Agir contre la corruption : quels droits pour les victimes ? L'idée qu'au-delà de l'atteinte portée au pacte social et aux libertés fondamentales, la corruption est une violence faite à des personnes, physiques ou morales, qui subissent de fait un préjudice et qui ont le droit d'obtenir réparation, est une idée relativement neuve dans nombre de pays. C'est le plus souvent le parquet qui engage l'action publique au nom de l'intérêt collectif en matière de recherche et de répression des actes de corruption. A ce niveau-là, l'Algérie a un énorme retard, et sa loi du 20 février 2006 (relative à la prévention et à la lutte contre la corruption) et son code pénal sont d'une indigence extrême. Dans «Soir corruption» du 8 juillet 2013, nous avions évoqué les déclarations du ministre algérien de la Justice concernant la protection des victimes et des dénonciateurs de la corruption — le garde des Sceaux voulant renforcer le dispositif législatif : le titre de l'article, «Chiche !» (en réponse au représentant du gouvernement) signifiait surtout qu'à nos yeux ce type de propos restera lettre morte. Ce qui ne nous empêche pas de livrer ci-dessous quelques pistes de réflexion à ce sujet. Le débat est ouvert. Djilali Hadjadj Il est devenu nécessaire de placer au centre de la lutte contre la corruption la volonté d'identifier les victimes, de les protéger et de leur donner les moyens de faire valoir leurs droits. Comme il est indispensable d'aborder les questions de l'assistance juridique aux victimes, du droit à restitution des avoirs détournés ou a indemnisation du préjudice matériel ou moral, de l'éventuelle introduction du plaider coupable (insuffisamment développé dans la loi algérienne du 20 février 2006), de la protection des victimes et des témoins, de l'action collective et de la possibilité pour une association de lutte contre la corruption d'engager cette action. La question de la corruption ne peut pas laisser un magistrat indifférent. Les magistrats sont chargés de la mise en œuvre de la politique pénale. La lutte contre la corruption constituant l'un des aspects essentiels de la politique pénale, ils sont dès lors en première ligne dans ce domaine. Renforcer le rôle des victimes dans le dispositif de lutte contre la corruption Dans sa conception traditionnelle, la corruption est une infraction à la chose publique. La victime serait la société dans son ensemble et non les individus qui la composent. Il en résulte que les dispositifs de lutte procèdent exclusivement de l'action publique. Les parquets peuvent jouer un rôle majeur, aidés en cela par d'autres institutions chargées de prévenir la corruption, de renseigner, de centraliser les informations ou d'accompagner les poursuites. Toutes ces institutions procèdent de l'Etat. Il s'agit de la Cour des comptes et de commissions créées spécialement ou à titre accessoire. Dans ce contexte, la victime n'occupe pas la position centrale du dispositif. Son rôle n'est conçu que comme accessoire. De plus en plus pourtant, l'efficacité des dispositifs publics de lutte contre la corruption est mise en doute. Parallèlement, une autre conception de la démocratie, dite participative, se développe aujourd'hui. Elle vise à associer davantage les citoyens aux actions publiques et à inciter davantage les citoyens à lutter contre la corruption. La caractéristique du phénomène de corruption est d'intégrer les mécanismes de décision de l'Etat et de conduire à leur paralysie. L'existence d'un contrôle externe, objectif, de l'action de l'Etat en matière de lutte contre la corruption constitue une option intéressante. Concrètement, cela pourrait se traduire par la présence d'au moins un représentant indépendant des citoyens au sein des organes de lutte contre la corruption. La crédibilité de ceux-ci ne serait plus seulement basée sur la production de rapports publics. Cela permettrait alors de répondre aux questions de transparence et de publicité. Qui sont les victimes de la corruption : victimes directes, par ricochet, collectives ? En droit, cette question pourrait être réglée par un article plus explicite dans le code de procédure pénale, et permettre ainsi de se porter partie civile quand on est victime directe de l'infraction. Cette disposition ouvrirait les possibilités d'action pour les victimes, alors que dans le dispositif actuel, on restreint considérablement les possibilités d'action qu'auraient les victimes de se plaindre, d'agir, de mettre en œuvre l'action publique pour des opérations de corruption. Nature du préjudice. Le préjudice résultant pour les citoyens d'un pacte de corruption et de sa réalisation peut être considéré comme un préjudice direct et individuel, mais également comme celui subi par la collectivité dans son ensemble. Dans d'autres pays, il existe une jurisprudence de la chambre criminelle qui pose cette problématique. A la suite de l'obtention d'un marché public par pacte de corruption, un contribuable avait considéré que les impôts locaux s'étaient trouvés majorés du fait de l'enchérissement du marché public résultant d'un pacte de corruption. Il avait décidé d'agir estimant qu'il avait subi un préjudice individuel dans les impôts qu'il payait, mais la chambre a bloqué la procédure car, selon elle, le contribuable individuel ne pouvait pas agir. Il existe donc une problématique essentielle entre un préjudice individuel et un préjudice par ricochet ou collectif. Nature des infractions. La question est de savoir ce que l'on va considérer, au niveau de l'action de la victime, comme les infractions de corruption. Le dispositif pénal existant en Algérie reconnaît notamment la corruption active ou passive et le trafic d'influence. A cela pourraient s'ajouter des infractions qui visent à protéger le patrimoine des particuliers (abus de biens sociaux, escroquerie, etc.) et qui peuvent se cumuler avec les infractions principales. Le traitement de ces cumuls et la possibilité pour les victimes d'agir sur le plan d'une infraction pénale suscitent de nouvelles interrogations. Dénonciation des infractions de corruption Le coauteur d'une infraction de corruption peut-il être considéré comme une victime ? Selon les pays, le coauteur peut dénoncer l'infraction et éventuellement se porter parte civile mais ne peut pas exiger la restitution des fonds versés de manière illicite ou la réparation d'un dommage subi de ce fait. Pour les économistes de la criminalité, ce type de réponse est improductif lorsqu'il s'agit de lutter contre des infractions faisant appel à une solidarité entre les auteurs. Dans un pacte de corruption, personne n'a intérêt à le dénoncer car l'un et l'autre s'exposent à des sanctions pénales. Les économistes ont imaginé un mécanisme qui rompt cette solidarité. Selon eux, la meilleure manière de lutter contre la délinquance organisée est de mettre en place une politique des «repentis» — politique de clémence en droit de la concurrence — pour inciter le coauteur d'une infraction à la dénoncer en en ayant un certain bénéfice. Il s'agit de lui promettre une impunité totale ou partielle et de lui donner ainsi intérêt à agir. Il serait donc intéressant de changer la jurisprudence ou la loi algérienne pour laisser au coauteur d'un acte de corruption la possibilité de le dénoncer soit pour obtenir une impunité, soit pour obtenir réparation des fonds versés. C'est, en économie de la répression, une condition de l'efficacité. Coauteur ou victime ? Au niveau des auteurs, plus ou moins volontaires d'une opération de corruption, la répression concerne autant la corruption active que passive. Celui qui cède à la sollicitation d'un agent public ou privé entre dans le pacte et peut être réprimé autant que le principal acteur. Certains systèmes distinguent celui qui a eu l'initiative et celui qui a cédé à un pacte pour des raisons purement conjoncturelles. Dans un système de corruption généralisé — comme c'est malheureusement le cas en Algérie —, l'obtention d'un acte nécessaire à sa propre existence ou à son existence civile (certificat de naissance, actes administratifs indispensables...) est souvent conditionnée à un acte de corruption. Dès lors, ce type de corruption active doit être traité différemment. Par ailleurs, il est possible de considérer que des pressions morales et psychologiques ont obligé à céder à un mécanisme de corruption. Il s'agit donc de différencier la manière dont on est entré dans un pacte de corruption, et la manière dont on est soi-même victime. En Algérie, on pourrait mettre en avant le principe d'opportunité des poursuites permet au parquet de faire la distinction entre ceux qui sont les auteurs véritablement impliqués et ceux qui seraient entrés plus ou moins volontairement dans le mécanisme de corruption. Le contrôle de l'action des parquets doit donc être renforcé afin de connaître la manière dont l'action publique est conduite et l'existence de faits de corruption pour la moduler ou la paralyser. Si le ministre algérien de la Justice veut réellement faire de la victime un moteur, un acteur central dans la lutte contre la corruption, il serait nécessaire de conférer un statut juridique à la victime conforme à cette ambition. Dans l'ensemble, le dispositif pénal algérien est très pauvre et très parcellaire. Jamais l'ensemble des dispositifs procéduraux n'a été coordonné pour permettre à la victime d'agir. Il faut donc repenser sa place dans le procès de corruption et lui donner les moyens d'agir efficacement pour obtenir réparation de son préjudice en collectivisant davantage le dommage subi. Il reste encore beaucoup à faire pour mettre la victime au centre de la lutte contre la corruption.