Par Farouk Nemouchi, universitaire Les espoirs nourris à l'occasion de la campagne relative à la dernière élection présidentielle pour l'ouverture d'un large débat sur l'économie nationale ont laissé place à une profonde frustration. Les Algériens sont toujours dans l'attente de la réalisation d'un diagnostic économique objectif et de la construction d'une stratégie de développement qui apportent des réponses à leurs interrogations et dissipent leurs inquiétudes sur l'avenir économique du pays. Rompant avec la politique de transition vers l'économie de marché initiée durant la décennie 90, la politique économique adoptée depuis 2000 repose fondamentalement sur la dépense publique. L'économiste Keynes a été un farouche défenseur de l'effort budgétaire de l'Etat comme moyen de stimulation de l'activité économique. Tirant les enseignements de la grande dépression de 1929, il a montré que la dépense publique crée un cercle vertueux dont l'enchaînement est le suivant : investissement initial-stimulation de la demande-augmentation de la production-augmentation des recettes budgétaires. Ainsi lorsque l'Etat dépense, le produit intérieur brut enregistre un accroissement supérieur à cette dépense : c'est le mécanisme du multiplicateur budgétaire. Sur le plan stratégique, cette politique économique participe à la concrétisation des quatre objectifs fondamentaux qui constituent le fameux «carré magique» de l'économiste keynésien Nicholas Kaldor : la croissance du PIB réel, la baisse du taux de chômage, l'amélioration de l'excédent de la balance courante rapporté au PIB et la stabilisation du taux d'inflation. La mise en œuvre du modèle keynésien depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale a permis à l'Europe occidentale d'assurer sa reconstruction et de connaître durant trois décennies une grande prospérité économique et sociale appelée la période des «trente glorieuses». Grâce aux importants revenus des hydrocarbures engrangés depuis l'année 2000, les responsables algériens ont utilisé la dépense publique comme source de financement de grands projets d'infrastructures et comme levier de redistribution de la rente. Les investissements publics ont contribué à la construction d'autoroutes, de barrages et autres équipements de base indispensables à la satisfaction des besoins économiques et sociaux. Les montants engagés atteignent des centaines de milliards de dollars sur plus d'une décennie. Cette démarche a fortement stimulé la demande intérieure puisque selon les données de l'Office national des statistiques, la consommation des ménages et la consommation publique ont augmenté respectivement en valeur de 204% et 468% entre 2000 et 2012. Cette hausse de la demande fait rêver les nombreux pays qui sont confrontés actuellement à de graves crises de récession économique. Toutefois, l'économie nationale n'a pas tiré profit de cette opportunité car la réponse à la demande induite par la dépense publique n'a pas agi favorablement sur la production locale de biens et services. Les entreprises nationales ont raté une grande occasion de promouvoir un modèle économique fondé sur une stratégie de substitution aux importations qui aurait pris en charge la satisfaction des besoins nationaux et participé à la diversification des exportations. L'absence de réactivité des entreprises nationales face à l'augmentation de la demande provoquée par une politique budgétaire expansionniste a largement bénéficié aux produits étrangers. Le déséquilibre entre l'offre et la demande de biens a ouvert la voie aux importations et cela a aggravé le déclin industriel et freiné le développement de l'agriculture. La part de l'industrie dans le PIB a chuté de 7% en 2000 à 4,6% en 2012, alors que celle de l'agriculture a stagné : 8,39% en 2000 et 8,97% en 2012 (données ONS). Le développement rapide des importations a dégradé le solde de la balance courante en pourcentage du PIB passant de 20% en 2008 à 1,2% en 2013. Les économistes admettent que lorsqu'une économie est largement ouverte sur l'extérieur par les importations, il en résulte une diminution de la valeur du multiplicateur budgétaire et, par conséquent, un ralentissement, voire une baisse du taux de croissance du PIB et des recettes fiscales. La dépense publique supposée accroître les rentrées fiscales de l'Etat devient une cause du déficit budgétaire. En Algérie, ce déficit est couvert par un recours massif aux revenus accumulés dans le Fonds de régulation des recettes pétrolières. La diffusion de la rente par le biais de la dépense publique a déstabilisé la sphère monétaire et financière en provoquant une forte hausse de la masse monétaire. Il en résulte comme conséquence l'apparition de tensions inflationnistes. L'inflation est un phénomène qui affecte négativement les revenus des ménages et la compétitivité externe de l'économie nationale. La perte de pouvoir d'achat calculée à partir de l'indice des prix à la consommation établi par l'ONS a atteint 29,14% entre 2008 et 2013 annulant partiellement ou totalement l'augmentation des salaires intervenue à partir du 1er janvier 2008. Pour endiguer la hausse des prix, la Banque d'Algérie est acculée à éponger les excédents de liquidités générés par la dépense publique alors qu'elle est censée appliquer une politique monétaire au service de la croissance économique. L'abondance de ces liquidités est une cause importante de l'inertie du système bancaire qui n'éprouve nullement le besoin de mobiliser les encaisses monétaires thésaurisées et recyclées dans l'économie informelle. Ces liquidités sont également un frein au développement de la Bourse d'Alger. Pour promouvoir une économie des marchés financiers et prétendre au statut d'économie émergente, il faut choisir entre la rente ou la Bourse. L'intervention de l'Etat par le biais de la dépense publique n'a pas créé le cercle vertueux évoqué auparavant en raison d'un environnement économique et institutionnel qui s'oppose à l'essor d'une économie créatrice de richesses, une économie qui diversifie ses rentrées en devises et produit des recettes fiscales moins tributaires des ressources énergétiques. L'ambition d'atteindre un taux de croissance de l'ordre de 7% relève d'une gageure difficile à réaliser sachant que le taux de croissance annuel moyen du produit intérieur brut de l'Algérie entre 2000 et 2013 est de l'ordre de 3,7%. Peut-on réellement accroître ce taux de 4 points de pourcentage alors que les causes qui sont à l'origine des faibles performances de l'économie nationale sont toujours présentes ? La politique fondée sur l'intervention de la sphère budgétaire à laquelle demeure attaché le gouvernement sur l'horizon 2015-2020 risque d'aggraver les déséquilibres macroéconomiques si sa contribution à la croissance économique demeure insignifiante. Des études montrent que dans certains pays, plus la dépense publique est élevée et plus la croissance du produit intérieur brut est faible. La poursuite d'une telle démarche dans un contexte marqué par des rigidités structurelles condamnera le pays à s'inscrire en permanence dans une logique de stabilisation de l'économie nationale sans perspective de croissance et de développement . L'Algérie a besoin de faire son «printemps économique» si elle veut couper le cordon ombilical qui la lie à l'industrie extractive et devenir une puissance économique émergente. La mise en œuvre de réformes structurelles implique au préalable un travail d'évaluation de la politique budgétaire expansionniste appliquée sur plus d'une décennie et analyser son impact sur le plan macroéconomique. A cet effet, il faut aller vers l'établissement de règles qui imposent une gestion rigoureuse des recettes pétrolières. Cela permet de rationaliser les choix budgétaires et de mieux gérer les chocs pétroliers. La décision prise par les responsables d'exploiter les énergies fossiles non conventionnelles (pétrole et gaz de schiste) n'est pas à la hauteur de ces objectifs et reflète une volonté de perpétuer une voie économique rentière. Cette alternative est à haut risque car les bouleversements introduits par l'essor de la production de gaz et de pétrole non conventionnels aux Etats-Unis laissent présager la configuration d'un nouvel ordre énergétique mondial qui rend de plus en plus probable une baisse sensible du prix du gaz et du pétrole.Qu'adviendra-t-il du plan quinquennal 2016-2020 si cette tendance est appelée à s'installer durablement, alors que le financement des dépenses budgétaires en Algérie est fortement corrélé aux recettes des hydrocarbures ?