparts gris, formes cubiques sans génie, trottoirs bourbiers, échoppes affreusement décorées, visages livides marqués par la souffrance et le besoin : cet autre ghetto de la misère est une réalité que je connais bien et que connaissent beaucoup d'Algériens, mais les images télévisées de l'Unique ont ce pouvoir magique de transformer nos rues et nos placettes en studios hollywoodiens ! Les spécialistes des effets spéciaux des plus grandes firmes en resteraient bouche bée ! Nous sommes arrivés à destination. Il y a foule devant le domicile mortuaire. En ce vendredi 16 janvier 2004, la nouvelle est tombée comme un couperet sur la famille et les moudjahidine de la région : Mohammed Belhouchet n'est plus. Agé de 75 ans, le courageux résistant s'est éteint après une retraite paisible. Il est mort dans sa demeure, entre les siens. Ces dernières années, il s'est réfugié dans une vie d'isolement et de frugalité, ne sortant de chez lui que pour accomplir la prière du fadjr qu'il ne ratait jamais, même par ces aubes gelées où le thermomètre descendait à moins zéro. Ses rares déplacements à l'extérieur de la ville se comptent sur les doigts d'une seule main. Récemment, il me parlait de la fatigue qu'il a ressentie lors de son déplacement à Blida pour assister à l'enterrement de son frère aîné, le général major en retraite Abdallah Belhouchet. La vie des frères Belhouchet mérite d'être contée, même si le petit espace de cette chronique est trop étroit pour détailler toute leur histoire, une histoire parmi des milliers d'autres qui racontent, dans chaque coin de ce vaste et beau pays, la bravoure de femmes et d'hommes qui ont choisi la voie de la dignité et de l'honneur, celle qui a abouti, après les sacrifices et les privations, après l'action et l'engagement, au recouvrement de la souveraineté nationale. Enfants d'un notable de la région de M'daourouch, les frères Belhouchet ne manquaient de rien. Leur domaine, une hacienda opulente, s'étendait sur les meilleures terres de la commune et leur ferme, jouxtant les ruines romaines de Madaure, était pourvue de toutes les commodités disponibles à l'époque. Qu'est-ce qui a pu pousser les enfants du Caïd Belgacem à abandonner leurs biens et cette existence facile pour les privations du djebel et la corvée des maquis ? Qu'est-ce qui a pu les détourner de cette vie douillette et bon enfant, partagée entre les plaisirs de la jeunesse et le calme olympien de la forêt de Boussessou, toute proche ? Quand tout paraît fade et morose car vos richesses deviennent l'arbre qui cache la forêt, quand les gémissements de vos sœurs et de vos frères vous empêchent de dormir, quand, enfin, sonne l'heure du devoir et retentit l'appel de la patrie, rien, ni personne, ne peut retenir le destin ; rien ne peut empêcher l'hymne à la liberté de monter dans les aubes claires, rien ne peut détourner le fleuve impétueux de l'engagement révolutionnaire. Abdallah – qui a participé à la guerre d'Indochine – avait une bonne connaissance du maniement des armes et des techniques de la guerre. Ses quatre frères, Ahmed, Ali Bey, Mohammed et, plus tard, Mohammed Lakhdar, faisaient leur apprentissage dans les maquis de Boussessou et arpentaient déjà ce corridor sinistre de «Kef Errih» balayé par les vents éternels qui racontent, en ce jour de deuil, les gloires passées. Le reste est une affaire de chance : certains tombent, d'autres arrivent intacts en Tunisie où s'écrira une autre page de la lutte politique et diplomatique, complément nécessaire à la lutte militaire qui continuait de se dérouler à l'intérieur du pays. Destins croisés : Abdallah prolonge sa carrière militaire après 1962. Il finira comme général major, conseiller militaire du président Chadli, avant de prendre une retraite bien méritée. L'homme est connu pour son intégrité exemplaire, sa modestie et sa disponibilité. A Blida, où il a demandé à être enterré, loin de sa terre natale, on l'appréciait beaucoup. Il était juste et n'aimait pas intervenir pour sa famille. Sa sœur vivait dans une masure délabrée du côté de Aïn Hadjar, à quelques encablures de Madaure. Elle n'a jamais bénéficié d'un statut particulier. Ali Bey, moudjahid émérite, est mort dans une maison du quartier «SAS», une espèce de bidonville améliorée. Il n'a jamais demandé un autre logement et n'a jamais fait jouer la carte de «frère du général» pour obtenir quoi que ce soit ! Ahmed a versé dans le commerce et a mené une vie tranquille à Annaba où il occupait une villa à la Colonne, obtenue après l'indépendance. Lui et ses enfants étaient appréciés de tous. Mohammed — blessé au maquis et acheminé vers la Tunisie où il travaillera à l'APS naissante — était retraité et le camion Sonacome qu'il avait obtenu au cours des années soixante-dix n'était pas un «cadeau» du général. C'est moi-même qui avais rédigé la demande adressée au président Boumediène, à l'insu du général, qui aurait mal apprécié la chose ! Quant à Mohammed Lakhdar, le plus jeune, il était employé à l'OPGI. «Cette région est fière d'avoir enfanté des gars de la trempe des Belhouchet qui étaient parmi les premiers à rejoindre les rangs de la Révolution...» Les mots de l'oraison funèbre vont droit au cœur de l'assistance, nombreuse, qui a accompagné Mohammed Belhouchet à sa dernière demeure, dans ce cimetière éloigné du centre-ville et balayé par les vents glacés de janvier. Lui aussi aurait pu choisir le cimetière de sa tribu et demander à se faire enterrer à M'daourouch, distante d'une vingtaine de kilomètres ! Non, il a préféré Sedrata où il passé ses dernières années et d'ailleurs Abdallah, Ahmed, Mohammed, Ali Bey et Mohammed Lakhdar n'ont pas lutté pour leur douar, ni pour une place au soleil. Ils avaient l'Algérie au cœur, celle de l'Est et de l'Ouest, celle du Nord et du Sud. Chaque parcelle est leur pays et chaque famille révolutionnaire est la leur ! A côté de moi, Guessouta pleure. Guessouta, une autre légende vivante, le moudjahid qui a repris les armes pour barrer la route aux intégristes armés... Guessouta est mort après avoir participé au sauvetage de la République. Comme ces dizaines de milliers de Patriotes et de gardes communaux qui sont aujourd'hui ignorés, voire rejetés. Ainsi meurent les héros. Sans tambour, ni trompette. Sans l'ombre d'un officiel. Dans le triste anonymat d'un cimetière de campagne, là-bas derrière le magma enneigé de «Kef Errih», là où bat le cœur de l'Algérie profonde, là où vivent ces fameux hommes qui ont eu simplement le malheur d'aimer leur pays, tout leur pays ! A l'heure où se créent les nouvelles oligarchies dans les laboratoires de la contrefaçon, à l'heure où l'argent du peuple est volé par une mafia de bandits venus d'Amérique et d'ailleurs pour piller le pays, je voulais vous parler de ces gens simples et dignes et vous dire ma fierté d'être leur cousin. M. F. P. S. : A chaque Aïd, je rendais visite au colonel Abdallah Belhouchet dans sa résidence de la Première Région de Blida dont il était le chef. Une fois, il m'informa qu'il avait acheté une Renault 4 d'occasion pour son épouse. Et il me demanda si j'avais des connaissances au niveau des circuits de distribution pour lui débrouiller deux pneus neufs ! Croyez-le ou ne le croyez pas, de tels hommes ont existé dans notre armée !