51 ans, paraplégique, néanmoins, Aziz Smati n'a rien perdu de son humour corrosif. Un peu amer, certes, mais pas aigri. Après dix ans d'exil, le voilà qui signe un retour fracassant à travers un livre événement dédié à la ville de ses amours : Alger Nooormal (Paris, éd. Françoise Truffaut), opus réalisé avec son compère de toujours, Mohamed Ali Allalou. Nous l'avons rencontré au Salon du livre où il était venu défendre son bébé. Sous une fausse légèreté, il nous parle de son parcours, de “Bled Music”, de “l'Inspecteur Mergou”, et, bien sûr, de l'odieux attentat dont il a été la cible le 14 février 1994, jour de la Saint-Valentin, un jour où l'amour était fatigué. Liberté : Aziz Smati, vous revenez à Alger après un long exil, avec, dans vos bagages, un petit bijou : Alger Nooormal. Avant d'y arriver, racontez-nous un peu comment vous êtes-vous retrouvé dans le milieu médiatique ? Aziz Smati : C'était par accident. C'est par le biais de mon grand frère Mohamed que je suis entré à l'ex-RTA. C'était en 1976. Je venais de rater mon bac, je ne savais pas trop quoi faire. Mon frère avait des contacts à la RTA et leur a demandé de me dégoter un boulot quelconque. J'ai passé alors un petit concours. J'ai commencé comme programmateur. Je passais des chansons. Par la suite, je suis passé à la réalisation. Je réalisais une émission de jeux, La Gazette magnétique du vendredi. Je la réalisais avec Mustapha Abdessadoq. Les gens posaient des questions du style : “Qu'est-ce que le spiritisme ?” et Mustapha répondait. Il était très fort. Vous êtes connu pour votre humour acerbe. C'est de famille ? Oui, c'est de famille. Mon père est un comique. C'est un ingénieur agronome. Pas à Grenoble. D'ailleurs, j'ai énormément bourlingué en raison du boulot de mon père. Il se déplaçait beaucoup. Il était tout le temps en mission. J'ai habité un peu partout : Cité Brossette, Hussein Dey, El-Harrach, Constantine, Boufarik, Baba-Ali, toujours dans des domaines agricoles. Résultat des courses : je déteste la nature. Quand on coupe un arbre, je jouis. Je suis pour qu'on coupe les arbres. Ce qui est vert m'indispose. J'adore le béton, le goudron, la civilisation. Je rêve d'une terre où il n'y a que du béton. Une planète en béton. Comment vous est venue l'idée de créer le personnage de l'Inspecteur Mergou ? Ah, l'inspecteur Mergou, le roi des évidences ? Au début, j'ai créé ce personnage pour la Chaîne III. Après, Moussa Haddad est venu me voir. Il m'a dit : je voudrais bien mettre ce truc-là en image. C'est ainsi qu'on a monté une émission avec des clips, les premiers à l'époque. L'Inspecteur Mergou, c'était de la déconnade radiophonique. Et votre aventure avec Local Rock ? C'était sympa de faire la promo de notre rock local… On a pensé à un hit-parade. Y en avait marre de ce qui passait à la télé. Qatlouna. Toujours les mêmes gueules, les mêmes tubes, Ya mawtini, Kda wa kda… Il fallait passer par la Star Académie de Mouâti Bachir pour chanter. Non, mais c'est vrai : Mouâti Bachir, c'est le premier qui a créé la Star Académie en Algérie. C'était avec le concours de Sayida Leïla. Elle avait un pouvoir incroyable. Et Sans Pitié, vous y étiez ? Non, ça, c'est du sang pour sang Allalou ! On avait lancé Local Rock, on avait lancé un hit-parade, on avait fait dix ans de compagnonnage radiophonique. Après, on a passé le relais à Rym (animatrice d'une nouvelle émission culte : Rihet Lebled, ndlr). Comme elle était bien, on lui a laissé le soin de prendre la relève. Pour avoir plus d'impact sur le public, je voulais faire un truc pour la télé. Et c'est ainsi qu'est venue Bled Music… Voilà ! Est-ce que Bled Music n'était pas, d'une certaine façon, un produit des événements d'Octobre 88 ? Non, Bled Music, c'était après. Ce n'est pas lié à l'ouverture qui a suivi les événements d'Octobre. Comme on avait fait un hit-parade radiophonique, on s'est dit qu'on pouvait faire la même chose en image, c'est tout. Le son ne me suffisait pas. Il fallait que je passe à un autre truc. Il me fallait l'image. Vous n'avez pas buté sur une forme ou une autre de censure face aux inquisiteurs de l'Unique ? Ils devaient voir en vous un extraterrestre, nos chers gardiens des “Thawabit al Oumma” ? Bien sûr, il y avait les Baâthistes, tout ça. Mais je n'avais rien à me reprocher. J'avais toujours vécu en Algérie. Mes influences étaient celles de tout le monde. Celles de tous les jeunes. Tout le monde écoutait Dire Straits, Pink Floyd… Mais, concrètement, comment avez-vous réussi à les contourner et vous faire une place entre les grilles (et les griffes) de l'ENTV ? Le fait est que à l'époque, il y avait une révolution à la télé avec l'arrivée de Abdou B. à la tête de l'ENTV. Moi, j'ai monté mon projet. Je l'ai proposé à une boite de production privée, AVP, et Abdou B. a dit OK. Qu'est-ce que cette expérience vous a apporté ? On m'a bousillé sur le plan physique ! Vous voulez dire que c'était le revers de la célébrité du fait que votre émission (Bled Music, ndlr) a cartonné ? Elle a cartonné grâce à l'apport des animateurs. Ils parlaient le langage de tous les jours. On parlait le langage des jeunes. Pas celui de el arabiya al açila, l'arabe constipé. Il y a des gens qui ont beaucoup d'idées mais, ces gens-là, on ne les prend jamais, tout comme il y a de très bons chanteurs, des jeunes pleins de talent, et qui sont inconnus. Personne ne se donne la peine d'aller les chercher dans les petits quartiers. On assiste à une “recrudescence” terrible de la langue de bois et du folklore dans le paysage audiovisuel national. Que vous inspire un Boutef qui raconte que le peuple algérien n'est pas encore mûr pour avoir droit à une ouverture du champ audiovisuel et radiophonique, à une liberté d'expression au niveau des ondes ? C'est pas normal, il dit n'importe quoi ! Comment il peut en juger ? Je suis désolé. Il faut qu'il sache qu'il y a des gens plus intelligents que lui. Même si Bouteflika est un homme très intelligent, il doit comprendre qu'il y a sûrement quelqu'un de plus intelligent que lui, quelque part. On est à l'époque de l'Internet, kho ! Tout le monde a une parabole chez lui. Les Algériens suivent de près tout ce qui se passe dans le monde. Ils ont accès à toute sorte de programmes. Certes, il y a des télés X, mais il y a aussi des chaînes sur l'Histoire, sur la culture. Ils prennent les gens pour des cons ou quoi ? C'est des malades. C'est des fascistes ! En 1992, il y a eu l'arrêt du processus électoral. Vous étiez pour ou contre ? J'étais pour et je suis toujours pour. Quand les islamistes commençaient à s'afficher en qamis, veste cuir et Stan Smith, ça ne nous gênait pas. On regardait ça d'un regard tranquille. Nous, on était des gens de culture. On est, après tout, des journalistes, des gens qui observent la société comment elle évolue. On n'est pas là pour la juger. On la regarde. On la regardait évoluer et c'est tout. Après, ces gens-là ont commencé, eux, à nous regarder. À nous menacer. Nous, on s'en foutait que le barbu du coin aille à la mosquée, au bar ou qu'il aille voir sa mère ! Allah issahal alihoum ! Moi, personnellement, les islamistes ne me gênaient pas. C'est comme si c'était des punks ou n'importe quoi d'autre. Mais, eux, ils nous regardaient en nous disant : “Idji n'harkoum !” Vous allez voir ce que vous allez voir ! Ils nous menaçaient alors qu'on ne faisait pas attention à eux. Quand vous avez reçu des menaces, vous n'avez pas songé à partir ? Non, jamais. Des fois, quand je faisais une émission, il m'arrivait de prendre un taxi et tomber sur un boulahia, un barbu. Il me dit où tu vas ? Je dis : “El-Idhaâ” (la radio). Il me dit : qu'est-ce que tu fais là-bas ? Je lui réponds, sec : C'est moi qui réalise l'émission Bled Music. Là, il commence à me dire ah ouais, vous êtes ceci et cela. C'est la preuve qu'ils regardaient. Des fois, au moment des votes des téléspectateurs pour le hit-parade, on recevait des coups de fils d'islamistes qui nous disaient : “Ana n'voti aâla Abassi Madani”. Ainsi, d'un côté, ils te disent c'est h'ram, la yadjouz, de l'autre, ils ne s'empêchent pas de suivre. Ils connaissent tout du hit-parade, qui est le premier et qui est le dernier. Des fois, ils te lancent : “Ah, hadak Rasto m'lih.” Vous savez, celui qui chantait Wech darou fina… Vous avez vécu la violence terroriste dans votre chair. Vous avez été l'une des premières victimes du terrorisme. Pouvez-vous nous parler un peu de cet attentat dont vous avez été la cible ? C'était le jour de la Saint-Valentin, le 14 février 1994, en plein ramadan. En plein jour. Le mec s'est approché de moi. Il m'a intercepté sur la route de la maison, à Chéraga. Il était en train de m'attendre. Il savait que, chaque matin, je sortais de la maison, j'allais devant l'arrêt de bus et hélais un taxi. Je crois qu'ils étaient deux, mais un seul s'est approché de moi. J'ai vu un manège bizarre, mais je n'ai pas réagi. Je n'ai pas eu peur. Jamais je n'ai eu peur. À l'époque, je réalisais une émission qui s'appelait Rock Rocky, une émission qui faisait parler les artistes sur le thème de la violence. Je me disais : comment faire une émission de musique alors que les gens se font canarder ? J'ai rencontré Allalou, on a été à Paris. Je lui ai dit : on va interviewer les artistes sur la violence. Ils nous parlent bien sur de leurs œuvres mais aussi de la violence. On a vu Idir, Khaled… Il y a des gens qui écoutent les conseils de Idir comme d'autres écoutent les conseils de Ali Benhadj… Bref, donc le type a identifié la cible, puis, il a accompli sa mission. J'ai reçu quatre balles dans le corps. Si vous aviez ce type en face de vous, que lui diriez-vous ? Que lui feriez-vous ? Auriez-vous envie de le flinguer ? Il faudrait d'abord qu'il me demande pardon. Pour l'instant, nul n'est venu s'excuser. Il faudrait que ces gens-là passent à la télé, dans tous les médias, et qu'ils disent “samhouna”. Peut-être qu'il y a eu des erreurs, on a fait des conneries, on est partis…. Qu'ils s'adressent aux familles et leurs présentent des excuses. Il faut au moins qu'ils fassent ça. Or, voilà que ce Madani Mezrag se vante au grand jour d'avoir fait le djihad et ne le regrette pas. Il te dit franchement : j'ai fait le djihad et je ne regrette pas ce que j'ai fait. Et Bouteflika nous demande à nous de demander pardon aux islamistes ! Vous éprouvez de la haine ? Oui, moi, j'ai de la haine… J'ai de la haine ! Moi, on m'a bousillé ma vie ! Je suis dans un fauteuil. Je ne peux même pas avoir une relation intime avec une femme. Je ne peux plus construire une famille ! Comment avez-vous vécu votre exil parisien ? Eh bien, il faut dire que c'était une époque où beaucoup d'Algériens étaient partis. Ce n'est pas comme si j'étais parti sur une île où il n'y avait personne. Il y avait plein de copains. Il y avait Allalou, plein de journalistes, plein de gens qui étaient là-bas. Des gens de la musique, des artistes, tout le monde était là-bas, donc ça va. Quand j'étais à l'hôpital, j'avais tout le temps des visites. Vraiment, dans les années 1990, 1994, 1997, il y avait une solidarité extraordinaire en France entre Algériens. Ceux qui arrivaient du pays étaient tout de suite pris en charge, hébergés. Même avec peu de moyens, on voyait les gens s'entraider : “Viens kho, j'ai une petite piaule, on va se serrer maâliche...” Parlez-nous un peu de ce livre que vous venez de sortir avec Allalou, Alger Nooormal ? Françoise Truffaut (éditrice du livre, ndlr) est venue me voir pour me demander d'écrire quelque chose autour d'Alger. Je lui ai répondu que l'écriture, ce n'était pas mon dada, que j'étais avant tout qu'un homme de radio. Ce que je peux ressentir, moi, je le mets en son, raconter Alger en musique… Je crois savoir que vous aviez un projet dans ce sens à l'occasion de l'Année de l'Algérie en France… Ce sont eux (les responsables de l'Année de l'Algérie, ndlr) qui sont venus me demander de faire un truc dans ce sens. Exactement, c'est Ahmed Bedjaoui. Il est venu nous voir Allalou et moi et nous a demandé de faire un truc. Comme c'était Ahmed Bedjaoui qui est un gars bien, on a dit oui. Finalement, Ahmed Bedjaoui s'est retiré. Mais nous, on s'était déjà engagés. Après tous les efforts qu'on a fournis, on nous a envoyé un fax pour nous dire Allah ghaleb, maândnech drahem ! Comme ça, froidement. On a vu Raouraoua plusieurs fois. D'autres ils ne se sont même pas excusés ! Ils nous ont fait travailler, nous ont fait courir, nous nous sommes engagés auprès des gens, nous avons contacté des gens, on leur a fait faire des choses qu'on n'a même pas payées et, à la fin, même pas ils ont demandé des excuses ! Que comptez-vous faire maintenant ? Vous avez des projets ? Un nouveau concept en gestation ? J'ai plein de choses, plein de concepts télé. Mais chaque fois que je propose des choses à la télé, ça n'aboutit pas. Ceci dit, je garde de très bons rapports avec la Chaîne III. C'est sûr que si je vais là-bas et que je demande à faire quelque chose, il n'y a aucun problème. Vous faites un peu de radio en France ? Non. Pourquoi ? Ce n'est pas pratique d'être handicapé, t'es pas reconnu. Ici, je suis connu, tu dis Aziz Smati, Bled Music, Contact, les gens connaissent. Là-bas, il faut avoir du talent et le montrer. Or, moi, je n'ai rien montré. Je n'ai pas fait d'effort non plus pour chercher. Concrètement, comment vous vivez ? Chômeur. Je suis chômeur. Vous ne voulez pas revenir ici, à Alger ? Non. Ici, c'est pas accessible. Alger, c'est une ville inaccessible pour les handicapés. Les seules plaques que j'ai vues pour les handicapés, c'est celles en face de l'Assemblée populaire nationale. Est-ce que tous les handicapés sont des députés ? Est-ce que les députés sont tous des handicapés ? Parce qu'il n'y a que là qu'il y a des plaques. Si je comprends bien, les handicapés sont tous là-bas. Handicapés mentaux… ? Mentaux, bien sûr. D'après vous, il y a une issue de secours pour ce foutu pays ? On vit toujours avec l'espoir. C'est pas possible de ne pas vivre avec l'espoir. Même si tu es chez les Tutsis, tu vis avec l'espoir. M. B.