«Vous avez dit bizarre, comme c'est bizarre», cette réplique de Jouvet dans Drôle de drames peut s'appliquer aux attitudes de certains pays. Bizarre en effet cette pluie de dollars (12 milliards) provenant des pays du Golfe qui inonde l'Egypte. Bizarre encore car on s'attendait à une solidarité de la ouma avec un président (Morsi) plutôt que cette aide à un pouvoir qui a mis aux arrêts un membre de la «confrérie». La raison ? Les leçons (du prince) Machiavel gardent encore leurs pertinences. Et les princes du Golfe ont retenu les leçons de ce philosophe italien du XIXe siècle : faire de la politique en accord avec l'intelligence de la situation. Après la parenthèse de Morsi, ces pays se sont dit qu'il vaut mieux financer le théâtre égyptien pour appuyer le metteur en scène (l'armée) et neutraliser des acteurs (les forces populaires et démocratiques) qui veulent faire du happening* en permanence pour que le peuple dans la vraie vie devienne maître de son destin. Bizarre encore une fois que ces Etats et leurs amis occidentaux pensent «coup d'Etat» mais ne le disent pas. Ils laissent cette besogne aux médias et autres spécialistes pour dénoncer «ce putsch», une «insulte» à la démocratie. Mais leur mayonnaise ne prend pas car si les peuples écoutaient ce genre de sornettes, ils auraient encore sur le dos les pharaons en Egypte, la monarchie en France et nous, Algériens, serions encore sous les bottes d'un descendant de Bugeaud. Ces «spécialistes» confondent deux situations de natures différentes. L'une fruit d'un modus vivendi entre les forces politiques qui a pour nom démocratie, et l'autre déchirée par un déséquilibre profond entraînant une rupture violente avec l'ordre établi qu'on appelle révolution. Ces mêmes zélateurs justifient le maintien de l'aide par les pays du Golfe et les Occidentaux au nom de leur devoir humanitaire. Ils n'ont pas eu les mêmes scrupules s'agissant de l'Irak (hier) et aujourd'hui de la Syrie et l'Iran carrément mis sous embargo. Que cache cette politique à géométrie variable ? Comme toujours, il faut regarder du côté de l'histoire et de la politique. Ces pays arabes et leur mentor l'Arabie Saoudite sont des monarchies. Leurs structures sociales sont restées imprégnées du mode de vie nomade qui favorise le conservatisme. Du reste, la connaissance fine des traditions de ces pays a incité les Anglais colonisateurs (eux-mêmes monarchistes) à respecter et maintenir ces monarchies. Celles-ci ayant à leur tête l'Arabie se veulent les défenseurs de l'islam originel codifié par leur doctrine wahhabite qui se veut un rempart contre toute influence étrangère qui porterait atteinte aux mœurs du pays. Ce n'est pas un hasard si ces pays sont restés en dehors du mouvement de la renaissance (Nahda). Le mouvement des Frères musulmans lui-même n'a pas réussi à s'implanter dans ces contrées. Ce n'est pas un hasard non plus que le mouvement des «Frères» naquit ailleurs, dans cette Egypte ouverte aux vents de l'histoire. Ce mouvement a été fondé en 1928 par Hassan el Banna né en 1906. Les nuances théologiques entre le wahhabisme et les Frères musulmans ne sont point la source de leur «inimitié». Ce sont les considérations politiques, rapport au monde et au politique qui les différencient. Nés et ayant baigné dans des pays colonisés et urbanisés, les pères fondateurs des «frérots» sont plus hantés par le désir de maintenir la flamme de l'islam malgré la botte des occupants. La notion de monarchie chère à l'Arabie Saoudite n'occupe pas leur imaginaire politique. Aujourd'hui obsédée par le rôle central qu'elle occupe en tant que gardienne des Lieux saints, l'Arabie se méfie sur sa droite (Al Qaïda) et sur sa gauche (les frérots) mais aussi de l'Iran qui veut une gestion collective des Lieux saints. Pour l'Arabie, toute réforme d'où qu'elle vienne est vécue comme un danger. D'où leur positionnement et même leur contentement vis-à-vis du changement politique en Egypte. Une Arabie prise en tenailles entre une Egypte puissante aux mains des «frérots» et un Iran chiite serait un véritable cauchemar. En se positionnant ainsi, elle fait d'une pierre deux coups puisqu'elle met out (dehors) le Qatar aussi bien d'Egypte que de Syrie (le chef de l'opposition syrienne pro-Qatar a été remplacé par un homme de l'Arabie). L'Arabie Saoudite joue gros en prenant cette position. Il n'est pas dit que ses dollars suffisent à éloigner le danger. Jusqu'à présent, elle s'opposait aux mouvements démocratiques dans le monde arabe avec la bénédiction et le soutien des islamistes de toutes obédiences. La révolution du 30 juin en Egypte ouvre un deuxième front qu'elle va devoir affronter. Il va lui falloir s'expliquer avec le mouvement des Frères en Egypte mais aussi avec les Tunisiens et Marocains au pouvoir dans ces deux pays qui ont condamné la destitution de Morsi. Tous ces «frérots» risquent de ne pas faire jouer la «solidarité sunnite» en cas de coups durs face aux fortes minorités chiites dans les pays du Golfe qui ne sont pas spécialement attachées à la monarchie et encore moins à la doctrine wahhabite. Ce chapelet de monarchies incapables d'assurer leur propre sécurité prennent conscience que celle-ci n'est peut-être pas uniquement menacée par des Etats (Iran par exemple) mais aussi par l'environnement politique des peuples de la région. Ils ont bien tenté de neutraliser des Etats (Irak de Saddam Hussein et Iran), des peuples en armant des sectes (comme en Syrie) dont le dessein fou et illusoire «d'islamiser» des sociétés pourtant à l'origine des Lumières de l'Islam comme Damas, Baghdad et la Perse, pays de Ibn Sina (Avicenne) et de Omar Khayyâm. Ces pays du Golfe dont les idéologues engoncés dans des habits trop étroits pour pouvoir embrasser le vaste monde ont cru qu'ils étaient les seuls dépositaires de la parole divine. Qu'il leur suffisait de lancer leurs pseudo- fatwas contre des «égarés» pour siffler la fin de la récréation. Ces pays pratiquent une politique pour exacerber les contradictions sunnites/chiites dans le but de garantir la pérennité de leur pouvoir. Comme ils ont la mémoire courte, ils ont oublié qu'il n'y a pas si longtemps ces peuples dans leur diversité ethnique et religieuse se sont unis pour contrer le fameux pacte de Baghdad (1955), véritable machine de guerre anglo-américaine. Ce combat a eu pour conséquence la chute de la monarchie irakienne et le début de tant de bouleversements ensuite dans le monde arabe. Aujourd'hui, c'est la même lame de fond qui vient des profondeurs de l'histoire. Ces pays du Golfe ont été mandatés en quelque sorte par les Etats-Unis pour briser les vagues du mouvement démocratique. Ils avaient choisi leur camp en finançant et en armant les islamistes en Syrie, Libye, Tunisie. L'échec et les difficultés des islamistes par la voie de la terreur ou bien des urnes est patent. Que faire sinon faire appel à ces princes d'opérettes pour jouer une autre carte, imaginer un autre scénario pour arrêter un mouvement se développant en Egypte qui en raison de son prestige culturel et historique, de sa position géostratégique, de sa nombreuse population aura des conséquences cauchemardesques pour les partisans du statu quo. A travers ce survol succinct et rapide, on s'aperçoit que l'abandon de Morsi par l'Arabie Saoudite est d'ordre politique. Elle a préféré sacrifier un peu d'affinités religieuses avec les frérots pour sauver des positions politiques.Il est toujours plus facile pour les Etats de supporter les divergences idéologiques (Parole, parole comme le chantait Dalida) que de subir les contradictions et contraintes du politique (lieu et essence du pouvoir) qui gère le concret et le quotidien des sociétés. Quant aux Occidentaux, surpris par la soudaineté des volcans des soulèvements des peuples en 2011, ils ne veulent pas prendre le risque de se tromper une deuxième fois. En vérité, ce n'est pas un putsch militaire qui les embête, ils ont utilisé moult fois ce procédé pour mettre leurs valets au pouvoir en Amérique latine et en Afrique. Non, c'est plutôt la trouille d'une révolution dans un pays, l'Egypte si bien placée qui les pousse à dévoyer sa révolution. Une révolution bouleverse les données politiques internes d'un pays et introduit un nouvel équilibre géostratégique dans la région. Pour éviter le pire, l'Occident peut et a déjà sacrifié Morsi (voir la position des Etats-Unis qui a changé du jour au lendemain). Il cherche un autre cheval de Troie. Les princes de l'immobilisme, ceux du Golfe vont faire l'affaire pour contrer cette «Tamarod» (rébellion). Ces princes des ténèbres vont s'appuyer évidemment sur les salafistes, frères jumeaux du wahhabisme saoudien, sur les forces armées (financées par les Etats-Unis) et sur les classes moyennes qui comme on le sait ne poussent pas le bouchon trop loin dans une révolution. Il ne faut donc pas, pensent les Occidentaux, se couper de tout ce beau monde au risque une deuxième fois de provoquer la déferlante populaire qui cette fois aura dans son collimateur les militaires et les fameuses couches sociales des «foulouls» nées avec l'infitah (libéralisme sauvage) de Sadate et Moubarak. Car le chaos dans des régions comme le Congo ou bien l'Afghanistan ne porte pas à conséquence, il peut même servir à neutraliser en les épuisant des pays comme le Pakistan et l'Iran. Mais le chaos aux frontières d'Israël, jamais, vous n'y pensez pas. La situation est complexe, les enjeux à l'intérieur de l'Egypte et du monde arabe sont énormes, les intérêts des grandes puissances dans cette région ne sont plus à démontrer, aussi faut-il rester prudent et exigeant dans l'analyse d'un mouvement qui prend sa source dans les profondeurs de l'histoire. C'est par la rigueur dans l'analyse et l'honnêteté intellectuelle des informations rapportées et diffusées que nous apporterons notre petite pierre au triomphe de la démocratie dans nos pays. C'est la meilleure façon de rendre hommage aux combattants de la liberté et de la dignité longtemps bafouées et de balayer l'écume des choses produite par les dollars des agités du moment, dollars qui ne pèseront pas lourd au regard de la longue histoire de l'humanité luttant contre l'enchaînement de la liberté. A.A. * Happening : spectacle improvisé demandant la participation du public, philosophie d'un certain théâtre moderne.