Du Caire, Hassane Zerrouky Vendredi, l'appel de «l'Alliance contre le coup d'Etat», regroupement de 33 mouvements islamistes dont les Frères musulmans et leur bras politique, le Parti de justice et de la liberté, lors de la mobilisation contre le pouvoir égyptien a été un ratage monumental. Les Egyptiens appelés à «manifester par millions» n'étaient pas au rendez-vous. Le «vendredi des chouhada» n'a pas eu lieu. Même la libération surprise de Hosni Moubarak, intervenue à la veille de ce vendredi des martyrs, et dénoncée par les «Ikhouane», n'a pas eu l'effet escompté. Elle est passée presqu'inaperçue. Au Caire, ville qui compte près de 19 millions d'habitants, entre trois et quatre mille personnes ont répondu à l'appel de l'Alliance. Sur les 28 marches de protestation programmées, il n'y en eu que cinq. Et ce, contrairement aux images mensongères d'Al Jazeera, qui a diffusé des vidéos amateurs dont on se demande si elles n'avaient pas été prises avant ce «vendredi des martyrs». Anticipant l'échec des islamistes, les autorités égyptiennes ont même allégé le dispositif sécuritaire. Seuls quelques axes stratégiques, dont la place Tahrir afin d'éviter des heurts entre pro et anti-Morsi, étaient gardés. Place Ramsès, pas l'ombre d'un policier. La mosquée El Feth, théâtre de violents affrontements, où des snipers islamistes étaient embusqués sur le haut du minaret la semaine précédant ce «vendredi des martyrs», évacuée samedi dernier après un siège de 24 heures, est fermée ce vendredi officiellement «pour travaux», indique un petit écriteau sur la grille de l'édifice. Dans ce quartier, les traces des violences sont visibles. Voitures calcinées dans les ruelles adjacentes, quelques habitations endommagées par un début d'incendie, les trottoirs, dont le carrelage a été arraché pour servir de projectiles, n'ont pas été réparés. Derrière son étal, Omar, appelons-le ainsi, vend des lunettes de soleil mais aussi des posters de Nasser et du général Al Sissi ainsi que l'emblème égyptien. «C'est de là que les terroristes tiraient sur les militaires» en indiquant le sommet du minaret. Ailleurs dans la ville, des prières ont été annulées sans explication. Place Rabaa al Adwiya, à Nasr City, là où des dizaines de milliers de militants islamistes campaient avec femmes et enfants dont une partie de gamins drapés de linceuls de martyrs, la mosquée était également fermée pour «réparation» ! Sur cette place, qui a été le principal lieu de contestation des «Frères», avant d'être évacuée par la force au prix de centaines de victimes, il n'y avait qu'un camion des forces de sécurité. Ce vendredi, brandissant des pancartes sur lesquelles était écrit «ma mort est le prix de ma liberté» — il n'y a pas eu de morts bien sûr — ils étaient au plus près de 200 islamistes à fustiger le «coup d'Etat», déchirant sous l'œil des caméras étrangères les portraits du général Al Sissi, et exigeant la libération et le retour de Mohamed Morsi au pouvoir. Dans le quartier des Mohandissine, ils étaient près d'un millier à défiler. A Gizeh, quelques centaines ainsi qu'à Helouan. Autrement dans le reste de la ville, comme sur l'île de Zamalek, ce fut un vendredi calme. A Alexandrie, théâtre de heurts violents durant le mois de Ramadhan, il n'y a pratiquement pas eu de manifestations. A l'intérieur du pays, excepté peut-être Tanta dans le delta du Nil où les affrontements entre pro et anti-Morsi ont fait deux morts, le «vendredi des chouhada» n'a pas eu plus de succès, sauf sur El Jazeera ! De fait, on assiste à un retour à la normale. La tension a sensiblement baissé. Le Caire retrouve des couleurs L'échec du «vendredi des martyrs», une semaine après le «vendredi de la colère» qui avait peu mobilisé, est-il l'indice d' un essoufflement de la mobilisation que d'aucuns en Egypte qualifient de tournant ? Il est sans doute trop tôt pour l'affirmer. Les Frères musulmans sortent affaiblis mais ils sont loin d'être morts politiquement. En fait cet échec s'explique par plusieurs facteurs. A commencer, on ne le dit jamais assez, par les deux années de pouvoir des Frères musulmans, qui n'ont pas servi la confrérie. Arrivés au pouvoir sous le slogan «l'Islam est la solution», les Frères n'ont tenu aucun de leurs engagements d'amélioration des conditions sociales d'existence du plus grand nombre, et ce, en dépit des milliards de dollars versés par le Qatar et des pays du Golfe. En deux ans, ils se sont retrouvés face à la société et la colère des gens qui ont voté pour eux. L'entêtement de Morsi, qui s'est comporté comme un chef de secte et non comme un homme d'Etat responsable devant tous les Egyptiens sans exception, à prendre la mesure des réalités, refusant d'appeler à des élections anticipées, a fait le reste. Qui plus est, en privilégiant l'affrontement face à un pouvoir auréolé par le soutien de millions d'Egyptiens – 67% des Egyptiens ont approuvé l'intervention de l'armée contre les frères selon un récent sondage – les Frères musulmans ont fait une erreur stratégique. D'abord, il n'y a pas eu de scénario syrien : en médiatisant à outrance via les réseaux sociaux et El Jazeera, des cadavres de militants tués par l'armée, les Frères croyaient dur comme fer, qu'ils pouvaient rééditer le scénario syrien, et inciter par l'image tout ou partie de l'armée à basculer dans l'opposition. L'armée est restée unie. Ensuite, l'ampleur de la répression – 1 200 morts dont près de 200 militaires et policiers – ne s'est pas traduite par la division des forces progressistes et libérales, et ce, à la seule exception de Mohamed El Baradei, qui a démissionné en signe de protestation contre le recours à la force. Les policiers égorgés dans le Sinaï ont choqué et nui à l'image des Frères qui n'ont pas condamné cet acte. Enfin, les autorités égyptiennes ne sont pas tombées dans le piège tendu par les islamistes, à savoir l'interdiction de leur mouvement, pour les pousser à la clandestinité. Et plus que la répression et les arrestations ciblées des responsables et cadres de la confrérie, sur fond de couvre-feu empêchant l'utilisation des mosquées dès la nuit tombée comme ils le faisaient avant (même sous l'ère de Moubarak), les Frères musulmans ont surtout perdu la légitimé morale, le statut de musulmans intègres et l'image de «martyrs» et la posture de «victimes», qu'ils ont de tout temps cultivés. Enfin, autre erreur des Frères, c'est le fait d'avoir sous-estimé le retour du Nassérisme au sein de la société et de l'armée. Le mouvement Tamarod, à l'origine de cette formidable mobilisation qui a fait chuter le pouvoir de Mohamed Morsi, s'en réclame ouvertement. Les portraits de Nasser, le «raïs», sont partout. Les Egyptiens, notamment les jeunes, redécouvrent les discours du raïs prononcés dans les années 1950 et 1960, notamment ceux tournant en dérision les Frères musulmans et les Etats-Unis, lesquels sont diffusés en boucle sur les télés et les réseaux sociaux. On rappelle que Nasser, aussi autoritaire soit-il, était un homme intègre. «Il n'avait que 80 livres égyptiennes sur son compte, pas de biens privés, et ses enfants, aujourd'hui enseignants, n'ont pas bénéficié de passe-droits comme ce fut le cas des enfants de Moubarak», explique ce marchand de journaux. Aussi les Egyptiens voient-ils en le général Al Sissi, un héritier du nationalisme progressiste prôné par Nasser. Et le fait qu'Al Sissi, actuel ministre de la Défense, ait refusé de décrocher le téléphone pour répondre à Obama puis à John Kerry, en a fait un héros national aux yeux du petit peuple du Caire. Cela étant, bien que sortis fragilisés politiquement, les Frères musulmans escomptent bien retrouver à terme la scène politique. La question sera alors de savoir s'ils vont tirer les leçons de cet échec et quelle sera alors leur stratégie. A Istanbul, al-Tanzim Dawli, à savoir l'Organisation internationale des Frères musulmans, basée à Londres, a tenu une première réunion pour discuter de l'échec égyptien et ses conséquences dans les pays arabes et islamiques où existent des branches de la confrérie.