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A fonds perdus
Liberté rime avec dignité et ordre public
Publié dans Le Soir d'Algérie le 11 - 02 - 2014


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L'ordonnance du Conseil d'Etat français du 9 janvier 2014(*) fera date dans l'histoire du droit des libertés (principalement d'expression et de réunion) dans un pays qui clame haut et fort sa paternité sur les droits de l'Homme. Pour rappel, cette haute juridiction avait été saisie en appel, dans le cadre d'une procédure de référé-liberté, pour l'annulation d'une ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Nantes et par laquelle ce dernier avait estimé que les troubles à l'ordre public susceptibles d'être provoqués par le spectacle de l'humoriste Dieudonné, M'Bala M'Bala, programmé le soir même, n'étaient pas suffisants pour justifier la mesure d'interdiction adoptée par le préfet deux jours auparavant.
Le référé-liberté est une procédure d'urgence qui présente la particularité d'avoir pour objet d'assurer la «sauvegarde d'une liberté fondamentale» face à «une atteinte grave et manifestement illégale» qu'une autorité administrative lui aurait portée.
La procédure de référé-liberté permet au juge de statuer dans un délai de 48 heures afin d'«ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale» (Art. L. 523-1, al. 2, code de justice administrative).
L'ordonnance du Conseil d'Etat donne plein effet à une circulaire du ministre de l'Intérieur, diffusée le 6 janvier 2014, qui rappelait les conditions dans lesquelles un spectacle pouvait faire l'objet d'une mesure d'interdiction. L'objet de ladite circulaire, prise au titre du pouvoir de police générale reconnu au ministre de l'Intérieur, était clairement formulé : «Lutte contre le racisme et l'antisémitisme – manifestations et réunions publiques – Spectacles de M. Dieudonné M'bala M'bala».
Anne Levade, professeur à l'Université Paris Est-Créteil, en fait une lecture exhaustive et pertinente dans une note récemment parue(**).
Elle revient sur le «mauvais procès» fait à l'ordonnance en question, qu'il s'agisse de la rapidité avec laquelle elle a été prise (le jour même), qu'il s'agisse de sa forte connotation politique ou qu'il s'agisse, enfin, de ce qui s'apparenterait à «une mise en application liberticide de la conciliation entre liberté d'expression et de réunion, d'une part, et exigences d'ordre public, d'autre part».
L'ordonnance ne constitue en aucun cas une exception ou une nouveauté. Elle reconduit une jurisprudence constante, même si elle recèle, par ailleurs, une teneur clarificatrice, nous dit Anne Levade.
Elle s'inscrit dans la tradition et le précédent – sanctionnant les atteintes portées à l'exercice de libertés fondamentales pour des exigences d'ordre public – pour trois raisons :
- d'abord, la décision est loin d'être inédite ou de constituer un tournant majeur. Dans les visas de son ordonnance, le Conseil d‘Etat rappelle trois «décisions» antérieures qu'il a rendues, «statuant au contentieux», entre 1933 et 2009, et qui, pour l'essentiel établissent que «le souci du maintien de l'ordre public doit être mis en balance avec le nécessaire respect des libertés». Comme le rappelle Anne Levade, «c'est dans la ligne de sa jurisprudence relative aux atteintes que l'autorité de police générale peut porter à l'exercice des libertés au nom de la sauvegarde de l'ordre public que le Conseil d'Etat allait statuer» ;
- ensuite, le principe de dignité se trouve, sans surprise aucune, réaffirmé. Ce principe est une composante de l'ordre public ; le Conseil d'Etat va toutefois en préciser les fondements et contours. Sont visés des «propos de caractère antisémite, qui incitent à la haine raciale, et font, en méconnaissance de la dignité de la personne humaine, l'apologie des discriminations, persécutions et exterminations perpétrées au cours de la Seconde Guerre mondiale» contenus dans le spectacle incriminé ;
- enfin, la motivation de l'ordonnance atteste de son classicisme : «les atteintes portées, pour des exigences d'ordre public, à l'exercice de ces libertés fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées.
On mesure la pérennité de cette jurisprudence – ses origines remontent à 1933 – lorsqu'on s'éloigne des pulsions communautaristes, des préjugés et autres considérations liées à l'actualité immédiate.
Outre qu'elle reconduit une jurisprudence classique, l'ordonnance apporte, de l'avis d'Anne Levade, une motivation clarificatrice : «La complémentarité entre dignité de la personne humaine et ordre public matériel.»
Sont ici combinées «les deux dimensions de l'ordre public : d'une part, l'ordre public "matériel" et extérieur entendu comme le triptyque traditionnel "tranquillité, sécurité et salubrité publiques" et, d'autre part l'ordre public parfois qualifié d'"immatériel", par opposition au premier, et dont la principale – et peut-être unique – composante est (...) la dignité de la personne humaine».
S'agissant de l'articulation entre les deux dimensions de l'ordre public, le juge soutient que «c'est parce que risquaient d'être sérieusement et gravement troublés, ensemble, ordre public matériel et ordre public immatériel que le spectacle de Dieudonné pouvait être interdit».
Par ailleurs, l'ordonnance rappelle les propos «pénalement répréhensibles» tenus lors de spectacles antérieurement donnés par Dieudonné à Paris et qui sont «de nature à mettre en cause la cohésion nationale».
Mention majeure, inhabituelle : la sauvegarde de la dignité humaine est érigée ci en élément de «cohésion nationale» parce qu'elle touche au vivre-ensemble dans une société démocratique. Pour rappel, en 2007, dans l'affaire dite «de la soupe au cochon», les pratiques cultuelles des juifs et des musulmans étaient au centre d'un procès historique. En l'espèce, le juge des référés avait déjà clairement énoncé que l'atteinte à la dignité pouvait résulter de l'islamophobie autant que de l'antisémitisme, considérant que pouvait, pour ce motif, être interdite la distribution d'une soupe populaire à base de porc qui visait à exclure de la distribution les personnes de confessions musulmane et juive.
Ainsi, le caractère sacré des droits de l'Homme ne saurait excuser que soit franchie la ligne rouge du respect de la dignité humaine et de la protection de l'ordre public.
A ceux qui voient dans l'ordonnance du Conseil d'Etat un tournant «liberticide», Anne Levade rétorque en conclusion de son précieux commentaire : «En définitive, on le voit, le principal risque de l'hypermédiatisation qui l'a entourée est sans doute de sceller le fait que l'ordonnance du 9 janvier est d'abord un grand arrêt. Circonstanciée et très précisément fondée sur le plan juridique, elle ne saurait être analysée comme visant à redéfinir ou restreindre les conditions d'exercice des libertés d'expression et de réunion ; en revanche, elle montre l'aptitude du droit à se saisir de situations particulières et, disons-le, heureusement exceptionnelles».
A. B.
(*) CE, ord., 9 janvier 2014, ministre de l'Intérieur/ Société Les Productions de la Plume et M. Dieudonné M'Bala M'Bala, req. 374508.
(**)Anne Levade, Le Conseil d'Etat aux prises avec l'affaire Dieudonné, Fondation Jean Jaurès, Thémis Observatoire Justice et Sécurité, note n° 6, 27 janvier 2014, 11 pages.


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