Je suis curieux de savoir avec pr�cision de quels avantages b�n�ficient les moudjahidine et ayants droit. Ils ont des pensions, je crois, c'est basique et normal. Mais il doit y avoir d'autres avantages, beaucoup d'autres avantages. La vox populi que tu traduis comme tu veux, ch�ab ou ghachi, qui m�conna�t autant la �l�gislation� en la mati�re que les entorses � celle-ci, les soup�onne d'avoir droit � l'importation de voitures de moins de trois ans, ce qui constituait une source de profits substantiels il y a encore quelques ann�es. Ils pouvaient avoir aussi des licences pour exploiter des caf�s, des lignes de bus, des taxis. Les ann�es de moudjahid comptent double pour la retraite des fonctionnaires. Et Dieu seul sait quelles autres douceurs leur sont r�serv�es par la patrie reconnaissante, en dehors bien entendu de la matricielle �l�gitimit� r�volutionnaire � au contenu quasiment coranique, indiscutable par les pauvres citoyens terrestres que nous sommes, concept supr�me qui permet tout et son contraire dans l'acc�s au pouvoir, son exercice, ses abus. On trouvait d�j� que les moudjahidine, les vrais, ceux dont on ne doute pas de la participation � l'ind�pendance du pays, pr�sentaient une note souvent trop sal�e � la nation. S'il faut encore nourrir les faux ! Concernant les premiers, la prudence - l'objectivit� - voudrait que la nuance s'insinue. Il ne s'agit pas, ici, d'englober dans la g�n�ralit� tous les vrais moudjahidine mais de parler de quelques-uns, embl�matiques malheureusement de l'�tat m�me de moudjahid. D'aucuns ont occup� le terrain politique et, au nom d'un pass� moins mythique en soi que soigneusement mythifi�, croient que leur maintien au pouvoir - quel que soit le niveau auquel ils l'exercent - est une r�compense divine et perp�tuelle, une concession ad vitam eternaem . Pas question de poser � leurs propos les prosa�ques questions de comp�tences politiques �ventuelles, de repr�sentativit� et encore moins de ces consid�rations d�mocratiques qui sont, aujourd'hui, dans l'air du temps. Les maquisards sont l�, comme surgis de terre, missionn�s de sacr�s par une force immat�rielle qui ne supporte quelque contestation que ce soit. D'autres, authentiques moudjahidine eux aussi, ont pr�f�r� faire des affaires. Pendant que le peuple louang� dans le pathos politique comme �un seul h�ros� se serrait la ceinture pour gagner l'honneur collectif de b�tir le �socialisme sp�cifique � des p�nuries, eux, ils accumulaient � tout va, les yeux plus gros que le ventre, le ventre plus gros que celui du voisin, estimant la razzia qu'ils faisaient sur les biens �vacants� puis sur les biens publics comme la juste r�tribution de leur engagement dans la lutte d'ind�pendance. Si les premiers sous-entendaient qu'ils ont contribu� � lib�rer l'Alg�rie du colonialisme pour la mettre sous tutelle, les autres ont le pragmatisme des l�gionnaires. Ils ont sem�, ils cueillent des ronds. Mais les uns et les autres sont, malgr� tout, de vrais moudjahidine. La geste nationaliste, telle que racont�e au coin du feu par les h�rauts de la version estampill�e hallal de l'histoire du mouvement national, a tout fait pour enraciner dans la t�te des enfants que cela devait �tre ainsi. Les lib�rateurs ont tous les droits. C'est comme �a. J'ai entendu, un jour, un ministre de Boumediene dire : �Nous sommes une g�n�ration c�leste�. Tu vois � quel niveau plane le d�bat ? Les humbles citoyens qui s'excuseraient d'avoir d�rang� ces messieurs depuis leur Olympe pour descendre frayer avec nous sont gonfl�s de fiert� d'avoir pour responsables des anges. Tout le reste en d�coule. Ils ont lib�r� le pays, ils l'accaparent, c'est de droit divin. Mais il y a, rendons-leur justice, les certainement tr�s nombreux moudjahidine qui ne demandent rien en retour. Rien. Ni puissance, ni gloire, ni pouvoir, ni argent. Ils se d�solent simplement, parfois incarc�r�s dans le silence, que les id�aux pour lesquels ils se sont battus servent � des app�tits politiciens. Il y en a, semble-t-il, qui n'ont m�me pas demand� la fameuse attestation communale. C'est � leur honneur, et leur honneur est celui du combat de leur g�n�ration. Il y a m�me des Don Quichotte de la v�rit� qui, comme Benyoucef Mellouk, ont si longtemps lutt�, seuls, solitaires, contre des forces tellement plus grandes et plus puissantes, qu'ils ont fini par briser des tabous. C'est parce que sans doute la qualit� de moudjahid est une mati�re premi�re renouvelable que l'on assiste � un rush sur le faux. Pour que la machine � fabriquer du faux tourne, en effet, � l'�chelle industrielle, il faut que �a rapporte tellement gros que cela justifie qu'on foule au pied, sans vergogne, les symboles fondateurs de la nation alg�rienne. Ailleurs, un titre d'ancien combattant, m�me vrai, authentique, d�ment reconnu, rapporte une petite pension et beaucoup de prestige. Cela peut aller jusqu'� la m�daille. C'est tout. Tandis que chez nous, c'est une manne. Une rente. Le ministre des Moudjahidine, Mahmoud Ch�rif Abbes, estimait le nombre d'usurpateurs du titre de moudjahid donc de tout ce qui va avec - � 10 000. Vous avez bien lu ? 10 000 personnes ont pu, en toute qui�tude, d�jouer tous les obstacles d'un syst�me qui force sur l'apparence sainte nitouche pour se fabriquer un pass� de moudjahidine et plonger la main dans la cr�me du g�teau. Imaginez le nombre de complices n�cessaires aux 10 000 faussaires pour redessiner leur pass�, un dossier de moudjahid n'�tant viable que tamis� par des tas de commissions dans lesquelles si�gent des tas de gens. Qui plus est, il faut obtenir le t�moignage d'autres moudjahidine pour postuler � la qualit� de moudjahid. Bref, l'affaire donne le tournis. Comment 10 000 personnes ontelles pu se faire passer, au m�pris de tout, pour ce qu'elles ne sont pas dans un pays o� la m�moire de l'h�ro�sme guerrier de la lib�ration est plus surveill�e que les puits de p�trole ? Comment ont-elles pu slalomer � travers les gu�rites de la sourcilleuse orthodoxie de ces gardiens du dogme que Tahar Djaout appelait �Les vigiles� ? Pour qu'une pension indue soit vers�e � 10 000 faussaires, il faut que tout un syst�me soit construit pour. Pas possible de comprendre autrement. Il ne s'agit pas de quelques dizaines d'habiles faussaires, dou�s au point de passer sans encombre les barrages. Non. Il s'agit de 10 000 dossiers bidon, saignant le Tr�sor public sans doute depuis des ann�es. Pis : cette quantit� faramineuse de faussaires pensionn�s par l'Etat n'est que celle que reconna�t le ministre des Moudjahidine. Mustapha Bougouba, ancien officier de la wilaya IV, avance, lui, le chiffre proprement ahurissant d'un million de faux moudjahidine et ayants droit. La r�volte de cet ancien officier et sa volont� d'emp�cher, semble-t-il, que le congr�s de l'ONM se tienne, a donn� lieu une pol�mique virulente. Mohamed-Cherif Da�s, le secr�taire g�n�ral de la toute-puissante ONM, traite non seulement Mustapha Bougouba de faussaire mais aussi d'�l�ment qui � faisait partie de l'arm�e fran�aise� Si �a chauffe tant, c'est que c'est sensible. Ali Haroun, que l'on a connu mieux inspir�, est enclin � penser que c'est encore la faute des journalistes. Le probl�me des faussaires est �tellement m�diatis� et mis � la une par la presse au point que l'on se demande si ces faux moudjahidine ne repr�sentent pas la majorit� des moudjahidine� ( 10 000 faussaires, selon la police et un million selon les manifestants. Combien en faudrait-il pour que le probl�me soit � bon droit m�diatis� et que la presse ne soit pas, comme souvent, accus�e du fait pour le seul fait d'en parler ? Les questions tombent. Combien y a-t-il de moudjahidine et d'ayantdroits, vrais et faux confondus ? Il semble que le minist�re n'est pas en mesure de le dire. Combien y-a-t-il eu r�ellement de moudjahidine pendant la lutte de lib�ration ? Je suis s�r que c'est en comparant ces chiffres � ceux des faussaires qu'on peut �tre saisi de vertige. Comment se peut-il que quarante- deux ans apr�s l'ind�pendance obtenue au terme d'une guerre de sept ans et demi, la liste des anciens moudjahidine ressemble encore � une liste d'embarquement d'Air Alg�rie, d'o� on d�barque des vrais pour y inscrire des faux dans un mouvement qui ne s'arr�te qu'au d�collage ? Plus s�rieusement, pourquoi, au terme d'une p�riode qui fait six fois la dur�e de la guerre de lib�ration, la liste n'est pas encore close ? La qualit� de moudjahid, vraie ou fausse, est-elle h�r�ditairement transmissible ? En instrumentalisant � l'effet de luttes de clans cette fameuse �l�gitimit� r�volutionnaire�, dont le pr�sident de la R�publique vient de sonner le glas, en recomposant sans cesse cette �famille r�volutionnaire� prompte � s'�gailler dans les d�lices du bizness, le pouvoir alg�rien a luim�me cr�� les conditions de s�cr�tion des faussaires. Le syst�me b�ti sur cette rente symbolique ne pouvait que conduire � sa manipulation, l'histoire �tant �crite par les vainqueurs, c'est-�-dire, en l'occurrence, par ceux qui sont au pouvoir ou dans l'un des cercles concentriques de sa p�riph�rie. Pour que la proportion de faussaires soit aussi effarante ( 10 000 ou un million), il faut que le syst�me politique se torde sous l'effondrement du syst�me des valeurs morales de la guerre de lib�ration. Quand le faux atteint cette ampleur, c'est qu'il est devenu banal. Et pour qu'il devienne banal, il faut que les vrais acteurs du nationalisme le banalisent. Les attaques de Ben Bella et Ali Kafi contre Abbane Ramdane font partie de cette entreprise de d�cr�dibilisation de la grandeur symbolique de l'�tat de moudjahid. Comment stopper cette chute suicidaire ? Comment rendre aux vrais moudjahidine � la fois leur honneur et le prestige auquel ils ont droit au regard de l'�crasante majorit� de la population alg�rienne pour qui, il faut se le mettre dans la t�te, la guerre de Lib�ration est aussi loin que la guerre du feu ? Les jeunes l'ont montr� en 1988 et tout au long de la d�cennie rouge : les symboles de la lib�ration ont �t� tellement pervertis qu'ils en sont arriv�s � �tre per�us comme ceux de leur oppression. Le discours d'Abdelaziz Bouteflika au congr�s de l'ONM est un premier tour de manivelle. Mais il faut bien s�r plus que des vœux pieux pour que le syst�me qui a rendu possible qu'il y ait tant de faussaires, laisse place � quelque chose de plus transparent. Et �a, c'est une autre histoire. P.S. d'ici : j'ai ador� cette envol�e po�tique d'Abdelaziz Bouteflika disant que �le socialisme est la philosophie des anges�. Je propose qu'on l'adapte � la r�alit� alg�rienne en ajoutant que �le socialisme sp�cifique est la philosophie des anges sp�cifiques�. P.S. de l�-bas : retour sur Tariq Ramadan. Le petit-fils suisse de Hassan El Bana� est devenu une vraie star. Et cela, il le doit autant � ses amis — qui voient en lui l'intellectuel musulman avec qui il est possible de discuter — qu'� ses adversaires qui, � force de le d�noncer, surdimensionnent sa place dans le d�bat. S'appesantir sur lui, c'est reconna�tre l'unicit� de la dimension religieuse de l'identit�. Pourquoi ne pas passer outre ? Il y a tellement d'autres choses � voir.