Par Me Khaled Bourayou, avocat Vergès est mort. De ses multiples ruptures connues, ou inventées, celle-ci sera la dernière. L'ultime adieu est rendu un certain 15 juillet 2013 dans la même chambre où Voltaire poussait son dernier souffle trois siècles et quelques années plus tôt. Le Maître prit soin de tirer sa révérence en pleines vacances judiciaires. Une discrète façon de quitter les prétoires des tribunaux et une galante manière de laisser les juges en paix. Il préféra, à cette trêve de circonstance, la paix éternelle et la sérénité absolue de sa passion de défendre. La vie de cet avocat de génie avait pour cadre le procès. Il trouvait dans la compagnie de l'infraction son autre passion : chercher à comprendre les drames de l'Homme et pour lequel une défense devra être fournie quelle que soit l'ampleur de son crime. Pour Vergès, le procès est le début du roman et le commencement d'une tragédie. Parmi les tragédies dont il se plaisait à souligner d'une manière récurrente les symboles de bravoure et de courage, et les emblèmes de rupture, de reniement et de sacrifice ; Antigoneest incontestablement celle qui le marqua le plus. L'héroïne de Sophocle osa défier le roi Créon qui avait instauré l'interdiction d'accomplir les rites funéraires au «traître» Polynice qui trouva la mort dans un combat fratricide. En voulant faire bénéficier le corps de son frère d'une sépulture, afin de le protéger des chiens et des corbeaux, Antigone avait rompu avec l'ordre injuste en refusant de se séparer des siens. Sainte, elle avait commis le crime du refus de céder à l'injonction du décret royal et ce, au prix de sa vie à laquelle elle mit fin en se suicidant. Cette tragédie inspira plus tard le jeune avocat dans l'élaboration de sa conception de défense de rupture, aidé en cela par l'érudition de l'esprit et le militantisme de l'engagement. Anti-colonialiste, Vergès trouva dans la révolution algérienne, son idéal de combat et l'étendue de sa passion de défendre. Il découvrit, non à son insu, mais à travers les méfaits de l'ordre colonial, qu'il n'y a plus rien à attendre de la justice de l'occupant et de ses hommes. Il trouva dans cet ordre que l'injustice est érigée en système pour les indigènes, ces sujets par défaut, que la torture est promue au rang de technique d'instruction pour extirper l'aveu, que l'accusation est l'unique preuve de culpabilité et que le verdict est sans surprise, tant il est la conséquence logique de cet ordonnancement judiciaire. Autant de raisons et de certitudes qui vont convaincre l'avocat militant de l'inanité des droits de la défense conçus pour servir d'alibi à la répression de l'ordre colonial et dont le recours est beaucoup plus une compromission qu'une garantie de protection des droits du justiciable. De ce constat, accablant et révoltant à la fois, auquel s'ajouteront les humiliations et les outrages manifestes à l'égard du collectif d'avocats de la cause nationale tout particulièrement à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions, Maître Vergès construisit sa stratégie de défense de rupture, en termes de négation de la défense de connivence qui cherche à minimiser les faits et à obtenir l'indulgence des juges et de reniement de l'ordre judiciaire colonial aux juges soumis et aux décisions certaines. Un ordre nouveau de défense est ainsi élevé au sein duquel les notions processuelles prennent une signification tout autre. L'auteur de l'infraction n'est plus le coupable mais le héros, le comportement délictuel ou criminel n'est plus un drame mais une délivrance et le mobile de l'infraction n'est plus la passion des instincts bafoués ou trahis mais la conviction de l'acte réfléchi et salvateur. Le procès n'abrite plus la phase de jugement. Il se transforme en une tribune de propagande de l'acte révolutionnaire et de prise à témoin de l'opinion publique sur le caractère inique de la justice d'alors. Le combattant algérien n'est pas un terroriste mais le militant d'une cause juste, son acte n'est pas une infraction mais un acte libérateur. La barre n'est plus, selon la mythologie du procès, la limite de l'espace temporel de la salle d'audience, mais la rampe de propagande des idéaux de la révolution algérienne et la tribune de contestation de l'ordre judiciaire alors accusé qu'accusateur. Cette conception inédite des droits de la défense, au-delà de ses succès tout particulièrement lors des procès des militants et combattants de la cause nationale, allait démontrer au futur que les systèmes judiciaires fermés aux droits fondamentaux et à la préservation des libertés seront exposés inévitablement à cette stratégie de rupture qui non seulement leur dénie toute légitimité, mais les expose aussi au mépris du justiciable et au discrédit que l'Histoire leur infligera immanquablement. La justice algérienne s'exposera-t-elle à cette stratégie de rupture ? Les dérives et les régressions que cette justice a connues d'une manière récurrente ces dernières années, alors qu'elle avait fait l'objet d'une réforme en 1999, ses interférences continues dans la vie des institutions politiques à coups de redressements et de règlements de comptes, ses immixtions dans l'exercice des libertés et des droits légitimes, ses silences profonds sur certaines responsabilités pénales au plus haut de la hiérarchie de l'Etat et ses partis-pris flagrants en faveur de tel clan au détriment de tel autre, sont autant de prémices qui ne manqueront pas d'exposer ce mode de gouvernance judiciaire au reniement et à la réprobation. D'autres Vergès viendront alors... rompre avec ses forfaitures et ses banqueroutes.