Par Dr Hocine Ali Le débat autour de la santé de Bouteflika, à un moment où la santé du pays va mal, cristallise le malaise qui traverse le secteur de la santé en Algérie. Tout populisme mis à part, visant à stigmatiser «la prise en charge à l'étranger», le mot d'ordre des travailleurs de la santé autour de la question, «Nous voulons tous être soignés au Val-De-Grâce !», exprime toute leur colère de constater avec quel mépris les questions aussi sensibles que la santé sont traitées par des responsables qui, eux-mêmes, préfèrent les structures de santé publique européennes, et plus particulièrement françaises, pour le moindre malaise. Tout le monde a compris que l'Etat dispose de moyens financiers sans précédent, et qu'une bonne partie de cet argent est dilapidée dans des opérations de prédation programmées minutieusement et exécutées sans état d'âme. Pendant ce temps-là, des citoyens sont obligés de vendre leur télévision, leurs meubles et parfois leur outil de travail pour couvrir les dépenses de santé (transport, tchipa, frais occasionnés par un bilan coûteux dans le secteur privé où une IRM coûte 22 000 DA... !), et des soins souvent approximatifs. Les cas tragiques comme celui de cette infirmière retraitée du CHU Mustapha, admise en réanimation dans une clinique privée, décédée, et que ses enfants ne pouvaient pas enterrer avant de s'acquitter de la somme de 20 000 DA la nuit, pour un séjour de dix à quinze jours ! sont légion. Les rares hautes autorités qui décident de se faire soigner en Algérie sont saluées pour leur courage ! C'est dire. Même pour un médecin qui a consacré sa vie à la santé publique, lorsqu'il est malade, l'accès au service public procède du parcours du combattant ! Personne ne peut nier cette réalité qui est le résultat d'une politique de santé vidée de sa substance, sans vision stratégique, et dictée par des calculs étroits et des enjeux mesquins, en contradiction avec l'intérêt des citoyens et du pays. Il s'agit d'un secteur névralgique très important dans l'édifice institutionnel, dont l'objectif essentiel a été perdu de vue. Assurer le bien-être physique et mental des citoyens. Or, malgré les hausses des salaires d'une partie des travailleurs (professeurs, médecins, infirmiers), et les dépenses faramineuses de santé, les résultats sont très loin de refléter les investissements consentis. En l'absence d'orientations claires visant à promouvoir la santé publique et à protéger les couches et catégories sociales les plus vulnérables, l'argent ne suffit pas, il est massivement détourné dans des lignes de crédits destinées à l'achat de médicaments et équipements très souvent coûteux pour engraisser les boîtes multinationales, et au passage leurs sous-traitants nationaux. A titre d'exemple, le fameux Tamiflu (médicament pour traiter la grippe H1N1), cette molécule a été produite par Saidal et un laboratoire français de qualité a confirmé son efficacité. Malheureusement, les autorités ont préféré importer les 6 millions d'unités nécessaires, à raison d'un coût estimé à 2 000 DA l'unité. Des millions de boîtes qui se sont périmées depuis longtemps déjà. Il ne s'agit pas d'une exception, malheureusement, les trois quarts des besoins nationaux en produits pharmaceutiques sont importés, et parfois de pays dont l'encadrement a été formé en Algérie (Jordanie, Syrie...). L'enveloppe destinée à l'achat de médicaments et autres consommables a atteint les deux milliards de dollars, alors que 25 millions de dollars suffisent pour construire une usine pharmaceutique. Il est évident que là aussi, il s'agit de l'absence de volonté politique pour bâtir une industrie pharmaceutique en mesure de couvrir les besoins nationaux et d'aller à la conquête du marché mondial. En réalité, le conflit actuel entre les travailleurs du secteur et la tutelle, et le pourrissement annoncé, nous renseignent sur l'ensemble de la politique des pouvoirs publics et des rapports qu'ils entretiennent avec les citoyens. Ce pouvoir politique a cédé face aux jeunes qui sont sortis sabre au clair à El-Madania et Bab-El-Oued, il est en train de céder face à la colère légitime des citoyens du Sud, et serre la ceinture des travailleurs du Nord pour parer au plus urgent et conjurer le péril d'une contestation, de plus en plus politique, du pouvoir central. Entre-temps, le même pouvoir refuse d'aborder les scandales de corruption qui ont saigné le pays, et considère donc que le pillage en règle des richesses nationales n'a pas d'impact sur les grands équilibres budgétaires ! Un souci qui n'est mis en avant que quand les travailleurs revendiquent leur part des richesses produites. Il ne s'agit plus de dérapages qu'il faut contrôler, et qu'il est possible de contrôler, mais de dérives dangereuses qui mettent en péril la stabilité et la sécurité nationales. Pour revenir à la question de la santé, le pays traverse une période de transition démographique et épidémiologique que les experts des institutions de l'Etat maîtrisent parfaitement. Des changements marqués par une plus grande espérance de vie (73 ans) qui élargit le sommet de la pyramide des âges, et une baisse du taux d'accroissement naturel (1,19%) qui rétrécit la base de cette même pyramide. En plus de cette nouvelle configuration de la pyramide des âges, d'autres facteurs non moins importants (traumatismes liés aux méfaits de l'islamisme terroriste, conséquences du programme d'ajustement structurel et de la crise financière et économique mondiale, aggravation des inégalités sociales...) s'associent pour engendrer des mutations dans la carte épidémiologique. Sans avoir totalement disparu, les maladies infectieuses ont cédé la place aux affections liées à la vie moderne (ou plutôt à la mal-vie !) qui sont désormais dominantes. En effet, les trois quarts de la population algérienne vivent en milieu urbain... Une urbanisation effrénée et sauvage que l'Etat ne maîtrise pas, laissant pousser de véritables villes informelles, des cités-dortoirs aux normes indécentes... Pourtant, le bilan de l'expérience menée depuis l'indépendance en matière de santé publique n'est pas totalement négatif. Notre pays est passé par une étape où le secteur public de la santé avait des objectifs clairs, grâce à des hommes comme le regretté professeur Chaulet qui a été le pionnier et le maître d'œuvre de l'organisation sanitaire, ou le regretté docteur Ould Métidji Toufik dont la thèse sur la santé scolaire est, aujourd'hui encore, une référence, ou encore le regretté docteur Belkhenchir, pédiatre, assassiné dans son service par les terroristes islamistes, qui s'associait sans réserve au volontariat des étudiants en médecine en faveur des paysans et des travailleurs de la terre, ainsi que le professeur Grangaud. Nous ne pouvons pas omettre de citer le professeur Sadek Masboeuf, père fondateur, à l'université de Constantine, de la médecine du travail qui a consacré sa vie à la protection des travailleurs et à la formation des spécialistes parmi les meilleurs en la matière, ainsi que Radia Mokhtari, professeur de médecine du travail qui descendait dans les mines de l'Ouenza pour voir de près les conditions de travail des mineurs et leur exposition aux maladies professionnelles. Il y avait des programmes nationaux de lutte contre les fléaux qui ont sévi durant les deux décennies après l'indépendance (maladies infectieuses, malnutrition, démographie galopante...), il y avait une politique de formation de praticiens de santé publique... C'est en partie grâce au travail des cadres et des travailleurs de la santé que les maladies de la pauvreté ont reculé, et que la courbe de croissance démographique a considérablement ralenti. Aujourd'hui, la transition épidémiologique a fait émerger de nouveaux fléaux. La première cause de mortalité en Algérie est l'infarctus du myocarde. La coronarographie, examen incontournable pour faire le bilan de l'infarctus, coûte 100 000 DA chez le privé (qui oserait dire qu'on peut le faire sans problème dans un hôpital public ?), alors que les maladies les plus répandues et qui affectent le budget de la sécurité sociale sont celles liées à l'urbanisation, au stress, au changement d'habitudes alimentaires, aux traumatismes psychologiques et à la pollution : diabète, hypertension artérielle, cancer, maladies psychiatriques, allergies respiratoires et autres... En l'absence d'une politique de prévention, les accidents du travail et les maladies professionnelles font des ravages. Le drame des milliers de jeunes tailleurs de pierre de T'kout, qui travaillent sans protection, sont atteints de pneumoconiose à la fleur de l'âge et meurent à 25, 30 ans, sans les soins nécessaires et sans protection sociale est révélateur de l'absence de l'Etat là où il devrait être. Les accidents de la circulation constituent un véritable fléau des temps modernes, dont les drames quotidiens signent l'échec de toute la politique de l'Etat et son incapacité structurelle à mener une politique responsable en la matière. L'usage des stupéfiants en tous genres à grande échelle touche désormais toutes les catégories d'âge, de sexe et de niveau social. Une réalité qui confirme le sentiment d'impasse dans lequel se trouvent des pans entiers de la société, et plus particulièrement les jeunes en l'absence de perspectives, et de structures appropriées pour les aider à dépasser cette situation de mal-vie. Evidemment, ce tableau épidémiologique n'exclut pas définitivement les fléaux plus anciens liés à la paupérisation de millions d'Algériens. Les millions de couffins du Ramadan qui font la fierté du ministère de la Solidarité et qui humilient les citoyens et les ravalent au rang de mendiants en sont témoins ! Les cas de malnutrition d'enfants, ou de maladies à transmission hydrique à titre d'exemple, ne sont pas rares. De fait, notre pays cumule les fléaux du sous-développement et ceux de la modernité. C'est en l'absence d'une politique de développement mettant l'homme au cœur des préoccupations de l'Etat, que les disparités se sont aggravées malgré la disponibilité de moyens financiers colossaux. L'Algérie n'a jamais été aussi riche qu'aujourd'hui ! Pendant les dix dernières années, notre pays a engrangé plus d'argent que pendant les quarante années d'indépendance précédentes ! Alger est classée parmi les villes les plus difficiles à vivre dans le monde ! Presque le tiers du parc national de véhicules se trouve à Alger ; presque le tiers des containers qui entrent en Algérie sont débarqués au port d'Alger ; pour prendre une bouffée d'air le week-end, il faut faire quatre à cinq heures de route pour aller à Tipasa ou au Ruisseau des singes, c'est-à-dire à 50 km d'Alger ! Il ne s'agit pas de mesures conjoncturelles ou de rafistolages, mais de mesures radicales d'aménagement du territoire et d'amélioration du cadre de vie qui nécessitent une détermination et un courage politique qui manquent à ceux parmi les responsables qui occupent des postes à l'intérieur du pays comme des coopérants, et qui vivent, eux et leurs familles, sur les hauteurs d'Alger (pour ne pas dire carrément à l'étranger !). Malgré cela, certains responsables n'hésitent pas à culpabiliser le corps médical et à le stigmatiser parce que, selon eux, les praticiens préféreraient le luxe des grandes villes du Nord ! Il faudrait peut-être faire le bilan des sacrifices consentis pendant la période du terrorisme par le corps médical avant de tirer ces conclusions pour le moins douteuses. A l'image de cette femme courage, médecin anonyme, qui a passé une décennie (de 1990 à 2000) à Chréa, dans les monts de Blida, pour veiller sur la santé des enfants asthmatiques scolarisés dans la localité que même les autochtones ont désertée à cause de la violence terroriste ; des milliers d'autres, parmi les praticiens, infirmiers et autres travailleurs du secteur sont restés courageusement à leur poste. Beaucoup ont été sauvagement assassinés. Nous pouvons affirmer que les corps communs de la santé publique ont été bien plus braves et plus patriotiques que bien de nos hommes politiques. A la lumière de ces considérations, qui me semblent fondées, on voit bien que les question de santé ne sont pas uniquement des problèmes liés à la disponibilité du médicament, des équipements et du personnel..., sans sous-estimer ces aspects, mais à plusieurs paramètres qui dépendent de la volonté politique d'améliorer l'environnement dans lequel vivent les Algériens. Des Algériens qui ont supporté la lutte contre le terrorisme en s'engageant massivement, par dizaines de milliers, dans le combat pour repousser les hordes barbares du terrorisme islamiste, qui ont aussi supporté le poids du programme d'ajustement structurel imposé par le FMI et supposé apporter la prospérité et le bien-être, et qui n'en peuvent plus d'être sollicités dans les moments difficiles et de se sentir abandonnés lorsque les caisses de l'Etat sont pleines. Le droit à la santé doit être inaliénable, et l'Etat doit être le garant de son exercice. Or, la démarche du pouvoir, depuis une décennie, a été marquée par une volonté de désengagement par rapport aux missions de santé publique, de financiarisation de la santé et d'encouragement de la privatisation, au détriment de la réhabilitation des structures publiques sciemment clochardisées, comme s'il s'agissait de prouver que le secteur public était incapable de prendre en charge les problèmes de santé du pays. Le secteur privé performant et respectueux des lois et de la déontologie est incontournable et est nécessairement appelé à se développer. Mais par la pratique de la perversion idéologique et de la cupidité, bien des enjeux ont été dénaturés. Aujourd'hui, nous récoltons les résultats de cette dérive. Seule l'élaboration d'une stratégie de lutte contre les fléaux des temps modernes, et contre les maladies de la misère qu'il faut éradiquer, basée sur la prévention (dont il faut définir les tâches et dégager les moyens appropriés), qui réhabilite l'ensemble des travailleurs de la santé et reconnaisse la justesse de leurs revendications syndicales en associant toutes les institutions, toutes les compétences, et la société civile peut être en mesure de réhabiliter l'image ternie d'une institution aussi sensible que celle de la santé aux yeux de la société.