Voilà une question qui me taraude l'esprit depuis des années : pourquoi donc nos billets de banque sont-ils dans cet état épouvantable, déchirés, déchiquetés, recollés des dizaines de fois, sales, puants, pleins de germes et de bactéries, vecteurs de toutes sortes de maladies et j'en passe ? Ils sont à notre image, décrètent doctement certains préposés aux guichets de la poste quand on ose leur demander des billets en bon état... de fonctionnement. Ils ne se rendent pas compte qu'en répondant de la sorte, ils font exactement comme celui qui crache en l'air. Je vous laisse deviner où retombe sa bave. Personnellement, je refuse de me cracher à la figure. D'ailleurs, je ne crache pas du tout, je préfère avaler ma salive et garder mes bacilles pour moi. Et je ne tiens pas non plus à mettre des billets de banque crasseux dans mes poches ni dans celles des autres, soit dit en passant. C'est ce que je tentais d'expliquer un jour à un postier qui m'a remis des centaines de billets sales et en lambeaux. Certains étaient de véritables puzzles. Il ne comprenait pas ou plutôt feignait de ne pas comprendre pourquoi je refusais de les prendre. Comble de mauvaise foi, il affirmait sans rougir qu'il les trouvait «normaux» selon l'expression consacrée et me demandait de m'expliquer sur mon attitude, négative aurait-il bien pu ajouter. Je tâchai de rester zen et lui disai gentiment que je ne pouvais pas me permettre de donner ces billets dégoûtants à quelqu'un. Et pourquoi donc ? m'interpella-t-il nerveusement. Tout simplement parce que j'aurais honte de le faire. Ses yeux s'arrondirent : honte ? De quoi ? La mauvaise foi du fonctionnaire transformait progressivement une question banale en dialogue de sourds. Ça frisait l'interrogatoire. Je m'accrochai quand même : c'est une question d'éducation, osai-je, je ne pourrais jamais donner un billet sale ou déchiré à quelqu'un sans m'excuser au préalable. Comme il y en avait des centaines, j'allais passer des journées entières à me faire pardonner. Là, il a marqué un temps d'arrêt. Peut-être était-il convaincu du bien-fondé de mon argumentation. Puis il a préféré se mettre en colère, c'était sans doute plus pratique pour lui, contre moi bien sûr qui venait, selon lui, de le traiter de mal élevé. Je lui demandai de m'accorder quelques secondes d'attention. Je ne le connaissais pas, je n'étais pas son ennemi, je voulais seulement qu'il reprenne les billets sales et déchirés, je ne comprenais pas les raisons de son refus et de son agressivité à mon encontre. S'il n'avait plus de billets entiers, il n'avait qu'à me le dire, j'en tirerais tout seul les conséquences. Pourquoi chercher à tout prix à me fourguer ces monstruosités? Ses supérieurs le contraignaient-ils à le faire ou bien était-il rémunéré par quelque officine secrète de la Banque centrale chargée d'écouler les billets-épaves ? Tant qu'à faire, autant me donner des faux billets, ceux-là au moins étaient présentables. Le visage fermé, certains de ses collègues s'arrêtèrent de travailler et laissèrent tomber sur moi des regards obliques lourds de signification. Je sentais l'effet de meute s'amplifier. Qui suis-je, moi, pour oser prendre une telle attitude ? Un simple citoyen ou quelque grosse ponte qui pourrait lui porter préjudice? semblait-il se demander en me toisant d'un œil expert. Puis il décida de m'envoyer balader. Rusé, le mec ! Rusé et un peu lâche aussi, il faut le dire. Car avec un nabab local ou un beggare pouilleux, il aurait sûrement agi autrement. Finalement c'était à prendre ou à laisser. Vous vous croyez supérieur à tous ces pauvres gens qui attendent sans rien dire derrière vous ? Je me retournais. Ils étaient nombreux en effet et semblaient sérieusement irrités. Certains regardaient déjà dans ma direction sans aucune gêne. Il ne me restait plus qu'à ouvrir la bouche pour libérer leur agressivité latente. Je refis face à mon interlocuteur. Kafka m'apparut alors brusquement au-dessus de sa tête à côté d'une horloge en panne. Front plissé, il avait l'air triste et mécontentant, le regard plein de reproches : «Tu n'as rien retenu de mes enseignements !» me sembla-t-il l'avoir entendu dire. Du coup, je me rappelai «le voleur d'autobus» et me dis que cette affaire risquait de m'emmener devant un juge et peut-être même derrière les barreaux pour une hypothétique atteinte à la souveraineté monétaire. Ça peut mener loin ces histoires ! Je rendis l'argent et réclamai mon chèque. Votre argent ne vous sera restitué sur votre compte que dans 48 heures ! Gardez-le jusqu'à la fin de l'année si ça peut vous faire plaisir, j'irai faire la manche. Merci Kafka. Un citoyen normal comme il en existe sous d'autres cieux se serait indigné, aurait saisi le Conseil d'Etat ou la Cour constitutionnelle et intenté un procès à la Banque centrale, aux institutions monétaires, au ministère des Finances, à la poste, à l'agent de la poste... Le Président aurait crié au scandale, la télévision et les journaux se seraient saisis de l'affaire qui aurait fait un tabac sur les réseaux sociaux. Une commission d'enquête aurait été désignée... et ses conclusions rendues publiques. Le directeur de la Banque centrale, celui de la poste et peut-être même le ministre des Finances auraient sûrement démissionné avant d'être mis à la porte. Les journaux auraient fait de moi un héros, les plateaux de télévision se seraient disputé ma présence, les éditeurs m'auraient suggéré d'écrire un livre, etc., etc. De tout cela il n'en fut rien bien sûr. Parce qu'on ne s'indigne de rien sous nos cieux, on préfère Allah ghaleb et le système D, c'est plus commode ! Je ne suis pas allé voir le juge de peur qu'il me mette en prison ; j'ai réagi comme un citoyen algérien «normal» qui n'y peut rien mais qui se débrouille quand même. J'ai utilisé mes relations et depuis je sais où trouver des billets entiers, propres et tout. Je n'ai même plus besoin de les vérifier. Vous ne pouvez pas vous imaginer comme je me sens fier de présenter un billet flambant neuf ! Bon, j'en garde un peu à la maison, on ne sait jamais, une pénurie de billets propres reste toujours possible. Gênés par tant de courtoisie de ma part, les commerçants remuent leurs tiroirs-caisses afin de me rendre la politesse à la recherche de leurs plus beaux billets pour me rendre la monnaie. Quel plaisir de faire ses courses sans avoir à présenter des excuses ! Je me sentais devenir un vrai citoyen. Mais je n'avais toujours pas compris pourquoi ces billets en lambeaux continuaient de circuler impunément. Nos augustes dirigeants qui n'ont pas l'habitude de lésiner sur la dépense pour soigner leur image à l'extérieur du pays ne craignent-ils pas que les étrangers qui viennent chez nous repartent écœurés par la saleté et les maladies véhiculées par nos billets de banque ? La solution, d'une simplicité déconcertante, existe pourtant, il faut juste demander. Mais il est vrai qu'ils n'ont pas l'habitude de demander notre avis. En y réfléchissant un tout petit peu, ils auraient même pu trouver la solution par eux-mêmes. Mais il est vrai aussi qu'occupés à gérer leur quotidien, ils n'ont pas le temps de réfléchir non plus.