Par Arezki Metref [email protected] Invité par une association, dans une petite ville de France, à parler devant des adolescents d'origine algérienne et française, j'ai demandé à mes hôtes quel était le sujet de mon intervention. Ils m'ont répondu : «Peux-tu nous faire, pour ces jeunes qui s'y intéressent fortement, un bilan de l'Algérie indépendante?» Devant l'ampleur du sujet, j'ai d'abord été perplexe : «De quoi vais-je bien pouvoir parler ?» Puis très vite, l'extrême ouverture du propos m'est apparue comme un avantage, puisque je pouvais l'aborder en toute liberté. Deux méthodes s'offraient à moi. La première, chronologique, consiste à prendre certaines dates importantes dans l'histoire de l'Algérie indépendante et de les commenter. Un peu trop mécanique. J'ai donc opté pour la seconde méthode, à savoir la méthode thématique. J'ai sélectionné, arbitrairement, 6 thèmes à partir desquels on peut parcourir le demi-siècle qui nous sépare de l'indépendance de l'Algérie, et même remonter au 1er Novembre 1954 et aux conditions historiques qui l'ont rendu possible. Chacun de ces thèmes témoigne d'une évolution paradoxale d'un pays qui, au sortir de plus d'un siècle de colonisation violente, réellement et symboliquement, et d'une guerre d'indépendance ravageuse, a abordé son indépendance avec toutes ses contradictions, les siennes et celles imposées par l'état du monde de l'époque. Je vais donc aborder 6 thèmes : l'économie, ou comment l'Algérie est passée d'un capitalisme d'Etat, à des «tas» de capitalismes. La question des langues. La question berbère. L'Islam. La question de la femme. Le rapport à la France (Beaucoup de familles françaises ont eu à un moment ou un autre, de près ou de loin, un rapport avec l'Algérie). Evidemment, ce choix thématique est strictement méthodologique. Précautions oratoires Avant d'aborder ces thèmes, il convient d'énoncer un certain nombre de précautions. La première est de préciser, quelle que soit l'évaluation critique que je pourrais entreprendre, qu'il est hors de question de rattacher mon propos au concert révisionniste qui met les problèmes concrets, les contradictions rencontrées par l'Algérie indépendante, sur le compte d'un échec congénitalement lié à la décolonisation. Je fais partie de ces journalistes persuadés que la critique de l'action politique des pouvoirs ne peut qu'être saine. Je reste convaincu que le rôle des journalistes dans mon pays est d'être, d'une certaine manière, la voix des sans-voix, la voix des exclus, des laissés-pour-compte du développement. De ce point de vue, et de quelque côté que l'on prenne le problème, on en vient forcément à trouver derrière l'injustice sociale et les inégalités, l'action politique du pouvoir. Il faut la critiquer. De là à laisser récupérer cette critique, au demeurant légitime et utile pour la construction de la démocratie, par les chantres des bienfaits de la colonisation, ce n'est pas chez moi que l'on trouvera la matière idoine. L'autre précaution est connexe à la première. Je voudrais préciser d'où je parle. Que les choses soient claires. Je suis né peu avant le déclenchement de la guerre d'Algérie. J'ai grandi dans cette guerre. Le paysage de ma prime enfance est celui des soldats, des chars, des armes de guerre, des morts à l'entrée de l'école, du couvre-feu, des sirènes, des disparitions. Jusqu'à l'âge de 9 ans, bien qu'ayant grandi dans un quartier populaire de la banlieue d'Alger, les seuls Français que j'ai vus en chair et en os, étaient soit nos instituteurs, soit les parachutistes de Bigeard qui avaient pris leurs quartiers dans mon école et dans mes cauchemars. J'ai gardé l'image de cet enfant, je devrais dire de ces enfants, ouvrant les yeux sur les Rangers des paras fracassant notre sommeil, lorsqu'ils forçaient nos portes au milieu de la nuit, pour chasser le «fellaga» qui était, pour nous, un combattant de l'indépendance, voire un héros. «Enfants algériens», «indigènes», «sujets français», nous savions que nous n'étions pas français et que l'Algérie n'était pas la France. Que mes ancêtres étaient les Gaulois, je n'arrivais pas à y croire ! Il suffisait que je regarde ma vieille grand-mère dans sa robe multicolore de vieille Kabyle, incapable de prononcer la moindre syllabe d'un mot de la langue française pour m'apercevoir que nous n'étions pas français, et que nos ancêtres n'étaient pas les Gaulois. On a eu beau nous dire aussi que les premiers habitants de l'Algérie, les miens, du moins ceux qui étaient là au moment de la colonisation, étaient des fainéants incultes, barbares qui attendaient le civilisateur qui leur apprendrait à travailler la terre, je ne parvenais pas à y reconnaître mon père, mon grand-père, etc. On a eu beau m'apprendre à l'école qu'avant 1830, et la conquête sanglante de l'Algérie, le pays était un marécage et son histoire un désert, je n'arrivais pas à croire à cette histoire racontée par les vainqueurs. Je savais par la transmission orale, mais aussi écrite, que nous faisions partie d'un peuple à l'histoire millénaire qui avait construit des empires et qui avait même donné à l'Egypte un pharaon (Shonshak 1er, fondateur de la 22e dynastie), à Rome des empereurs (Septime Sévère), des théologiens comme saint Augustin, des écrivains comme Apulée de Madaure, et probablement Sénèque, des penseurs comme Ibn Khaldoun, etc. En un mot, la conquête française ne s'est pas faite sur une terre vierge. Sinon comment expliquer que les indigènes que nous étions aient défendu si vaillamment la terre de leurs ancêtres ? Ce petit fait d'histoire à l'appui : pour conquérir la Kabylie qui se trouve à une centaine de kilomètres d'Alger, les armées du général Randon ont mis 27 ans. Avec le peu de moyens matériels et humains dont ils disposaient, les résistants kabyles ont donné du fil à retordre à l'armée d'occupation pourtant nombreuse, expérimentée et moderne en ce temps-là. Les récits d'Emile Carrey, un journaliste de l'époque, témoignent que l'armée d'occupation française est allée à l'assaut d'un pays dont le peuple avait lui-même une longue histoire. Ce rappel est destiné à lever toute équivoque concernant l'optique que l'on peut avoir aujourd'hui sur la colonisation. Je veux bien admettre que des populations européennes auxquelles des terres ont été attribuées, terres spoliées aux autochtones, se soient au bout d'un siècle enracinées au point de revendiquer l'Algérie comme leur propre pays, mais cela ne change rien à cette donnée de base : l'injustice du système colonial auquel ils appartenaient, parfois eux-mêmes en tant que victimes. 8 Mai 1945 Dès lors, on imagine le désappointement de ces jeunes envoyés combattre des ennemis dont ils ne savaient rien, convaincus dans le feu du combat de la justesse de ce dernier, lorsqu'ils rentrent chez eux en 45 pour s'entendre dire que la libération ne concernait pas les Algériens. C'est le fameux Mai 1945, et les massacres de Sétif et Guelma. Que s'est-il passé ce 8 mai 1945 ? L'histoire étant, on le sait, un enjeu pour les luttes présentes, on ne raconte pas de la même manière ce 8 Mai 1945 selon que l'on se trouve d'un côté ou de l'autre du fusil. Le fait est que, ce jour où la France fêtait sa libération à laquelle de nombreux soldats «indigènes» avaient contribué, la population colonisée a manifesté pacifiquement pour dire : «Nous vous avons aidés à vous libérer du nazisme, nous voulons nous aussi être libérés du colonialisme.» La réponse à cette revendication de liberté a été un massacre sans précédent de la population civile. Les soldats français et des groupes de colons ont parcouru les villages de l'Est algérien pour massacrer tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à un «Arabe». Le général de Gaulle, au pouvoir alors, n'a pas désavoué son ministre RPF de la Défense André Dithelm qui a fait bombarder des populations civiles depuis un navire de guerre. 45 000 morts selon les Algériens, beaucoup moins, de source officielle française. Le général Duval, chargé de la sanglante répression, avait dit après les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata : «Je vous ai donné la paix pour 10 ans.» Il n'avait pas tort. 9 ans plus tard, se déclenchait l'insurrection du 1er Novembre 1954 qui allait aboutir à l'indépendance de l'Algérie. Jusqu'en mai 1945, tous les courants du mouvement national algérien, du plus indépendantiste au plus assimilationniste, pouvait encore croire à une évolution positive pour les colonisés du système colonial. On pouvait encore croire que la politique pourrait réparer les injustices de ce système sans passer par la violence. Le massacre à grande échelle de Mai 1945 a creusé la tombe de la voie politique. Il a donné raison aux tenants de la voie révolutionnaire qui considéraient que le colonialisme étant le viol de la souveraineté d'un peuple imposé par la violence, il ne pouvait y être mis fin que par la violence révolutionnaire. Pendant 9 ans donc, toutes les injustices que faisait subir le colonialisme aux colonisés se sédimentaient, pour paraphraser Mouloud Mammeri, comme autant de bouts de bois ajoutés à un bûcher qui, une fois allumé par l'allumette de l'esclave, donnait un feu qui brûlait jusqu'à Dieu lui-même. C'est-à-dire, plus politiquement, le mouvement national dans ses différentes composantes s'est vu dominé par les plus radicaux qui allaient en 1953-1954 tenter l'incroyable : se soulever contre la France. Il s'agit de souligner, à ce niveau, que ce mouvement national qui luttait pour l'indépendance de l'Algérie n'était pas un corps homogène. Tout comme la résistance française à l'occupation nazie était composée de différents éléments, gaullistes, communistes, des patriotes de différentes sensibilités politiques qui ne partageaient pas nécessairement le même projet de société bien qu'ayant le même but, celui de chasser l'occupant nazi, le mouvement nationaliste algérien avait, lui aussi, différents courants en son sein qui avaient en commun l'indépendance de l'Algérie, mais pas le même projet de société. Il convient de souligner ce fait car s'il accompagne le mouvement nationaliste algérien provoquant parfois des fêlures très graves, depuis ses prémices dans les années 1920, les luttes pour tel ou tel type de société vont sévir à l'intérieur du FLN pendant la guerre, mais surtout après l'indépendance de l'Algérie. Et c'est autour de ces luttes, toujours vives aujourd'hui, que nous reprendrons un peu plus loin les questions initiales. Encore une fois, avant de les aborder, il est indispensable de revenir un instant sur le code de l'indigénat (1881-1946). De toutes les interdictions imposées aux seuls indigènes, on peut en noter une déterminante qui lui a paradoxalement donné une autre inflexion. En vertu de ce code, les Algériens, chez eux, n'avaient pas le droit de créer de partis politiques pour émettre leurs revendications ou défendre leurs idées. C'est ainsi que l'Etoile nord-africaine est née à Paris, et que ses différentes moutures (PPA, MTLD, etc.) seront dirigées à partir de l'Hexagone. Ce n'est pas le moindre paradoxe que cette loi qui oblige des hommes à s'expatrier pour pouvoir revendiquer légalement leur terre. Composite politiquement, le mouvement nationaliste algérien à travers ses différentes formules qui changeront en fonction de la répression, était en gros parcouru par deux grandes tendances qui continuent à ce jour à se combattre pour la mise en œuvre de projets de société antagoniques. Globalement, il y a la tendance nationaliste arabo-musulmane qui a été dominante de tout temps et qui continue à l'être. Elle était représentée par Messali Hadj du temps du PPA, et par d'autres dans sa lignée au FLN, de même que dans le pouvoir algérien après l'indépendance. L'autre tendance est celle que l'on pourrait appeler abusivement laïque, car elle a toujours voulu fonder la nation non pas sur le dogme religieux, pas plus que sur l'appartenance mythique plus que géopolitique au monde arabe. Celle-ci voulait une Algérie algérienne et pas arabo-musulmane. Contrairement à la première tendance, la seconde prenait en compte la pluralité des origines, des langues, des cultures (berbère, européenne, arabe, juive, etc.) dans la composition de la nation algérienne. Cette démarche commande évidemment de remonter aux origines de ce pays, et de promouvoir sa langue et sa culture la plus ancienne, c'est-à-dire la culture et la langue berbères. Ce clivage entre les deux courants nationalistes s'exprime fortement autour d'un certain nombre de questions qui font partie de celles que l'on va examiner. Quelques exemples : L'un et l'autre n'accordent pas la même place à la langue berbère. L'un et l'autre ont une conception du statut personnel de la femme différente. C'est ce clivage permanent, posé là comme une faille sismique, qui de temps à autre se réveille et qui, en s'activant, fait avancer le débat. Ainsi en est-il par exemple de la crise dite berbériste de 1949 lorsque des militants du PPA-MTLD avaient contesté les orientations de la direction de leur parti, orientations qui niaient la berbérité de l'Algérie. Cette question de la revendication berbère sera, elle aussi, posée à ce jour. Rappel historique Dans le projet du principal parti indépendantiste, le PPA-MTLD dont seront issus les fondateurs du FLN, et qui conduira la lutte pour l'indépendance de l'Algérie, les choses semblaient claires. Il s'agissait de fonder un Etat algérien arabo-musulman basé sur le principe de l'unicité : un parti, un peuple, une langue, une religion. Mais les forces contradictoires qui agissaient à l'intérieur du FLN, loin d'être un appareil monolithique, forces alimentant ce clivage permanent dont il était question un peu plus haut, réservaient quelques surprises. Le Congrès de la Soummam de 1956, tenu par les combattants de l'intérieur, aboutit à une plate-forme, première doctrine idéologique et pragmatique du FLN, qui contredisait le projet des tenants d'une Algérie basée sur l'unicité. La liquidation en décembre 1957 d'Abane Ramdane, le principal maître d'œuvre du Congrès de la Soummam, assassiné par ses compagnons du FLN en raison de ces luttes, a redonné la main au courant nationaliste arabo-islamiste. Ceux qui voient dans la mort d'Abane Ramdane la disparition d'une alternative politique ont hélas raison. L'indépendance de l'Algérie en 1962, à l'issue des fameux accords d'Evian, a immédiatement donné lieu à un coup de force qui a placé au pouvoir Ben Bella et l'état-major général de l'armée, au détriment des combattants de l'intérieur. Il faut dire que, malheureusement, ce coup de force originel va marquer la vie politique algérienne qui, dès lors, fonctionnera sur ce mode-là, incapable de réussir, du moins à ce jour, le passage vers une société où l'alternance au pouvoir est garantie par le suffrage libre et équitable. Après ce bref rappel historique, venons-en à ce fameux bilan... Pardon, ces pistes... comme il a été dit. L'économie ou comment l'Algérie est passée du capitalisme d'état à des «tas» de capitalismes L'Algérie est dotée de gisements de pétrole et de gaz. C'est un atout et un handicap. Un atout car il est source de richesse. Un handicap car le pétrole et le gaz monopolisent l'économie et détournent le pays des activités de développement autres, industrie, agriculture, technologie, etc. A l'indépendance, pour des raisons idéologiques mais aussi géostratégiques, le pays s'est rapproché des pays du bloc socialiste pour en adopter le système économique. Ce système, le socialisme, appelé aussi par certains, capitalisme d'Etat, met les moyens de production entre les mains du pouvoir censé être celui des plus vulnérables. C'est l'économie administrée qui ne permet pas le libre-échange et la liberté d'entreprendre. Son équivalent politique est le parti unique censé, là aussi, représenter tous les Algériens, niant au nom du principe d'unicité toute diversité. L'économie planifiée boostée par les recettes en hydrocarbures, a permis pendant les 20 premières années de l'indépendance un certain égalitarisme. Mais ne le disons pas trop vite car là aussi il y a le visible et l'invisible. Par exemple, on disait du régime de Boumediène, l'un des plus égalitaires de l'histoire récente de l'Algérie, que c'était le socialisme des 2 000 milliardaires. Boumediène était un as pour acheter la paix sociale. A la masse des Algériens, il offrait travail, éducation, etc. Mais aucune possibilité de s'exprimer. A ses compagnons ou à ses rivaux, il offrait la possibilité de «faire des affaires», en posant ce préalable : qui veut faire de l'argent ne touche pas à la politique. Je ne vais pas faire le bilan économique de l'Algérie indépendante, cela outrepasserait le cadre dans lequel nous nous trouvons. Je voudrais juste dire qu'un équilibre économique et social factice a été rompu à la mort de Boumediène en 1978. Une orientation nouvelle est alors apparue dans le sens de la libéralisation de l'économie, notamment à partir de 1986. Le grand tournant, le passage d'un capitalisme d'Etat à des tas de petits capitalismes se fera surtout après la chute du mur de Berlin. Dans les années 1991-1992, l'Algérie est sommée de s'en remettre au FMI pour pouvoir payer sa dette. Il s'ensuit une dévaluation du dinar, et surtout un plan d'ajustement structurel qui a fait changer d'orientation économique le pays : fermeture de grandes entreprises publiques, mise au chômage ou à la retraite de quelque 500 000 travailleurs, privatisations diverses, etc. L'Algérien découvre ce qu'il ne connaissait pas jusqu'alors, le chômage, l'insécurité de l'emploi, etc. Il n'est pas impossible que l'apparition du terrorisme au début des années 1990 n'ait pas aussi, à côté des motifs idéologiques liés à l'islamisme politique, des raisons économiques liées à la privatisation, à la vente des terres, etc. Ce que l'on peut observer, en tout cas, à l'œil nu, c'est que pendant ces 20 années de violence imposées à la société algérienne, jamais il ne s'est constitué autant de fortunes et, proportionnellement, jamais la misère n'a touché autant de gens. C'est évidemment encore les recettes du gaz et du pétrole qui ont permis au pouvoir algérien d'échapper au «Printemps arabe», car il disposait des moyens d'acheter la paix sociale. Je voudrais terminer sur ce point en remarquant qu'il s'est constitué une économie du terrorisme basée sur l'extorsion, les ventes d'armes et la vente de protections diverses. Un dernier mot sur l'économie Un phénomène nouveau est apparu ces dernières années, celui des harraga. Il a aussi une base économique puisque ce sont souvent des jeunes chômeurs qui tentent de gagner l'Europe clandestinement. On ne peut clore ce chapitre sans évoquer le trabendo, c'est-à-dire l'économie informelle, échappant à tout contrôle, donc à toute taxation, née dans les ruines de l'économie administrée, entraînant la pénurie sur maints produits de consommation. L'économie informelle est aujourd'hui si importante, qu'elle en est devenue indispensable au fonctionnement de la société, par exemple en créant des emplois que le secteur légal ne peut satisfaire. La question des langues A l'indépendance, quelles étaient les langues pratiquées en Algérie ? Le berbère dans ses variantes locales (kabyle, chaouia, touareg, chenoui, etc.), l'arabe dans deux versions, l'une majoritaire, dialectale, l'autre minoritaire, classique, et enfin le français. En vertu du principe d'unicité dont j'ai parlé plus haut, c'est l'arabe classique, la langue la moins pratiquée, qui a été choisie comme langue nationale et officielle.. Cette politique a conduit à celle de l'arabisation aux effets dévastateurs. La langue nationale et officielle, tel un rouleau compresseur, a écrasé sur son chemin la vieille langue berbère, présente dans le pays depuis au moins deux millénaires et demi, l'arabe dialectal populaire, langue intermédiaire construite à partir de plusieurs autres langues, et enfin le français qui était selon les «arabiseurs», la langue de l'ennemi, et selon des gens comme Kateb Yacine, plutôt un butin de guerre qui n'est pas contradictoire tout au contraire, avec l'expression d'une algérianité profonde. Cependant, la résistance à ce rouleau compresseur n'a jamais cessé puisque le Printemps berbère de 1980, le Printemps noir de 2001, revendiquant dans des contextes différents les mêmes valeurs de démocratie, de pluralisme linguistique, culturel, etc., ont incontestablement destitué le primat autoritaire de l'arabe, et même obtenu que tamazight soit langue nationale inscrite dans la Constitution. Le combat continue de différentes manières pour arriver à ce qu'elle soit aussi langue officielle reconnue par la Constitution. C'est ainsi que la Constitution algérienne sera conforme à la réalité des langues en Algérie. On observe un autre phénomène concernant les langues, c'est le retour du français au fur et à mesure que l'école est arabisée. Retour du français dans la vie sociale, chassé de l'école par une arabisation et une islamisation des contenus. Au début des années 1980, un haut responsable du FLN qui fut ministre préposé à l'islamisation et à l'arabisation, Mouloud Kassim, s'étonnait que plus on arabisait, meilleure était la diffusion des journaux en français. Le seul bilan que l'on puisse tirer de ces luttes entre l'unicité et le pluralisme des langues, est de confirmer qu'une réalité linguistique ne se transforme pas par des lois, aussi autoritaires soient-elles. Une seule chose pourrait supprimer ou imposer une langue, c'est l'usage, et l'usage du berbère et du français sont des réalités en Algérie. La question berbère Nous venons d'en voir quelques aspects. Ce que je pourrais ajouter à ce niveau, c'est que la réalité de la berbérité de l'Algérie a forgé un combat qui a acquis une consistance politique. Ce combat a été basé sur une revendication d'abord culturelle et linguistique, puis s'est élargi à une certaine conception de la société (démocratie, libertés, droits de l'Homme, etc.), puis enfin à la contestation puis au rejet du pouvoir négateur de la berbérité de l'Algérie. Ce combat a abouti à ce qu'aujourd'hui, la question berbère soit posée publiquement comme une composante du destin de l'Algérie. Je n'entrerai pas dans le détail de la multiplicité des conceptions autour de cette question. Une infinité d'associations, de partis diversifie les approches d'une question qui n'est plus taboue grâce à ce combat. L'Islam Ce sera le point le plus bref. Je ne vais pas entrer dans une genèse de l'islamisme qui a été fait par ailleurs. Je veux juste évoquer deux points que l'actualité malheureusement confirme. Le premier c'est que l'islamisme tel qu'on l'a connu en Algérie est la conséquence d'un certain nombre de facteurs internes et externes. Facteurs internes : la manipulation de l'Islam par le pouvoir lui-même. L'islam religion d'Etat (article 2 de la Constitution) a fini par se retourner contre lui ou plutôt contre nous. Les frustrations sociales dues aux inégalités ont jeté dans les bras des sergents recruteurs du djihadisme et des émirs, des masses de jeunes exclus de l'école, sans travail, assistant dans la dèche au spectacle de faramineux enrichissements. L'arabisation et l'islamisation des contenus des programmes scolaires ont contribué à fournir aux élèves une conception irrationnelle du monde qui les a rendus sensibles aux fidèles du fondamentalisme. Facteurs externes : la donnée internationale, depuis 1979, l'arrivée de Khomeiny au pouvoir en Iran, et l'invasion de l'Afghanistan par l'URSS, une sorte de toile d'araignée islamiste, aidée à partir du Pakistan par les Américains, étendait son djihadisme aux quatre coins du monde. L'Algérie a été l'un des premiers laboratoires de cette incubation violente de l'islamisme. Le problème est loin d'être résolu, bien au contraire. Depuis une quinzaine d'années, l'Algérie s'est retrouvée, malheureusement, moins solitaire face à ce problème qui touche dorénavant le monde entier. La question de la femme Il y a une glose officielle en Algérie qui exalte la participation des femmes, au même titre que les hommes, à la guerre de libération. C'est la réalité des moudjahidate devenue aussi une légende. Le fait est qu'à l'indépendance, ces dernières ont été sommées de retourner à leurs fourneaux, tout en continuant, à saison fixe, d'alimenter cette glose héroïsante qui tenait lieu d'histoire. L'Algérie, c'est plus de 50% de femmes dont le statut personnel est, à cause des traditions de l'Islam, inférieur à celui de l'homme. On doit à la vérité de dire que le taux de filles scolarisées est très important dans l'Algérie indépendante, peut-être le plus important du Maghreb. Certains secteurs d'activité sont dominés par la présence massive des femmes tels que l'enseignement primaire, moyen et secondaire ainsi que la médecine et le paramédical. Un grand progrès a été réalisé incontestablement dans la scolarisation des filles et l'accès au travail des femmes, mais ce progrès a été accompagné par une régression sociétale avec le vote du code de la famille en 1984 qui consacre juridiquement la mise sous tutelle de la femme. Ainsi, une femme officier d'état civil qui pourra procéder au mariage d'autrui, sera quant à elle tenue d'avoir un tuteur pour son propre mariage. Le code de la famille a bien évidemment des fondements religieux. Il faut dire que son adoption a galvanisé la résistance des femmes. Leur combat contre ce code de la famille, appelé «code de l'infamie» est poursuivi parallèlement au combat contre les sources idéologiques de ce code, c'est-à-dire les idéologies conservatrices liées à l'Islam qui ne conçoivent la femme que comme «procréatrice de croyants», comme l'a résumé Ali Belhadj. Je ne peux clore ce propos sans évoquer Katia Bengana, une lycéenne de 17 ans de Meftah dans la banlieue d'Alger, assassinée sauvagement par les intégristes pour avoir refusé de porter le voile. A travers elle, ce sont les centaines de jeunes filles et de femmes mortes pour les mêmes raisons et de la même manière, dont je voudrais évoquer la mémoire et le combat qui, comme le 1er Novembre, est un combat pour la liberté.. Le rapport à la France Le fait est que la conscience nationale algérienne s'est forgée contre la colonisation, donc contre la France coloniale. De ce point de vue, le rapport des Algériens à la France n'est pas banal. Par ailleurs, la décolonisation de l'Algérie de la façon douloureuse que l'on sait, a été ressentie par la France comme une perte au sens psychanalytique du terme. Là aussi, cela a entraîné une relation peu banale. 50 ans après l'indépendance, malgré le travail considérable des passeurs d'une mémoire apaisée, les conflits restent importants. C'est ainsi que les tentatives de conclure un traité d'amitié demeurent laborieuses. Du côté algérien, on continue officiellement à agiter les traumatismes de la colonisation, réels par ailleurs, comme un élément de chantage dans des relations d'Etat à Etat difficiles en raison notamment des différents contentieux liés à la colonisation. Du côté français, on a du mal, dans tout le spectre des sensibilités politiques, à admettre, y compris inconsciemment, que l'Algérie est un pays désormais libre et souverain, et que l'Algérien n'est pas ce sujet à propos duquel on pose cette unique question de savoir s'il est assimilable ou non. Ces crispations de part et d'autre, la multitude des groupes de mémoire antagoniques autour de la guerre d'Algérie, les conséquences imprévues de la colonisation sous forme d'enracinement en France des immigrés algériens avec leur famille, donnant lieu à la configuration actuelle des banlieues, tout cela a concouru à poser ce qu'Yves Lacoste nomme la question post-coloniale. L'Algérie doit accepter que la France soit autre chose que l'ancienne puissance coloniale. La France doit assumer son passé colonial et ses conséquences. Quelles que soient les phases douloureuses et héroïques de l'histoire auxquelles l'Algérie a été soumise, et dont le 1er Novembre a été un moment fort, les combats pour la liberté restent une valeur qu'il ne faut pas laisser s'abdiquer devant les hostilités internes et externes d'aujourd'hui. Le premier, et la plus grave de ces coups, c'est l'exploitation éhontée du 1er Novembre par des forces de la prédation et du chaos. Elles dévalorisent un symbole en s'identifiant à lui et en ayant un comportement qui contredit ce symbole.