Tout au long de son règne, Recep Tayyip Erdogan a fait de la prospérité de la Turquie une des clés de son succès politique. Mais à l'heure où il va assumer la présidence, la conjoncture s'est dégradée et menace de faire de l'économie son talon d'Achille. En 2002, le Parti de la justice et du développement (AKP) de M. Erdogan arrive au pouvoir dans un pays ravagé par une grave crise financière, théâtre de la dégringolade des marchés financiers et de l'hyperinflation. Douze ans plus tard, le Premier ministre islamo-conservateur s'enorgueillit d'avoir hissé l'économie turque dans le «top 20» mondial. «Nous avons aujourd'hui une économie que le monde entier admire, a-t-il répété mercredi à la veille de son investiture. La croissance a progressé de 5% en moyenne chaque année, les services publics et les infrastructures ont été dopées et le revenu moyen de ses habitants a connu une forte progression, contribuant à asseoir la domination politique de l'AKP sur le pays. Mais ce miracle économique turc a aujourd'hui du plomb dans l'aile. Après les taux «chinois» des années 2010 et 2011, la croissance a ralenti de moitié (+4% en 2013), le déficit des comptes courants est massif (près de 8% du PIB), le taux d'inflation flirte avec les 10% et le taux d'épargne reste très faible. L'environnement extérieur ne semble guère plus favorable. Le chaos en Irak a privé la Turquie d'un important marché à l'exportation et la fin du soutien à l'économie pratiqué par la Réserve fédérale américaine l'a coupée d'une importante source de financement. Plus que la seule conjoncture, les marchés semblent d'abord redouter la poursuite de l'agitation politique dans le pays, malgré la large victoire de M. Erdogan. «Les déséquilibres économiques que le Premier ministre Erdogan a laissé se créer ces dernières années vont très probablement persister pendant son mandat de président», note l'économiste William Jackson, de Capital Economics. Dès le lendemain du scrutin, les agences de notation financière ont toutes dressé le même constat inquiet. Instabilités «Le paysage politique de Turquie n'a toujours pas atteint la stabilité», a jugé Moody's. Si le pays a prouvé sa «remarquable résilience» aux chocs économiques récents, «le risque politique va continuer à influer sur sa notation», a renchéri Fitch's. Cette mise en garde a sérieusement irrité le régime d'Ankara. «Nous ne pouvons pas considérer comme objective une institution qui s'inquiète d'un risque politique dans un pays qui vient de connaître l'élection la plus démocratique et la plus importante de son histoire», s'est emporté le ministre de l'Economie, Nihat Zeybekci. Mais les marchés gardent en mémoire les effets dévastateurs du scandale de corruption qui a éclaboussé le gouvernement l'hiver dernier. Et particulièrement du bras de fer très politique qui fait rage depuis autour des taux d'intérêt. Fin janvier, l'institution monétaire, indépendante, a procédé à une hausse drastique de ses taux directeurs pour enrayer la dégringolade de la monnaie nationale, la livre, contre l'avis de M. Erdogan, qui redoutait qu'elle ne freine la croissance. Depuis, l'homme fort du pays a multiplié les ultimatums à la banque centrale, qui a jusque-là résisté. Après deux baisses homéopathiques, elle a décidé mercredi de maintenir le niveau de son principal taux directeur. «Le ralentissement de la croissance va probablement accroître les pressions du pouvoir sur la banque pour qu'elle soutienne l'économie», met en garde M. Jackson, «mais si elle cède, cela affectera gravement sa crédibilité ». La composition de l'équipe économique du futur Premier ministre adoubé par M. Erdogan, Ahmet Davutoglu, devrait lever une partie du voile sur ses intentions. Les rumeurs vont bon train sur le départ du vice-Premier ministre en charge de l'économie, Ali Babacan, et de son collègue des Finances Mehmet Simsek. «Ils prônent des politiques économiques sensées et la poursuite des réformes. Sans eux, la tentation du populisme serait grande», remarque Deniz Ciçek, de la Finansbank. Le nouveau «casting» ministériel ne devrait toutefois pas suffire à rassurer les marchés. Ni à M. Erdogan de tenir ses promesses de prospérité aux électeurs. «Il y a eu deux scrutins cette année, il y en aura encore un l'an prochain, le pouvoir est concentré sur le court terme», souligne M. Ciçek. «Si la stabilité revient et que les réformes reprennent après les législatives de 2015, les objectifs de croissance ambitieux seront tenus», ajoute-t-il, «sinon, la croissance continuera à baisser pour longtemps».