Cette histoire est celle, triste et émouvante, de Baya Rafika Zaïdi, dont le papa a été la double victime de la maladie et de la négligence des services médicaux. Une fille dévastée par une perte trop précoce et qui crie toute sa colère et son amertume. «Vous allez dire que je passe juste par une étape de deuil qui va s'apaiser avec le temps, mais je vous répondrai que rien n'efface l'injustice. Car oui, mon père a été victime d'une injustice, d'une de celles qui sont organisées, encadrées et instituées, et dont les instigateurs sont laissés en paix et sont toujours rémunérés pour leur travail. Je parle de ce genre d'injustice et de négligence perpétrées au sein des hôpitaux algériens, ces hôpitaux où souvent l'on pratique sans soigner, où l'on opère sans apaiser, où les erreurs médicales sont nombreuses et leurs faiseurs jamais inquiétés, où les services — comme celui de l'anesthésie-réanimation dont a été victime mon père —, d'habitude séparés d'un simple trait d'union, sont à des kilomètres l'un de l'autre. Mon papa s'appelait Saïd, je le dis au passé et ma gorge s'en trouve serrée. Il était cheminot, de ceux qui se donnaient corps et âme à leur tâche, c'était aussi un nationaliste et un homme de convictions et rien ne pouvait le détourner de sa patrie et de son travail, il était droit et honnête. A la maison, c'était un papa aimant et affectueux, il ne perdait jamais une occasion pour nous apprendre, nous ses enfants, les choses de la vie. Il nous réunissait pour nous lire un article de presse qu'il jugeait intéressant, nous apprenait les citations et les paroles des sages d'antan, nous inculquait la tolérance, l'amour de l'autre et l'indulgence, il nous appelait à semer la paix et à ne pas être esclave de la haine et de l'hypocrisie. Mon père nous enseignait tout ça avec un large sourire, de ceux qui reflètent la grandeur d'âme et la bonté des grands hommes. Oui, papa était un grand homme, un homme brillant par son intégrité et sa droiture, un militant de la première heure, pas de ceux qui trichent et cherchent les lauriers là où il n'y a que des épines. Il fut président du comité de notre village, et pour tout le monde, il était l'exemple de transcendance, de bonté d'âme et de cœur, il fut, en effet, une perle de valeurs. Mon papa a travaillé dur pour nous élever et faire de nous ce que nous sommes aujourd'hui. Il a trimé sa vie durant pour nous offrir une vie digne et honnête, et je peux dire qu'il a réussi. Mais le sort a voulu que lui, le père d'un médecin dévoué qui soigne et guérit des milliers de personnes, soit victime du système médical : il a été lâchement abandonné par ceux qui devaient veiller à son bien-être. De patient à soigner, il est devenu un cas à régler, un cas parmi d'autres à traiter sans ménagement et sans égards, juste de quoi remplir les formulaires d'usage et répondre aux exigences administratives. Tout a commencé au service de chirurgie thoracique, un service d'ampleur et d'importance capitale mais qui s'est révélé être un exécutoire, un loup vorace qui a dévoré mon père bout par bout sans que nous ayons rien pu faire pour l'arrêter. Pourtant, son arrivée à ce service en avait ébloui plus d'un, la tête haute et d'une élégance qui tranchait avec l'endroit qu'on ignorait encore mouroir. Mais quoi dire devant un sort qui s'acharne, si seulement nous savions qu'on allait l'écorcher et lui faire vivre les pires souffrances, lui qui n'a été qu'amour et tendresse, lui l'homme fort, l'exemple... «Le cœur est plein, la bouche est sèche, d'où viendront les paroles», ainsi disait-il. Quoi dire pour décrire l'amère souffrance dont mon papa a accepté chaque bribe sans jamais se plaindre ni crier douleur. Son contrat de souffrance a été signé, ce jour maudit, au service de chirurgie thoracique, un service où l'anesthésie générale n'aboutit pas en réanimation ; oui, car après l'avoir endormi, les responsables de ce service ne l'ont pas réveillé. On a donc dû le transférer vers un autre service, à des kilomètres, une distance qui a eu raison de lui, qui a eu raison de nous, qui a réussi à nous séparer à jamais de notre papa chéri ! Il est parti par la faute de ceux qui ne donnent pas de valeur à la vie des autres, à cause de ceux, dont la négligence et le manque de compassion laissent les malades, affaiblis par tant de navettes et de contraintes, agoniser dans les couloirs sans fin des services. Que dire aussi de ce chef de service qui proposa ironiquement à mon père de fumer une cigarette alors qu'il venait d'être sevré en raison de son état de santé. Pourtant, ni eux ni personne ne pourront effacer le passé, effacer son image de père, d'homme, de grand qui a laissé plus que n'importe lequel de ces hommes en blouse ne pourra jamais léguer à l'humanité. On les appelait services de santé ; hélas, la triste réalité de leurs lumières blafardes révèle des services de souffrance où les malades meurent en silence sous contrôle médical. Car comment imaginer un service de chirurgie lourde sans réanimation ? Comment des anesthésistes qui endorment les gens ne peuvent leur garantir le réveil ? ça fait mal de parler de souffrance, de celle de mon père et de celle de milliers ou de millions d'autres, victimes de la mauvaise manipulation, du manque de professionnalisme et de conscience, passant ainsi d'hommes dignes à des êtres branchés à de froids appareils et dont l'existence jadis humaine ne ressemble plus guère qu'à un épisode final.Après avoir été trimbalé de service en service, de couloirs interminables en tables d'opération sans espoir, mon papa a finalement succombé, il a fini par lâcher prise de cette vie qu'il a toujours respectée, à laquelle il avait tant donné. Deux mois et vingt jours, telle est l'échéance de vie que mon père a eue après avoir franchi les maudites portes de ce service, près de trois mois de cauchemars et de manipulations fortuites. L'épisode final a été signé dans un autre service situé à une centaine de kilomètres, distance qu'on lui a encore fait subir, lui qui était anémié et qui souffrait de terribles spasmes abdominaux sans pouvoir être soulagé. Il s'est retrouvé branché à une machine d'hémodialyse alors que toute sa vie a été saine. Que dire du choc septique dont on n'arrive toujours pas à expliquer la cause ! Je sais que mon père n'imaginait pas finir ainsi, loin de ses proches et de ses amis, il aurait été si bien ici avec nous, on aurait vécu encore de belles années avec lui, avec maman qui souffre tant mais qui parle peu. Comme on aurait été heureux tous ensemble, comme avant, comme quand on était jeunes. Il nous aurait vu mariés, il aurait joué avec nos enfants et leur aurait transmis ses savoirs et ses valeurs. La vie en a voulu autrement, la malveillance et l'incompétence ont précipité sa mort, mais j'en fais le serment, ses valeurs seront gardées, ses principes honorés et sa mémoire restera intact à jamais dans nos esprits et nos cœurs. Il restera toujours ce grand homme qui a tant donné. Halte au charlatanisme, des vies humaines s'éteignent sous votre négligence ! Pratiquez de la médecine noble ou laissez les gens mourir en paix chez eux, loin de la torture !» n D'après l'écrit de Baya Rafika Zaïdi