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Le corbeau et le renard
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 10 - 09 - 2009

Maintenant que notre équipe nationale a gagné le match contre la Zambie, le conteur sait qu'il lui sera très difficile de vous intéresser à l'histoire qu'il a choisie de vous raconter aujourd'hui. En effet, que vaut un conte poussiéreux devant le ballon rond qui est capable de répandre dans les rues un peuple tout entier ? De l'enflammer et de le faire danser jusqu'aux premières lueurs de l'aube.
D'envahir sa mémoire et de s'y installer pendant des mois. Mais le conteur ne se découragera pas pour autant. Voici donc, ô mes soeurs et mes frères, ce qui s'est passé jadis entre le corbeau et le renard.
Il était une fois un corbeau sur un arbre perché, réfléchissant aux évènements épuisants et déprimants qu'il venait de vivre le matin même, lorsqu'il entendit une voix suave l'appeler et lui dire :
- Oh ! monsieur Corbeau ! Que vous êtes beau ! Quel adorable plumage ! Dieu seul sait si j'ai roulé ma bosse, j'ai été partout, mais jamais je n'ai vu un oiseau aussi joli que vous. Vous devez sûrement chanter divinement.
C'était un renard. Le corbeau, qui de sa vie n'avait jamais entendu quelqu'un le complimenter ainsi, fut vivement touché par ces paroles mielleuses. L'émotion faillit lui faire lâcher la branche sur laquelle il digérait les ennuis de la matinée. Mais il se reprend. L'aiguillon de la méfiance l'arrache à la mollesse qui s'est emparée de son corps. Il sait depuis longtemps qu'il est d'une laideur proverbiale, et qu'il a une voix effroyable, choses que les animaux de la forêt lui rappellent souvent en grognant de plaisir. «Les jolis mots du renard cachent certainement quelque tromperie, pense-t-il.» Mais, prudent, il ne laisse rien apparaître des soupçons qui chatouillent son attention. Il croasse :
- Merci, monsieur Renard. Vous êtes très gentil, mais j'ai assez vécu pour savoir que, non seulement je ne suis pas beau comme vous le prétendez, mais que je suis laid à donner la frousse à beaucoup parmi la gent animale. C'est ainsi que, pour se faire obéir, il paraît qu'il suffit aux mamans de citer mon nom à leurs petits.
On entend aussitôt un bruit de pattes fouillant au pied de l'arbre, puis le renard s'exclame :
- Mais où est le fromage ?
- Quel fromage ? demande le corbeau perplexe. Vous allez bien, monsieur Renard ?
- Je vais très bien, monsieur, jappe le renard. C'est bizarre ! Selon le seigneur Esope qui a écrit ce conte, lorsque je vous rencontre, vous avez un morceau de fromage dans le bec. Je vous flatte, et en voulant me montrer que vous avez une belle voix, vous le laissez tomber. Alors, je saute dessus et le bouffe avec plaisir ce fromage, et la moralité de cette histoire est que tout flatteur vit aux dépens de celui qui lui ouvre ses oreilles. Or vous ne tenez aucun fromage en votre bec ! Le seigneur Esope ne s'est jamais trompé. Il y a donc quelque chose qui cloche là-dedans.
- Esope ? croasse le corbeau. Vous aussi ? Vous feriez mieux de ne plus jamais prononcer ce nom si vous ne voulez pas connaître le sort de la cigale. J'ai l'impression que vous ne lisez pas les journaux. Cet insecte a failli être massacré par toute une fourmilière. Maintenant, en ce qui concerne le fromage, l'histoire est simple. Je n'ai pas de fromage dans le bec parce que je n'ai pas les moyens de me l'offrir, bien que je n'arrête pas de trimer depuis très longtemps. Avec la poignée de sous que je gagne, j'arrive à peine à nourrir ma famille décemment. Et je ne suis pas le seul dans cette forêt à être touché par la pauvreté. Nous sommes des millions. A tel point que, pour nous aider à survivre à la misère qui nous ronge et nous suce les os, le ministre de la Charité nous envoie de temps à autre un bus transportant des couffins contenant des denrées alimentaires : des haricots secs, des lentilles, de l'huile, des boîtes de conserve de tomate, de la farine, du sel, du sucre, du café et du thé. Que le Seigneur Tout-Puissant le protège et fasse qu'il demeure ministre jusqu'à son dernier soupir. On nous a rapporté qu'en dépit du fait que l'argent coule à flots dans les caisses de l'Etat, le pauvre a dû batailler dur pour obtenir le fric dont il avait besoin pour nous faire la charité. C'est que ses copains du gouvernement ne voulaient pas croire qu'il y avait dans le pays autant de misérables qu'il le prétendait. Mais il est arrivé à leur faire changer d'avis. Dieu merci, nos chefs s'entendent très vite quand il s'agit de secourir le peuple. La souffrance des gouvernés ne les laisse pas indifférents. Ils compatissent. Ils se rendent service. Ils s'entraident.
Cependant, jusqu'à maintenant, je ne suis jamais parvenu à obtenir ma part de cette aumône gouvernementale. A chaque fois, je rentre chez moi les mains vides, subissant en silence le mépris de ma femelle. D'abord, parce que dès qu'elles entendent le moteur d'un bus, des milliers de bêtes foncent sur le véhicule, qu'elles soient nécessiteuses ou non. Puant la bassesse. De violentes bagarres éclatent qui se terminent parfois par des blessés et des cadavres. Les faibles sont piétinés. Ce matin par exemple, j'ai failli être lynché par une foule déchaînée. On s'arrachait les vivres avec une violence et un manque de pudeur que seule une famine peut provoquer. Notre peuple s'est transformé en monstres épouvantables, monsieur. Il s'est vidé de toute dignité. Par ailleurs, certains préposés à la distribution de ces paniers de la charité préfèrent se servir et servir leurs amis. Dégoûtants et dépourvus d'amour-propre. Si ça continue comme ça, ces comportements mesquins feront partie de notre patrimoine génétique. C'est pourquoi d'ailleurs, je n'attendrai plus jamais ce bus de l'humiliation. Ce bus de malheur ! Désormais, je vivrai de ce que je gagnerai avec ma sueur. Je ne me laisserai pas transformer en mendiant. Je ne me laisserai pas corrompre. Je ne tendrai pas ma main. On a l'impression que c'est ça ce qui est voulu. Que je barbote dans la boue de la mendicité. Un long silence, puis le corbeau reprend la parole :
- Vous voyez ! Comment auriez-vous pu me rencontrer avec un fromage dans le bec, alors que j'arrive difficilement à joindre les deux bouts ? Je suis désolé, monsieur Renard.
- Mais il me faut ce fromage ! Je ne vais quand même pas contrarier le seigneur Esope ? jappe le renard. Je vous l'ai dit : il s'agit d'un conte ! Et un conte est sacré ! Il faut que je réalise mon destin de personnage. Comprenez-moi, je suis censé apprendre aux êtres humains qu'ils doivent se méfier des flatteurs.
- Ne vous affolez pas, croasse le corbeau, je ne comprends pas de quoi vous parlez, mais je vous promets de vous aider. Laissez-moi réfléchir maintenant.
Brusquement, un âne se mit à braire dans les environs. Effrayés, des nuées d'oiseaux jaillirent des arbres dans un vacarme fait de cris et de battements d'ailes. Des singes hurlèrent. Le corbeau sursauta :
- Ce bourricot finira par nous rendre fous. Chaque fois que l'odeur d'une femelle atteint ses narines, il sème la panique avec sa voix épouvantable. Quelle bête sordide ! Nous avons beau lui dire et lui répéter qu'il est immoral et dangereux de se manifester aussi bruyamment, il se laisse aller... Le malappris ! Mais revenons à notre sujet. Je crois que j'ai une idée. Ecoutez, dans quelques jours il va y avoir la Sainte Tripartite, et les salaires seront certainement augmentés.
Alors je pourrais acheter un petit morceau de fromage, et vous pourriez me flatter et vous en saisir comme c'est écrit dans votre conte.
- Comment êtes-vous sûr qu'on va vous augmenter ? demande le renard, pas du tout enthousiasmé par l'idée du corbeau. Avec ce que je vous ai entendu raconter tout à l'heure, convenez qu'il est un peu déplacé d'espérer une chose pareille.
- La presse a rapporté que le Chef du Syndicat National a déclaré solennellement que cette fois-ci il ne se laisserait pas faire. Qu'il va ruer dans les brancards entre lesquels les gouvernants l'ont toujours placé. Qu'il en a marre des faux dialogues et des fausses consultations. Il a juré aux journalistes qu'il lutterait sincèrement comme jamais il ne l'a fait auparavant.Qu'il va défendre les intérêts des travailleurs et non pas ceux des gouvernants. Il a affirmé qu'on ne lui fera pas signer des décisions prises en son absence et sans vraies négociations. Il a ajouté qu'il a une conscience et qu'il ne veut plus être humilié par cette conscience. «J'ai assez souffert dans le passé, a-t-il avoué aux journalistes. Je jouerai cette fois-ci mon rôle de syndicaliste. Je ne les laisserai pas me faire avaler la sauce qu'ils ont déjà concoctée dans la marmite gouvernementale. Informez les citoyens qu'ils auront un salaire digne de ce nom.». Les animaux journalistes ont rapporté aussi qu'il est très affecté par la misère qui sévit dans la contrée. La preuve, c'est qu'à un certain moment, il s'est mis à sangloter. Il a fallu attendre qu'il finisse de pleurer pour reprendre la conférence de presse. Une gazelle journaliste lui a demandé alors s'il n'était pas plus efficace et plus logique de laisser sa place aux syndicats libres et autonomes, et pourquoi ces derniers ont été toujours écartés des pourparlers. On dit que le Chef a failli s'étrangler d'indignation. «Votre question est remplie d'insinuations malveillantes, madame Gazelle. C'est un manque de confiance ! Mais je vous prouverai bientôt que vous vous trompez sur mon compte !». Par ailleurs, les patrons privés, bouleversés par le nombre de démunis avancé par le ministre de la Charité, et attendris par le mois sacré du Ramadhan, ont promis de mettre la main à la poche. Comment alors ne pas espérer, monsieur Renard ? Le Chef du Syndicat National nous arrachera sûrement une augmentation de salaire consistante, et je vous offrirai le fromage de votre destin. Il vous faudra cependant patienter encore pendant quelques semaines. Mais vous ne resterez pas ici. Le bourricot de tout à l'heure pourrait vous envoyer dans un asile psychiatrique avec son gosier braillant sans crier gare. C'est pourquoi je vous conseille d'aller attendre la Sainte Tripartite à Sidi-Ben-Adda. Les habitants de ce village sont très accueillants. Pendant votre séjour là-bas, renseignez-vous sur la maison d'un homme surnommé El-Arg. Il m'est parvenu qu'il ne peut plus marcher et qu'il a perdu l'usage de la parole. Allez-y le voir et embrassez-le de ma part. C'était, monsieur Renard, un admirable raconteur d'histoires. Vous auriez pu passer de très bons moments avec lui. Malheureusement, lui qui était capable de fasciner son auditoire avec ses aventures cocasses, il est paraît-il réduit au silence.


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