Par Djemila Benhabib, écrivaine Qui ne connaît pas, en Egypte et même ailleurs, l'écrivain Alaa Al-Aswany ? Son nom sonne comme un sublime poème fracassant les frontières, comme une lumière écarlate qui cogne le ciel, la mer et la terre. Certains initiés ont plongé dans ses œuvres : son premier roman publié en 2002, L'Immeuble Yacoubian (ImaratYa'qubyan), qui représente une fresque humaine complexe et colorée de la société égyptienne, ou encore son second chef-d'œuvre, Chicago, paru en 2006, qui dépeint les rapports tourmentés entre l'Orient et l'Occident à travers les trajectoires de quelques étudiants arabes séjournant chez nos voisins étatsuniens après les attentats du 11 septembre 2001. D'autres se délectent de ses chroniques hebdomadaires publiées dans le quotidien arabophone Al-Masry Al-Youm, alors que le grand public a découvert sa voix chaude à travers les ondes de la radio et sa sympathique bouille au petit écran depuis un échange télévisé assez vif avec l'ancien Premier ministre, Ahmed Chafik, qui a fait le tour du pays. D'ailleurs, sa verve a jeté de l'ombre sur sa plume, et son jet de mots acérés lancé à la face de l'autorité a suscité une volée de réactions dithyrambiques. Et l'homme de plume s'est métamorphosé en un homme de parole puis en un porte-drapeau d'une révolution inachevée ! Bref, depuis le 25 janvier 2011, Alaa Al-Aswany est partout. Il a délaissé le confort que lui conféraient ses livres pour devenir un habitué de la place Al-Tahrir et le compagnon de route de ces jeunes révolutionnaires courant à la vie autant qu'à la mort. Le romancier a mis sa notoriété au service du pays. Un peu comme l'avait fait l'écrivain et poète Gérald Godin, l'infatigable Kateb Yacine ou encore Aimé Césaire qui répétait souvent que «la poésie ne nourrit pas un peuple» pour justifier son engagement politique. Pour ces jeunes idéalistes, dont le courage n'est plus à démontrer, Al-Aswany faisait figure de grand frère protecteur. Et pour les amoureux des lettres, il était un exemple à suivre pour sortir du long sommeil complaisant vis-à-vis de ce monstre à deux têtes qui se matérialise par l'islamisme, d'une part, et par l'ancien régime, d'autre part. Pardonner à l'auteur de L'Immeuble Yacoubian son penchant assumé pour le mouvement populaire Tamarrod à l'origine de la destitution du président Mohamed Morsi le 3 juillet 2013 ? Mieux vaut ne pas y songer. Ce n'est un secret pour personne, les islamistes, des Frères musulmans aux salafistes, le détestent comme la peste. Le 16 octobre dernier, des partisans des Frères musulmans l'ont pourchassé jusqu'à Paris, alors qu'il était l'hôte d'une rencontre littéraire organisée par l'Institut du monde arabe. Evacué, in extremis, de la salle de conférences bondée, sous une pluie de projectiles et sous les yeux stupéfaits d'un service d'ordre visiblement dépassé, le romancier cairote, la mort dans l'âme, s'est résigné à abandonner son auditoire noyauté par un groupe d'islamistes arborant des chandails à l'effigie et aux couleurs des Frères musulmans qui scandaient des slogans hostiles à l'armée égyptienne. «Traître !», «Assassin !», lançaient-ils à l'homme à la carrure imposante et à la mine déconfite. Sur sa page Facebook, le modérateur de la soirée, le diplomate Gilles Gauthier, traducteur des œuvres d'Al-Aswany, ne s'est pas gêné pour exprimer sa pensée : «Nous n'avions pas affaire à des démocrates, mais à une bande de voyous qui, comme dans les années 1920 en Italie et dans les années 1930 en Allemagne, n'avaient que leur force physique comme argument.» Cette attaque contre Al-Aswany nous rappelle tristement une terrible agression contre un autre géant de la littérature égyptienne, Naguib Mahfoud, prix Nobel en 1988, perpétré au Caire le 14 octobre 1994, alors qu'il était âgé de... 84 ans. L'attentat, dont ce monument vivant de la littérature mondiale a été victime, l'a laissé amoindri jusqu'à sa mort en 2006, indisposant l'usage de sa main droite, asséchant sa plume et le plongeant dans d'interminables souffrances et séances de rééducation pour réapprendre à récrire... jusqu'à son nom. Pour les deux membres de l'organisation terroriste Al-Gamaat al-Islameya qui l'avaient poignardé, l'auteur des Fils de la Médina, roman interdit de publication par les autorités religieuses d'Al-Azhar, devait périr parce que trop libre, trop humain, trop proche des petites gens et forcément trop éloigné d'Allah. Au-delà de ces deux épisodes survenus au Caire et à Paris pratiquement à vingt ans d'intervalle, quel message faut-il retenir ? Il s'agit pour les islamistes d'anéantir ce que représentent dans le monde musulman contemporain ces deux gigantesques figures universelles, c'est-à-dire l'ouverture au monde, une forme de modernité et l'incarnation d'un humanisme assumé qu'ils conspuent à longueur de prêches et de fatwas. Pour ces oiseaux de malheurs, les passeurs de cultures sont la personnification du mal. S'en débarrasser est un devoir, une sorte d'offrande à un Allah qu'ils s'imaginent acculturé. Le glaive de leur justice s'abat sur tout impénitent qui ose proférer la moindre critique à leur égard et contrarier par le fait même leur projet liberticide. Ce qui vient de se produire à Paris témoigne, encore une fois, de leur capacité de frappe, y compris dans les capitales occidentales, une capacité qui n'a cessé de se consolider faisant de plus en plus de victimes depuis la condamnation à mort de l'essayiste et romancier britannique d'origine indienne, Salman Rushdie, après la publication de son roman Les Versets sataniques, par une fatwa émise le 14 février 1989 par le régime théocratique iranien qui a fixé la prime pour son assassinat à 3,3 millions de dollars. Cette tendance s'est confirmée avec l'assassinat du réalisateur Theo Van Gogh, arrière petit neveu du grand peintre, en plein cœur d'Amsterdam, le 2 novembre 2004, avec le tollé soulevé par les caricatures danoises publiées dans le Jyllands-Posten par Kåre Bluitgen, qui vit depuis sous protection policière, avec les appels au meurtre des journalistes du canard satirique français Charlie Hebdo et avec la fatwa dirigée contre la cinéaste franco-tunisienne Nadia Al-Fani, en France. Ces violences sont l'expression d'une volonté décomplexée de groupes islamistes politico-religieux qui pèsent de tout leur poids dans la sphère publique pour orienter les débats sociétaux et restreindre les libertés. Leur nouveau fonds de commerce c'est l'islamophobie. Un concept fourre-tout aux contours flous, promu à outrance par les régimes théocratiques iranien, saoudien et qatari à coups de milliards de pétrodollars. Dans son récent ouvrage Joseph Anton, qui retrace ses années d'errance et de survie au cours desquelles il a été la cible d'une vingtaine de tentatives d'assassinat, et alors que ses traducteurs japonais et italien sont poignardés et son éditeur norvégien grièvement blessé, Salman Rushdie écrit : «Quelque chose de nouveau était en train de se produire, la montée d'une nouvelle intolérance. Elle se répandait à la surface de la terre mais personne ne voulait en convenir. Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles : l'islamophobie.» Soutenir les éveilleurs de conscience dans le monde musulman, c'est garder les yeux grands ouverts sur ce qui se passe chez nous. N'est-ce pas là la moindre des solidarités, la plus petite soit-elle ?