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Tendances
LE TEMPS DE LIRE (4)
Publié dans Le Soir d'Algérie le 07 - 02 - 2018


Youcef Merahi
[email protected]
«Le soleil n'était pas obligé», roman de Saâd Khiari, édition Hibr, 2017, m'a intrigué par, justement, son titre. Une énigme, en sorte. Je l'ai déniché à la librairie Cheikh, parmi une série de romans parus dans le cadre du dernier Sila. Le nom de l'auteur ne me disait rien. Curiosité oblige, j'ai jeté un coup d'œil sur la quatrième de couverture. Je découvre que l'écrivain est un cinéaste, formé à Paris, qu'il a contribué par des articles à plusieurs quotidiens et magazines, et qu'il a publié un ouvrage sur le dialogue interreligieux. Le pitch du roman me donne un éclairage sur le thème traité. «L'étranger» d'Albert Camus a inspiré un livre à Kamel Daoud, «Meursault, contre-enquête», qui a valu à ce dernier une envolée irrésistible. Et une notoriété qui l'a mis sous les feux de la rampe. Saâd Khiari, lui, a pris la peine (ce n'est pas un vain mot !) de tirer davantage la corde camusienne en s'inspirant de «Meursault», comme pour donner une suite au roman de Daoud. Une trilogie, en sorte, écrite par des auteurs, de sensibilités inégales, à différentes époques, dont les raisons intimes sont parfois incertaines. Albert Camus trace l'absurde d'un meurtre, apparemment sans raison, d'un «Arabe» par Meursault ; Kamal Daoud fait agir le frère de la victime pour une vengeance et pour donner une identité à celle-ci, chose que Camus lui a dénié ; alors que Saâd Khiari fait agir Marie Cardona, l'amoureuse de Meursault, qui de Sète (sud de la France) envoie une lettre à Kamel Daoud, sollicitant sa rencontre. C'est bien la première fois que je rencontre, en littérature, une situation similaire, où trois écrivains (sans se concerter) bâtissent un roman-accordéon, où l'un renvoie l'histoire en écho aux deux autres. S'il est vrai que Saâd Khiari est moins incisif que Kamel Daoud, mais il a su remettre une pied-noir sur d'anciennes traces ; laquelle retrouve une Algérie métamorphosée, sans toutefois rencontrer l'auteur de «Meursault» en déplacement, qui trouve des excuses au geste fatal de son amoureux, et qui comprend des années après que les «Arabes» (terme utilisé par elle-même dans le roman, pourquoi ? Un atavisme certainement !) étaient chez eux en Algérie. Il est vrai que ce roman, passé inaperçu de la critique, ce qui est dommage, m'a intéressé à plus d'un titre ; car il prend en charge le mythe de la rencontre mythique des deux rives de la Méditerranée par le symbole de l'amour naissant entre Yolande et Achour, deux protagonistes du roman.
Selon Amin Khan, «la poésie est une liberté essentielle de nous autres, l'irréductible liberté de chaque être humain, une substance aussi mystérieuse que celle qui se révolte dans nos artères et coule dans nos veines, une électricité qui, selon les heures de la vie ou les saisons du jour, nous rend avides ou tristes. Elle est consolation des douleurs anciennes, préparation aux épreuves ultimes, douceur de l'amertume au fond, vigueur vitale de l'espoir. Elle est lucidité de cette brûlure, lente brûlure de l'essence humaine, longue brûlure infinie, sans d'autre issue que l'émergence de la vérité dans la conscience de chaque être humain» (in 4 de couverture). J'ai toujours pensé, au fond de moi, que la poésie est cet esquif qui permet, à tout être atteint de «poétose» (Hamid Tibouchi), de tenter la houle des mots, quand le quotidien annonce un vertige inextinguible. Elle est aussi cette folie des mots qui agit, en prévention, de la folie tout court. Elle est brûlure, c'est vrai. Elle est fulgurance, comme un coup de tonnerre dans un ciel furibond. Elle est retrouvaille avec soi dans un bivouac dépeuplé, où le mutisme se transforme en palabres compris seulement avec les excités du vers. Laissons dire Amin Khan (in Rhummel, édition Apic, 2014) sa contagieuse nostalgie : «Frère/Où es-tu maintenant (...) Ta mort/Disais-tu/Est aussi chaude aussi pleine à l'instant/Aussi avide de tes grandes mains de poète/Qu'une poitrine de fiancée veuve/A peine délivrée/Peu importe/Je n'ai plus/A qui parler désormais», page 42. Amin Khan construit, patiemment, intelligemment, son œuvre poétique ; il est une voix qui compte dans ce champ qui rétrécit de jour en jour.
Dans «La chanteuse kabyle, une voix et une voie» (édition La Pensée, 2017) Hassina Kherdouci reprend dans ce volume second son questionnement anthropologique sur ces femmes qui, bravant les rigueurs sociales, font de leurs chansons un cheminement libératoire. Docteur en lettres et arts, avec option sur l'imaginaire, Kherdouci interroge ces chanteuses kabyles, à l'exemple de Nna Cherifa, Nouara, Malika Domrane, Massa Bouchafa..., qui ont fait de leur voix une voie pour défendre d'abord la femme, ensuite condamner le sort qui lui est réservée par une société, encore en recherche d'elle-même. Si chanter était, jadis, une honte, une atteinte à l'honneur d'une famille, pour l'homme ; chanter pour la femme était, il y a seulement quelques années, une impossibilité sociale. Pourtant, des femmes ont bravé l'interdit et se sont mises, pour certaines, au ban de la famille, de la société voire. L'exemple de Hanifa est édifiant, à plus d'un titre. Il a fallu attendre, pratiquement, les années quatre-vingt, pour que chanter au féminin retrouve un statut social. Quoique, de nos jours, il soit difficile à une famille d'admettre ce passage à l'acte ; la femme étant toujours sous la tutelle du père, du frère, de l'oncle ; puis du mari. Il y a des exceptions, naturellement. C'est tout cela que Kherdouci analyse sous la loupe des représentations sociales. Car chanter au féminin, c'est chanter l'amour, le corps, la transgression et, partant, la liberté de voler de ses propres ailes. Dans cette optique, Malika Domrane a réussi à casser nombre de tabous ; alors que Nouara prend sur elle de chanter le beau texte, féministe, de Ben Mohamed, «Tecnam», poème de constat mais aussi de dénonciation de la condition féminine en Algérie : «Vous avez tous chanté ma beauté/Chanté ma bonne éducation/Nul ne s'est souvenu de mes droits/Et suis considérée comme du bétail/Maintenant que s'ouvrent mes yeux/Je demande justice (...)Jusqu'à quand durera-t-il/Jusqu'à quand l'injustice sera-t-elle bannie ?/Quand viendra le lendemain heureux ?/Quand donc parlera la vérité ?/Quand sortirai-je de cette tombe ?/Quand mon soleil se lèvera-t-il ?» (Traduction de H. Kherdouci).
J'ai eu le privilège d'avoir entre les mains l'ouvrage de Bernard Pivot, «Au secours ! Les mots m'ont mangé», édition Points, 2016. Pivot est connu pour ses admirables émissions littéraires, comme «Apostrophes» ou «Bouillon de culture». Mais aussi pour ses dictées ! J'ai ouï-dire que Pivot arrivait à lire quatorze heures durant une seule journée, pour justement préparer ses émissions de télévision. Lecteur vorace ! Mais aussi un amoureux fou des mots, notamment quand il sent leur disparition future, sachant les raccourcis de langage que vit actuellement la société. Dans cet ouvrage, où l'on se délecte du bon style et un brin d'humour, Bernard Pivot met en scène un romancier à succès qui sent qu'il est sujet et non pas acteur de ses mots. Qu'il est plutôt l'esclave que le maître ! Savamment écrit, ce livre nous entraîne allégrement vers la jouissance offerte par un mot, quand il est collé à la circonstance, bien pesé, réfléchi et tout le temps remis sous le feu de la plume. C'est vrai que Pivot est comme un «amoureux fou» qui ne cesse de déclarer sa flamme, autant de fois qu'il est nécessaire, à la langue française. Voyons quelques exemples : «Mon anaphore, lui disais-je, la main sur le cœur/Mon oxymore adoré, me répondit-elle, les yeux enamourés/Je lui disais : tu es mon allégorie et je suis ton paradoxe/Elle me disait : jure-moi que je ne serai jamais ni ton ellipse ni ton apocope/Mais non, ne crains rien, ma métaphore chérie», page 28.
Chers amis, vous comprendrez que je suis loin du cinquième mandat, qui se cache sans se cacher ; loin de la sardine et de la banane ; loin des importations de bagnoles et de confiseries ; loin du silence du Premier ministre ; loin de la grève des résidents et des enseignants ; loin de la grippe et des amis bouffés par l'âge. Le livre me tient chaud. Et les mots régentent ma vie. Tout simplement !


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