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La greffe d'organes incompatibles est une réalité : il faut y aller
Publié dans Le Soir d'Algérie le 01 - 05 - 2014


Par Pr Kamel Sanhadji
Immunologie des transplantations,
hôpital Edouard-Herriot, Lyon
Avant d'aborder la notion de tolérance (éviter le rejet) dans le domaine des greffes d'organes, la légende a précédé, de beaucoup, la réalité. Une réalité qui devient palpable aujourd'hui. Mais du rêve à la réalité, le chemin fut long et semé d'embûches. Mais passionnant.
D'ailleurs, ce rêve est bien illustré dans un tableau du peintre espagnol Fernando del Rincon, La greffe miraculeuse, représentant les deux frères saint Côme et saint Damien, d'origine syrienne, qui pratiquaient la médecine à titre gracieux. D'après la peinture, ils auraient ainsi greffé une jambe d'un individu d'origine noire chez un receveur blanc. Il s'agit, justement, du défi actuel en matière d'acceptation des greffes entre des individus génétiquement différents. Mais l'œuvre de l'artiste ne nous dit pas si la jambe greffée a été acceptée (tolérée) ou bien rejetée. Cette légende a nourri l'imaginaire des hommes, en particulier les immunologistes, les poussant à faire des conquêtes scientifiques. En effet, en matière de transplantation, la difficulté ne réside pas dans le geste chirurgical car la technique s'apprend. Le problème réside dans la non-acceptation du greffon (sauf en cas de parfaite compatibilité entre le donneur d'organe et le receveur de la greffe, ce qui est le cas des vrais jumeaux) par l'organisme receveur aboutissant à un rejet. C'est le système immunitaire (système assurant les défenses de l'organisme contre les infections) qui est à l'origine soit d'un rejet ceci en reconnaissant l'organe ou le tissu greffé comme étant du «non-soi» (car il est génétiquement incompatible) soit d'une tolérance et l'accepter si l'organe ou le tissu greffé est reconnu comme du «soi» (génétiquement compatible). L'objectif de nos recherches et celles d'autres équipes rapportées est axé sur la compréhension du phénomène de la tolérance immunologique et des conditions de son obtention d'une façon définitive. Ces travaux de recherche rapportent une contribution dans l'avancée de la connaissance en matière d'induction d'une tolérance durable d'un organe greffé même en cas d'incompatibilité génétique entre le donneur et le receveur de l'organe. Pour cela, nous avons démontré que les greffes de cellules souches d'origine fœtale, chez les bébés-bulles, c'est-à-dire des enfants atteints de déficits immunitaires sévères, se traduisaient par une prise de la greffe et une tolérance définitive. Cette tolérance s'installe grâce, d'une part, à une coexistence (appelée «chimérisme») à long terme de cellules du donneur avec celles du receveur et, d'autre part, à une sécrétion élevée d'un composé cellulaire soluble appelé interleukine 10. La production d'un taux élevé de ce produit cellulaire peut maintenir un état de tolérance durable par rapport à l'organe greffé. Afin de maintenir un état de tolérance définitive, nous avions transféré dans les cellules souches greffées le gène de l'interleukine 10. Ainsi produite en permanence par ce transfert de gène, l'interleukine 10 maintiendra une tolérance et l'organe n'est pas rejeté. Ainsi, il est montré que les cellules souches pourraient régler le problème de la compatibilité, dans le cas d'une transplantation d'organe. Quelle en est l'explication scientifique ? Les recherches ont montré que les cellules souches, du fait de leur immaturité (cellules jeunes prélevées au niveau de la moelle osseuse, du foie fœtal ou du sang de cordon) n'expriment pas leur surface, leur propre «identité» et ne sont donc pas différenciées et par voie de conséquence ne sont pas rejetées lorsqu'elles sont greffées. De plus, en les greffant chez des nouveau-nés atteints de déficit immunitaire, elles rétablissent les fonctions de défense et elles sont définitivement tolérées. Nous sommes allés plus loin en greffant des cellules souches chez des fœtus avant même leur naissance (atteints de déficit immunitaire sévère diagnostiqué avant la naissance grâce à des tests génétiques et fonctionnels). Une greffe intra-utérine, guidée par voie échographique, de cellules souches chez une femme porteuse d'un bébé atteint de déficit immunitaire se traduit par une prise de greffe meilleure et rapide évitant ainsi au nourrisson un long séjour en bulle hors germes (pour lui faire éviter les problèmes infectieux). En résumé, la compréhension des mécanismes immunologiques de la tolérance de la grossesse pendant 9 mois de gestation (car la moitié des gènes du bébé est d'origine paternelle et donc incompatible) permettrait de trouver les conditions pour faire tolérer un organe greffé chez l'adulte malgré l'incompatibilité entre donneur et receveur d'organe. Il s'agit d'un sujet de recherche prometteur d'une belle promesse d'avenir proche. Ces avancées récentes donneront de l'essor à la greffe d'organe et banniront ainsi les risques de rejet. Elles ouvriront même des possibilités beaucoup plus larges dans les domaines de la transplantation. Elles permettront, par exemple, d'apporter les conditions (immunologiques) de faire accepter des greffes spectaculaires comme celles des greffes récentes, effectuées à Lyon, de deux bras (chez un patient qui a perdu ses bras lors de l'explosion d'une bombe) ou celle d'une greffe du visage (chez une patiente dont le visage a été détruit par l'attaque d'un chien féroce). Afin de prévenir un tel rejet (des bras ou de la face greffés), il est indispensable de préparer au préalable le receveur en lui greffant d'abord des cellules souches prélevées chez le donneur d'organe. Ces cellules souches du donneur ainsi greffées vont préparer le terrain à la greffe d'organe ultérieure (bras ou visage) en installant une tolérance (en créant un état de «chimérisme», c'est-à-dire une cohabitation des cellules du donneur avec celles du receveur et de plus en sécrétant de l'interleukine 10). Actuellement, ces recherches visent une prise de greffe qui sera définitivement tolérée. Et afin de maintenir un état de tolérance définitive, nous avions transféré expérimentalement chez l'animal de laboratoire des cellules souches greffées avec le gène de l'interleukine 10. Ainsi produite en permanence par ce transfert de gène, l'interleukine 10 maintiendra une tolérance et l'organe n'est pas rejeté. L'injection itérative de cellules souches génétiquement modifiées par incorporation du gène de l'interleukine 10 permettra une tolérance définitive du greffon. Il faudrait d'abord que la «culture» de la recherche scientifique et médicale, avec des projets porteurs et modernes, s'installe sérieusement dans notre pays. Les services publics en charge de la recherche et du développement technologique en Algérie mènent actuellement une politique réelle et pratique dans ce domaine en mettant en place des laboratoires, des unités et des centres de recherche. La question est donc liée à une volonté politique réelle d'installation d'une culture de la recherche. A partir de là, il est très facile de mettre en place des infrastructures performantes qui n'auront rien à envier aux pays occidentaux. La recherche prendra un peu de temps mais constituera un capital acquis dont les retombées rendront service à la santé des populations et au développement de la nation. En effet, le résultat d'une recherche n'est pas un «fruit» qui tombe en surprise dans les mains. Il s'agit de multiples observations expérimentales qui sont accumulées au cours du temps à partir des recherches de nombreuses et variées équipes. Les rencontres entre chercheurs, sous forme de colloques ou de congrès scientifiques, sont le lieu de confrontation des résultats et de prise de décisions pour «mettre en musique» les informations intéressantes dans le cadre d'une maladie et les mettre en perspective d'un éventuel traitement. Dans ce cas précis, c'est le fruit d'une trentaine d'années de recherche dans le domaine des traitements permettant une «acceptation» plus ou moins réussie des greffes d'organes et de tissus. A ce propos, les recherches dans le domaine des médicaments utilisés dans le traitement des greffes (immunosuppresseurs) constituent une grande avancée en transplantation. Mais ces traitements ne constituent pas une panacée et de nombreux échecs sont constatés. En parallèle à ces traitements immunosuppresseurs, des recherches dans l'induction d'une tolérance des greffes par le receveur pour éviter ces rejets battent leur plein. Ces recherches durent donc depuis une trentaine d'années avec une accélération durant la dernière décennie, grâce au développement de nouvelles techniques de diagnostic, de recherche et de traitement (amplification génique, séquençage des gènes, thérapies cellulaire et génique). Cette méthode d'induction de tolérance des greffes, basée sur la mise en place d'un chimérisme, est exploitée dans certains hôpitaux européens, mais pas à grande échelle car les applications sont récentes. Aussi, les différentes agences de contrôle réglementaire en France, telles que l'Agence de biomédecine, font très attention aux nouvelles applications afin d'éviter tous les scandales comme celui du médicament Mediator ou celui des prothèses mammaires. Quant au coût de la prise en charge d'un patient, il s'agit d'une spécialité dite «coûteuse» car il s'agit d'une greffe. Elle est évaluée à environ 150 000 euros, mais elle est définitive. Elle est prise en charge à 100% par la Sécurité sociale donc elle ne coûte rien au malade.


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