Par Hacène-L'hadj Abderrahmane Sueur noire, un film charnière Durant les années 1970, lorsque les thèmes d'actualité firent leur apparition à l'écran, nos jeunes cinéastes tenteront de jeter un regard sur le passé avec des positions impliquant les centres d'intérêt de l'époque post-indépendance. De ce point de vue, Sueur noire de Sidi Ali Mazif (1971) est significatif. Entre l'ancien et le nouveau cinéma algérien, ce film, qui a pour cadre le village minier de l'Ouenza, relate un mouvement de contestation des mineurs autochtones qui évolue vers une grève générale et qui sera impitoyablement réprimée par le patronat colonial. Parqués dans des baraquements de fortune avec leurs familles, sans aucun minimum de commodités, pas même l'eau courante, ces hommes prennent conscience que la seule voie pour mettre fin aux injustices et à l'arbitraire de ceux qui régnaient en maîtres sur leurs terres est de s'engager dans la lutte armée qui venait de commencer. Aussi, le film s'achève sur deux attentats perpétrés dans cette localité par d'anciens mineurs. L'un ciblera les moyens de production de la société, l'autre son secrétaire général, un ancien commandant de l'armée française aux agissements ultracolonialistes. Il sera abattu devant sa demeure. L'intérêt particulier de ce film réside dans le fait que tout en relatant des événements qui se sont déroulés entre 1945 et le début de la Révolution, le réalisateur voulait par des non-dits attirer notre attention sur des problèmes qui secouaient déjà la société algérienne à la date où le film a été réalisé (1971). Ce détour par le passé pour soulever indirectement des sujets d'actualité n'était qu'un moyen d'échapper à la censure qui ne tolérait alors aucune image qui soit à contresens du discours officiel. Le propos du film dépassait largement la réalité véhiculée par les images. Il nous incitait à une réflexion plus vaste. Sid Ali Mazif, par le truchement de cet anachronisme, semblait dire ceci : «Qu'estil advenu de la situation des mineurs 10 ans après l'indépendance ? N'y a-t-il pas crainte de voir le milieu affairiste prendre la place des colons d'hier ? Certes, le discours révolutionnaire de l'époque dénonçait et fustigeait les éléments qui s'opposaient à tout changement véritable. Mais ces attaques ne semblaient nullement inquiéter ces individus, car, d'une part, ils occupaient des positions confortables dans l'appareil de l'Etat et, d'autre part, jouissaient du soutien de certains cercles influents qui partageaient les mêmes intérêts. Sueur noire, qui relate la pénible condition sociale des travailleurs de la mine de l'Ouenza et leur prise de conscience pour s'affranchir doublement du joug colonial, a inauguré une nouvelle thématique dans le cinéma algérien. Il a permis, par ailleurs, à Mazif d'illustrer autrement le sentiment patriotique à l'écran. «Cinéma djidid» Durant les années 1971-1972, de grandes réformes d'ordre économique et social verront le jour. Nos cinéastes, conscients de l'intérêt que représentent ces nouvelles décisions politiques, se mobiliseront pour les soutenir à travers des œuvres militantes, au centre desquelles les travailleurs de la ville et de la campagne seront dominants. «Notre rôle est d'aller au-devant des événements pour en précipiter le cours», avait déclaré à l'époque Abdelaziz Tolbi. Les réalisateurs de la Télévision algérienne qui disposait alors de moyens humains, techniques et financiers appréciables, seront les premiers à réagir en donnant naissance à plusieurs films intéressants dans lesquels s'élèvera leur voix émue et engagée. Journal d'un jeune travailleur de Mohamed Ifticène (1972), La bureaucratie de Djamel Bendedouche (1972), Ettarfa de Hachemi Cherif (1972), Noua de Abdelaziz Tolbi (1972), Près du Saf Saf de Moussa Haddad (1972), Les spoliateurs de Lamine Merbah (1972) s'insèrent dans ce qui allait être un courant cinématographique. Au cinéma, la réplique sera donnée immédiatement par Mohamed Bouamari avec Le charbonnier (1972), suivi du film Les bonnes familles de Djafar Damerdji (1972), et un peu plus tard Les nomades de Sid Ali Mazif et Le vent du Sudde Slim Riad. Quoique teintées d'un certain romantisme révolutionnaire, comme l'était la vie politique durant cette période, les œuvres consacrées à la terre ont le mérite d'avoir stigmatisé les féodaux d'hier qui vivaient en bonne entente avec le régime colonial, et juste après l'indépendance ont surfé avec adresse sur les cimes des vagues pour conserver leurs privilèges. Après la publication du décret portant Révolution agraire, ils s'allieront avec les apparatchiks du système qui s'opposaient sournoisement à cette réforme de crainte de voir leur pouvoir s'effriter. Nos cinéastes qui n'ignoraient pas qu'au sein de la direction politique cohabitaient deux courants idéologiques antagoniques, l'un soutenant fortement l'option socialiste, l'autre manœuvrant à contrecourant de ce choix populaire, décident de participer par l'entremise de leurs films à l'éveil de la conscience politique des masses pour défendre les nouveaux acquis qui semblaient être les meilleurs garants d'une justice sociale et d'un épanouissement économique. Ce sont là les particularités des films réalisés par ce courant cinématographique dénommé pompeusement «Cinéma djidid» par certains organes de presse français, lors du panorama du cinéma algérien organisé à Paris du 21 mars au 15 avril 1973. Si toutefois cette appellation tirait son origine des nouveaux thèmes portés à l'écran à partir de 1972, nous ne pouvons qu'y adhérer. Mais s'il s'agit d'y voir des similitudes avec la «nouvelle vague» française des années 1950 (cette dénomination rappelle étrangement celle de «cinéma djidid»), nous considérons ce rapprochement exagéré. Il est tout de même curieux que la presse française, durant ce panorama, axe ses commentaires sur le «cinéma djidid» naissait et passe sous silence 10 ans de cinéma algérien consacré à la guerre de Libération nationale. Ces deux courants, produits d'une époque, n'ont pas eu la même genèse ni la même résonance. Le «cinéma djidid» est né suite à des réformes politiques. Il s'est fait tout simplement l'écho d'un contexte et l'appui à des réformes, sans plus. La «nouvelle vague» par contre est un mouvement de société (révoltes estudiantines, guerre d'Algérie, mouvement de libération des femmes) qui allait surtout opérer toute une révolution au plan des techniques cinématographiques qui allaient influencer le cinéma durant des décennies. Cependant si le «Cinéma djidid » n'est pas une école en soi, il a tout de même le mérite d'avoir choisi une voie originale. En effet, les cinéastes qui s'insèrent dans ce courant, soucieux de reproduire fidèlement la réalité de la vie et de créer des personnages convaincants, rejetteront l'esthétique bourgeoise des films occidentaux, les méthodes hollywoodiennes et la toute douteuse expérience des productions commerciales du Moyen-Orient. Ils utiliseront des formes d'expression austères, sobres, sans effets superficiels. De nouvelles forces créatrices Cette rétrospective serait incomplète sans citer quelques documentaires réalisés par la Télévision algérienne. Aussi, avons-nous choisi quelques titres qui nous semblent incontournables dans le cadre de ce travail sur le cinquantenaire de l'indépendance. A partir de 1976, de nouveaux réalisateurs, formés dans de grandes écoles du cinéma à l'étranger, vont introduire un nouveau style et un nouveau ton dans le cinéma algérien. Leurs œuvres seront empreintes d'humour, de drôlerie, d'ironie. D'autres, nous parleront de l'écran de choses graves, sans emphase ni didactisme. Azzedine Meddour fait partie de ce groupe. Dans son documentaire Combien je vous aime(1985), il a su dévoiler la supercherie et la monstruosité du colonialisme. Partant d'archives qui donnent une vision tendancieuse et fantaisiste des colonisés, Meddour a réussi avec brio à controverser cette vision, à lui extorquer la réalité historique. Aussi bien le texte, excellent contrepoint aux images, que le montage ont été adaptés aux particularités des matériaux utilisés, les rendant tantôt absurdes, tantôt satiriques, tantôt dérisoires. Diffusé en mai 1985 par l'ex- RTA, ce film avait fait réagir violemment la presse française de l'époque et des hommes politiques tels que Michel Debré, ex-Premier ministre du général de Gaulle et le général Bigerad, ancien secrétaire d'Etat à la Défense sous la présidence de Valéry-Giscard d'Estaing (voir Le Monde des dimanche 12 et lundi 13 mai 1985). Ces derniers, malgré des témoignages accablants, ont tenté vainement de démentir que des Algériens aient été utilisés comme cobayes lors du premier essai nucléaire français de Reggane en avril 1960. Par ce film sobre et puissant, d'un humour corrosif, Azzedine Meddour a organisé le Nuremberg du colonialisme. Dans Barberousse, mes sœurs (1985), Hassan Bou Abdelah a choisi de relater les souffrances physiques et morales endurées par les moudjahidate et les moudjahidine dans la prison de Serkadji durant la guerre de Libération nationale. Les témoignages poignants d'anciennes combattantes parmi lesquelles nous citerons Annie Steiner, Jacqueline Guerroudj, Djamila Bouhired, Djoher Akrour, Khelfellah Zahia, Baya Hocine, Zehor Zerari, ont permis au réalisateur de restituer l'atmosphère lourde et éprouvante qui régnait dans ce lieu carcéral historique au moment d'une exécution capitale. Malgré les décennies qui séparaient ces moudjahidate de ces instants horribles, c'est avec une douleur non apaisée qu'elles racontaient comment, au petit matin, leur frère de combat est tiré brutalement de sa cellule par des geôliers hargneux pour être conduit vers le dernier supplice. En franchissant les quelques mètres qui le séparait de la guillotine, il lançait dans un ultime acte de patriotisme « Tahya El Djazaïr», qui se veut un défi à l'adresse des gardiens de l'ordre colonial mais surtout un dernier message à ses frères et sœurs de combat qui répliquaient immédiatement avec des chants patriotiques en guise de serment que la lutte continuera quel qu'en soit le prix à payer. Qui parmi les invités conviés à la salle El- Mouggar pour assister à la projection du film, submergé par l'émotion, n'a pas versé quelques larmes ? Haya Djelloul, dans une série de documentaires intitulée Aux sources de Novembre (1990), donne la parole à des témoins exceptionnels qui ont été à la source de notre Révolution. Dans un langage de vérité jamais égale avant ce film, ils nous ont appris beaucoup de choses intéressantes sur notre guerre de libération. Parmi les figures emblématiques conviées à ce rendez-vous de l'histoire, il y avait, entre autres, Mohamed Boudiaf, Lakhdar Bentobbal, Rabah Bitat, Hocine Aït Ahmed, Benyoucef Ben Khedda, M'hammed Yazid, Abdelhamid Mehri, Mostepha Benaouda, Abdeslam Habachi, Mohamed Mechati. C'est une providence que ces hommes qui ont tout sacrifié pour l'indépendance de l'Algérie, dont la plupart ne sont plus de ce monde, aient parlé avant leur disparition. Ils nous ont légué des témoignages sans précédent et des vérités dites, parfois crument. Est-ce la raison pour laquelle Aux sources de Novembres n'a pas été rediffusé, même à la veille des festivités du cinquantenaire de l'indépendance ?En faisant ce film dans une conjonction politique peu propice à la liberté d'expression (1988-1990), Haya Djelloul a osé, mais il a réussi. Kateb Yacine : Amour et révolution, de Kamel Dahane (1989), formé à l'Insas, en Belgique, a immortalisé par l'image cet écrivain à la fois humaniste et homme du peuple. Quant au film de fiction de Merzak Allouache Omar Gatlato (1976, formé dans l'éphémère Institut national du cinéma, il raconte avec humour le quotidien des jeunes Algérois. Constitué d'une suite de scènes cocasses, ce film nous plonge dans un réel vécu aux couleurs pittoresques, teinté de frustration lorsque le héros tombe inopinément amoureux d'une voix anonyme d'une jeune fille enregistrée sur une cassette. Omar Gatlato avait reçu un réel succès lors de sa sortie sur les écrans. Ce sont ces nouvelles forces créatrices et d'autres que nous n'avons pas citées pour des raisons d'espace qui ont introduit un style inédit et un ton original dans le cinéma algérien. H. L. A.