Par Dr Mourad Goumiri, Président de l'ASNA «Seul le processus de démocratisation de la corruption, a été réussi en Algérie !» Un citoyen anonyme Ceux qui ont organisé l'arrivée à la magistrature suprême de A. Bouteflika (1), la première (2) et la deuxième fois (ce fut la bonne) avec, par la suite, l'orchestration de sa désignation élective durant les trois mandats, ont dû certainement consulter des experts économiques et financiers chevronnés, de manière à connaître les tendances lourdes du marché des hydrocarbures, des prix (pétrole et gaz) et de leur impact sur les recettes d'exportation escomptées, pour notre pays, à moyen et long terme (3). Il est, dès lors, très facile, pour qui sait effectuer une multiplication, de calculer la rente qui risquait d'entrer dans les caisses de la Banque centrale via Sonatrach. Mais le problème, pour le nouveau pouvoir, arrivé en 1999, n'était pas tant les entrées en devises mais bien évidemment le mode d'emploi pour les dépenser à son unique profit, tout en donnant l'illusion de reconstruire l'Algérie, ravagée par la décennie noire ! C'est ainsi, que des professeurs d'économie émérites furent ramenés dans les bagages présidentiels et distribués avec d'autres, dans tous les postes de souveraineté (4) et seront mis à profit pour concocter un document «mode d'emploi», intitulé «Programme économique du président de la République», bible incontestable et incontestée que tout un chacun (5) va devoir mettre en œuvre, sans état d'âme, sous peine d'un procès en hérésie et une montée au bûcher pour «purification politique» (6). L'analyse minutieuse de ce programme, dès lors, s'impose puisqu'il représente la pièce centrale du dispositif de la prédation dont nous découvrons, aujourd'hui, les premières conséquences, fuitées à la presse par les services de sécurité et prises en charge par l'institution judiciaire selon un rituel digne des feuilletons à succès comme «Dallas». Ce Programme économique pour être crédible, aux yeux de l'opinion nationale et internationale, devait obligatoirement être conçu par des compétences avérées, indiscutables et des signatures connues et reconnues, sachant, par ailleurs, que le Président est, lui-même, hermétique à la chose économique. En outre, il devait frapper l'imaginaire collectif national par deux conduits, chers au cœur de la population : ses besoins pressants et sa dignité retrouvée. La réalisation promise d'un million de logements (7), par exemple, durant le premier quinquennat du premier mandat, relève de la logique du premier critère. Le prêt de cinq milliards de US$ au FMI relève du second. Pour donner du grain à moudre aux courtisans, constitutifs de notre classe politique, toutes catégories confondues (partis politiques, députés, sénateurs, syndicats, appareils, mouvements associatifs patentés...) et leur permettre de justifier leurs subventions et autres émoluments, il était impératif d'inscrire cette démarche dans une rengaine politique (8) en la forme populaire (zerda), afin de fêter la paix et la fraternité retrouvées, après une décennie noire, durant laquelle notre pays a conjugué au quotidien le sang, la cendre et les larmes... Le décor étant planté, il ne restait plus qu'à mettre en œuvre ce programme présidentiel par les institutions de l'Etat, toutes fragilisées par un nomadisme sans précédent des cadres et des techniciens, dans l'histoire de notre pays (9). En effet, il fallait d'abord et obligatoirement s'assurer que les instruments administratifs d'exécution obéissent «au doigt et à l'œil» aux donneurs d'ordres visibles (ministères, wilayas, entreprises publiques, offices, institutions et organismes publics...) et surtout à ceux agissant dans l'ombre (courtiers, rabatteurs, commissionnaires, avocats d'affaires, conseillers, entremetteurs, consultants, intermédiaires, facilitateurs, escrocs, mafieux, blanchisseurs, hommes de main...) bref, toute une faune de prédateurs recrutés aux quatre coins du monde et spécialistes, chacun pour ce qui le concerne, dans ce genre de basses besognes. Les cadres qui tentèrent vainement de résister à cette vague de prédation furent tous «remerciés», voire liquidés sans ménagement dans certains cas et dans d'autres cas avec des poursuites judiciaires à la clé, dans le cadre, comble de l'ignominie, de campagnes récurrentes dénommées «opération mains propres», pour servir à tous de leçon ! Les autres, plus poreux, ont essayé de faire le dos rond tout en préservant leurs acquis, ce qui est, par définition, incompatible et se terminera par des «départs négociés». Enfin, la dernière frange de l'encadrement du pays, à l'exemple de leur chef, va tremper dans la prédation tout en assurant leurs arrières... Ils seront les «dindons de la farce» dans le casting des futurs procès en sorcellerie, s'ils n'arrivent pas à quitter le pays à temps ! Dès lors, le champ est libre pour l'émergence d'une faune de parachutés et de «nass kraya» qui va être installée aux postes de commandement de la distribution de la rente, sous toutes ses formes (10), sifflant le départ de la grande bouffe (el-waâda) de la décennie. Cette opération va être consolidée par un autre processus encore plus séditieuse et sournois, qui va combiner le régionalisme et le népotisme, couple désormais déterminant à la promotion sociétale (11), de manière à fracturer encore plus la société et lui inoculer ce poison mortel, redoutable ennemi de l'unité et l'intégrité nationale. Etre natif de la wilaya d'Oujda, daïra de Tlemcen et ou contracter une alliance directe ou indirecte avec un des membres de la famille du Régent et de sa basse-cour, devient un argument décisif, négociable contre tous postes rentiers convoités et toutes les promotions sociétales dans les institutions de l'Etat. La compétence, le professionnalisme, l'expérience, l'érudition, l'honnêteté, l'abnégation, l'ardeur au travail, les convictions... valeurs essentielles qui auraient dû structurer les nominations aux hautes fonctions de l'Etat, dans notre pays, viennent loin derrière les arguments de ce couple, érigé en règle pour la première fois dans l'histoire de l'Algérie indépendante. En effet, les pouvoirs précédents ont toujours porté une attention très particulière aux équilibres régionaux et la répartition régionale équitable des richesses (12), facteurs essentiels de cohésion, de coexistence et de paix civile (13). Une rupture totale ou partielle de ce pacte consensuel tacite, de notre nation en sédimentation sociologique récente, risque d'ébranler son mythe fondateur, nourri, entre autres, par cet équilibre. Le risque est grand de voir notre pays entraîné dans une «aventure partitionniste» sanglante et aux conséquences incalculables, à moyen et long terme, d'autant qu'un climat international favorable, voire encourageant ce processus de sécession se fait sentir dans toutes les régions du monde et en particulier en Afrique. Dès lors, cette décennie de prédation va favoriser la constitution de fortunes colossales pour la minorité au pouvoir, au détriment d'une large frange de la population et notamment des jeunes, avec pour conséquences l'augmentation des déséquilibres sociétaux et la montée des frustrations qui ne manqueront pas de se radicaliser. En outre, après avoir mal acquis ces énormes moyens patrimoniaux (en Algérie et à l'étranger), cette minorité doit obligatoirement les blanchir, au risque de devoir, un jour, rendre des comptes. Il devient impératif pour sa survie de peser, de tout son poids, sur le devenir politique du pays (14), de manière à toujours consolider ses intérêts futurs mais surtout de ne pas remettre en cause la prédation passée, qui lui a permis de réaliser, en un temps record (une vingtaine d'années), jamais égalé dans le monde, cette incroyable accumulation de richesses. Cette minorité est prête à mettre le pays «à feu et à sang» si elle se sent menacée, par quiconque, qui viendrait remettre en cause ses futurs privilèges ou son accaparement passé, ce qui signifie qu'elle est en mesure de «pactiser avec le diable», s'il le faut, pour se maintenir le plus près des cercles concentriques du pouvoir. A la limite, une situation de statu quo, serait la moins mauvaise des solutions pour elle si elle ne peut, pour le moment, prétendre à faire main basse sur la totalité du pouvoir politique. En attendant de pouvoir imposer son existence idéologique, politique, économique et sociale, une période de transition (certains s'avancent même à proposer deux années élastiques !) lui paraît être la fuite en avant la moins nocive à ses intérêts vitaux, à la faveur d'une inattendue maladie, toute présidentielle (15), qui la menace dans son existence et prend en otage tout un pays ! M. G. ([email protected]) (1) Souvenons-nous de la première tentative de retour avortée mais surtout de la seconde, organisée autour d'un repas avec comme invité d'honneur le général Khaled Nezzar, le général Larbi Belkheir (l'organisateur du rendez-vous, décédé), le commandant Moussa (décédé) et Abdelaziz Bouteflika, entre autres, qui s'est soldée par l'intronisation de ce dernier. (2) Le général Khaled Nezzar avait traité A. Bouteflika de «canasson» car il avait décliné cette première offre et quitté le pays précipitamment. (3) En 1999, le baril de pétrole Brent n'était que de 14 US$, alors qu'il a atteint une moyenne de 116 US$ à juin 2013. (4) Il faut noter à cet endroit, le caractère régionaliste et clanique systématisé, retenu pour ses nominations, pour la première fois dans l'histoire de notre pays. (5) La coalition politique (FLN, RND, Hamas) a été sommée de renoncer à son programme économique respectif et d'entériner ce dernier sans débat, dans un espèce d'œcuménisme sacré autour de lui. (6) L'Algérie a enrichi les sciences politiques universelles d'un nouveau concept intitulé «redressement» qui signifie l'art d'imploser une organisation sociétale et la réduire en plusieurs morceaux antagoniques. (7) Malgré le recours effréné aux entreprises étrangères de réalisation, moins de 700 000 logements seulement seront achevés, lors de la première mandature. (8) Les déplacements présidentiels, dans les wilayas, étaient organisés à sa gloire et à celle de ses courtisans locaux. (9) Il est assez intéressant de noter à cet endroit, que les enquêtes d'habilitation qui auraient dû jouer leur rôle de stabilisateur et de filtre, de l'encadrement, n'ont en fin de compte, qu'amplifié le processus de la «moubayaâ» et du clientélisme, version «Saïd and Co». (10) Un travail rigoureux et scientifique de recensement des nominations à tous les postes et les charges supérieures de l'Etat, comme celui de l'affectation des ressources financières publiques par wilaya, durant ces trois mandats, devra permettre d'établir cette désastreuse réalité. (11) L'émergence de la médiocrité dans toutes les institutions de l'Etat doit être obligatoirement liée à cette stratégie de prédation. Une armée d'analphabètes ou dotés de faux diplômes, d'expériences douteuses et de recommandations mafieuses, va investir tous les secteurs (économie, finances, commerce, éducation, universités, culture, médias, culte, sports, diplomatie...), ce qui va se traduire par une gouvernance catastrophique du pays. (12) Des programmes spéciaux avaient été initiés dans les régions pauvres pour leur faire rattraper les retards de développement, dans les années 60 et 70. (13) Les revendications actuelles, dans certaines régions du pays et notamment dans le Sud, sont les conséquences directes visibles d'une politique inéquitable de la répartition des richesses. (14) Les dernières élections législatives ont clairement démontré le poids du pouvoir de l'argent sur les résultats du scrutin, nonobstant le niveau de l'abstention et de sa signification. (15) C'est cette minorité qui a imposé le «mandat présidentiel à vie» après que L. Zéroual eut imposé l'alternance politique par la limitation des mandats. De manière à éviter que l'alternance politique ne vienne remettre en cause son processus de prédation et d'accumulation, elle sponsorise une solution de coup d'Etat, déguisé en un aggiornamento.