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L'Algérie en crise, une société entre lame et lamelle
Un regard sur une période particulière : les années 1920
Publié dans Le Soir d'Algérie le 04 - 10 - 2014


Par Ahmed Cheniki
Interroger la représentation politique, artistique et littéraire en Algérie, c'est analyser son fonctionnement, sa genèse, son évolution et cerner les conditions qui lui ont permis de naître.
Le début du XXe siècle marque un moment crucial dans le parcours historique, politique et culturel de l'Algérie, permettant la mise en œuvre d'une véritable «coupure» épistémologique, l'émergence de nouveaux langages et d'une nouvelle Histoire, convoquant de nouveaux processus discursifs et engendrant de graves césures et de dangereuses fissures dans le corps social, donnant à voir plusieurs instances et formations culturelles antithétiques et opposées. Cette dyslexie discursive caractérise d'ailleurs aujourd'hui le fonctionnement des structures politiques et culturelles.
C'est surtout durant les premières années du XXe siècle que le mouvement national algérien entame sa formation. Il y eut, certes, auparavant, des actions de résistance, mais restaient, quelque peu, régionales, limitées, n'ayant pas un caractère réellement national. Des ouvriers algériens, à obédience socialiste et cégétiste, prennent conscience de la nécessité de la constitution d'une organisation nationaliste. Ainsi fut créé notamment le premier parti politique algérien véritablement indépendantiste, l'Etoile nord-africaine.
Durant cette période, un mouvement réformiste vit également le jour, l'Association des oulama qui activait essentiellement dans le domaine culturel, séduisant surtout les élites de langue arabe et faisant un travail de sensibilisation culturelle. Ces deux associations incarnant deux logiques militantes et politiques complémentaires n'arrivaient pas à s'entendre sur un programme commun. Ces deux tendances sont toujours présentes dans l'espace social et politique articulant le débat politique. Leurs relations étaient faites de suspicion et de méfiance. Ali Merad apporte un éclairage pertinent sur ces deux mouvements qui connurent les foudres des autorités coloniales qui n'arrêtaient pas de multiplier les provocations, les brimades et les interdits : «D'abord inquiétée par la formation d'un parti nationaliste indigène, la colonie européenne d'Algérie s'était ensuite émue de la naissance d'un parti religieux à prétention réformiste, strictement attaché à l'arabisme, et qui ne cherchait nullement à se référer aux valeurs françaises. D'instinct, elle rangea sous la même bannière, et frappa du même anathème le mouvement nationaliste, qui était principalement le fait de la jeunesse musulmane de formation française, et le mouvement réformiste, qui était animé par des lettrés formés dans les instituts islamiques de Tunisie et du Proche-Orient. Pourtant, ces deux tendances étaient originellement dissemblables : elles n'avaient pas les mêmes sources d'inspiration ; elles n'empruntaient pas les mêmes itinéraires culturels ; enfin, elles ne visaient pas les mêmes valeurs. Au printemps 1920, à l'occasion des élections municipales à Alger, l'Emir Khaled, ancien capitaine dans l'armée française et petit-fils de l'Emir Abdelkader, exprime publiquement les revendications politiques des Algériens : suppression de toutes les lois d'exception, représentation des indigènes dans les deux Chambres, instruction obligatoire dans les deux langues (arabe et française), ouverture d'une université arabe, etc. L'Ikdam, le journal dont l'Emir Khaled est le directeur politique, diffuse et vulgarise ces idées qui vont graduellement séduire un certain nombre d'intellectuels. A ce moment, même des soldats algériens commencent à réagir contre le comportement raciste de l'armée française à leur égard. Deux livres d'un ancien lieutenant, Boukabouya Hadj Abdellah, dénoncent cette situation. Ces anciens militaires s'organisèrent et entreprirent la mise en œuvre et la promotion d'une action politique, soutenue par l'Emir Khaled, un ancien officier, qui voyait dans cet événement une opération sérieuse pouvant servir d'élément de départ pour une action de grande envergure. Des Algériens enrôlés dans l'armée française s'insurgeaient contre le regard porté sur eux et sur leurs compatriotes et proposaient d'en finir avec la posture du soumis, en engageant une action politique. En face des positions «assimilationnistes», les autorités coloniales exposèrent un programme rejetant la politique d'intégration.
La désillusion allait gagner de nombreux lettrés qui s'attendaient à une certaine reconnaissance de la France coloniale, mais déçus, ils commencèrent à s'interroger sérieusement sur la réalité et sur leur propre sort, pensant qu'ils pouvaient servir d'exception à la règle du mépris colonial. Une profonde césure marquait les rapports de ces nouveaux privilégiés, ou du moins certains d'entre eux, avec le pouvoir en place. La réalité est dure à assumer. Colonisés, ils ne pouvaient postuler à un autre statut. Le désenchantement était au coin de l'aventure assimilationniste qui signifiait la mise en quarantaine de sa propre personnalité. La colonisation est une machine qui ne peut nullement s'accommoder d'un discours égalitaire. Le regard porté sur le colonisé reste travaillé par l'idée de fixité qui cantonne l'autochtone dans un statut figé donnant à voir une conception statique de l'altérité. L'Européen se présente comme le lieu d'articulation d'attitudes dynamiques et mobiles en face du colon plongé dans des postures teintées d'immobilité. Ce regard répudie l'Histoire et privilégie le mythe, la lecture essentialiste.
En 1925, un comité Tunisie-Algérie-Maroc, situant la lutte à une dimension nord-africaine, voyait le jour et traçait ainsi les contours politiques d'un mouvement révolutionnaire possible. Il était chargé de «veiller aux soins que réclame l'Afrique musulmane». La même année, Abdelkrim du Maroc lance un appel dans lequel il demande aux peuples arabes de «briser les liens d'esclavage, chasser les oppresseurs et libérer leurs territoires» (Abdelkrim du Maroc, cité par André Nouschi). Le ton est clair, sans fioriture. Mais ce discours allait susciter des réactions très violentes. Les autorités coloniales ne pouvaient admettre ce type de déclarations. Ils choisirent, comme à l'accoutumée, la manière forte. A cette action politique très courageuse de Abdelkrim, le ministre de l'Intérieur français, Albert Sarraut, ne trouva rien d'autre qu'un vocabulaire odieux et une féroce répression : «Le gouvernement, pas plus en Algérie qu'ailleurs, ne saurait tolérer les exaltations à la révolution, à la guerre intérieure, à la déchéance nationale. Contre elles, il y a déjà sévi et il sévira encore, aussi longtemps et autant qu'il le faudra.»
Le gouvernement français n'y allait pas par trente-six chemins : la répression. Mais il était déjà trop tard. Les Maghrébins avaient commencé leur révolution par la contestation douce. Ils savaient qu'à la répression des autorités, la meilleure réponse était la révolte inscrite dans un cadre organisé. Les colonisés réagirent rapidement à la campagne répressive du gouvernement. Les oppositions algériennes s'organisèrent et se radicalisèrent. Plusieurs courants investissaient le terrain : communistes, ouléma, élites intellectuelles et amis de Messali Hadj. La fédération algérienne du Parti communiste voyait le jour.
L'Algérie se mettait réellement à bouger, réagissant ainsi à cette féroce colonisation qui privait les Algériens de leurs biens et de leur être. Le temps n'est plus aux jérémiades, mais aux positions les plus avancées et les plus engagées. Certes, dans tout ce chambardement politique, se trouvaient aussi des tendances assimilationnistes se recrutant dans les deux versants des élites de langues arabe et française. Les plus farouches nationalistes provenaient essentiellement du monde ouvrier et de la CGT française. Ainsi, retrouvons-nous les protagonistes de La Tempête de Shakespeare. Des Algériens, nourris de la culture française, allaient retourner les «valeurs républicaines» contre les colonisateurs qui ignoraient totalement la fameuse Déclaration des droits de l'homme, faite uniquement pour être célébrée ou affichée dans les administrations publiques. La France a toujours tourné le dos à cette révolution de 1789, sanglante, et aux Lumières qui, paradoxalement, étaient cités pour justifier la répression et la sauvagerie coloniales.
Aujourd'hui se pose peut-être sérieusement la place de ces valeurs dans la pratique politique et intellectuelle française. Les grands écrivains français de l'époque ont accompagné, de manière extraordinairement forte, la colonisation, méprisant à l'envi les valeurs dont ils se réclamaient. Le discours des écrivains, des cinéastes et des peintres justifiait l'entreprise coloniale et tentait de lui apporter un surcroît de légitimité. On évoquait une mythique libération des indigènes considérés comme de vrais sauvages, sans aucune profondeur historique. On partait de l'idée chère à Gobineau de l'inégalité des races et de la supériorité de la civilisation européenne. L'Autre, le colonisé, est sans Histoire, sans identité, une simple silhouette sans épaisseur. Cette image investit fortement l'imaginaire de l'«Occidental» qui ne peut, en aucune manière, se défaire de cette attitude. Mais dans ce contexte idéologique particulier, les autochtones vont chercher à réutiliser les valeurs du colonisateur pour en faire un espace de remise en question de son discours.
En 1926, un événement fondamental donnait à l'Histoire de l'Algérie un point de repère politique de grande importance : la constitution de l'Etoile nord-africaine (ENA), organisation nationaliste dont la revendication essentielle était l'indépendance nationale. Son premier secrétaire général fut Messali Hadj, un personnage emblématique de l'Histoire de l'Algérie. Le communiste Abdelkader Hadj Ali, très actif, fut à l'origine de la fondation de ce parti révolutionnaire. Au congrès de Bruxelles organisé par la «Ligue contre l'oppression coloniale», ses dirigeants exposèrent les revendications algériennes : indépendance de l'Algérie, retrait des troupes françaises d'occupation, constitution d'une armée nationale, restitution des terres confisquées aux paysans qui en avaient été dépossédés, abolition immédiate du Code de l'indigénat, formation de l'Etat algérien, création d'écoles de langue arabe, application des lois sociales. Dissoute en 1929, l'Etoile se reconstitue en 1932 sous le titre de «Glorieuse Etoile nord-africaine» et fonda un organe de presse, El Oumma (la nation). Les responsables de l'ENA connurent des moments difficiles et une terrible répression.
Le discours se caractérisait par l'usage d'un vocabulaire de la rupture et de la contestation. Le champ lexical de la séparation et de la distinction, symptomatique d'une tendance à l'autonomie discursive, domine dans la presse nationaliste et la parole politique autochtone, du moins, celle conduite par Messali Hadj.
Jamais l'Algérie n'avait connu une action révolutionnaire aussi puissante et marquée par son indéniable caractère national. L'ENA allait ainsi réveiller le sentiment national latent chez beaucoup d'Algériens qui, finalement, n'attendaient que cela, après des siècles d'absence d'autonomie et d'indépendance.
La latence discursive est porteuse d'une certaine densité historique et productrice d'un grand mouvement de rejet de toutes les entreprises coloniales ayant caractérisé le territoire algérien. Le «repli identitaire», opération tactique, devenait un élément central du discours construit par les militants nationalistes, répliquant ainsi à ce fallacieux mensonge de la colonisation se considérant comme dans son droit de vouloir «civiliser» les Algériens marqués du sceau de la négativité et de l'absence de culture, oubliant toute l'Histoire de ces autochtones, l'effaçant de tous les manuels scolaires. Dans une thèse de doctorat de Marlène Nasr, Les Arabes et l'Islam vus par les manuels scolaires français (1986 et 1997), l'auteure arrive à la conclusion que l'identification de l'Arabe et du désert (d'ailleurs inhabité) est un stéréotype dominant du discours, d'ailleurs manichéen et binaire donnant à voir des «Arabes, des Maures et des Bédouins», peureux et lâches confrontés aux vaillants et courageux Français. Le spécialiste de l'analyse du discours, Daniel Maingueneau qui a travaillé sur les manuels scolaires de la troisième République constate la même chose : «Les Arabes sont décrits endormis dans les rues, une immense torpeur recouvre l'Algérie, univers de la paresse qui exige l'intervention d'un agent, d'une efficacité intacte, pour mettre au travail énergies et richesses léthargiques.» Il est souvent présenté comme dénué d'Histoire. C'est ainsi qu'étaient décrits les Algériens dans la littérature coloniale et les discours des politiques.
Meursault dans L'étranger, dans le prolongement de la littérature algérianiste (Randau et Bertrand) tue l'Arabe, d'ailleurs sans identité, indigne d'exister, comme si Camus voulait ainsi effacer toute trace autochtone pour lui substituer d'autres indigènes, cette fois-ci essentiellement d'origine européenne, avec comme éléments fondateurs Tertullien, Apulée ou saint Augustin. Ce dernier est considéré comme un traître par Kateb Yacine : «Moi, j'ai ressenti ça comme un crachat. Pour moi, saint Augustin, c'est Massu, parce qu'il a massacré les Donatistes, ceux qui étaient des chrétiens sincères. Ils avaient pris position pour les insurgés et les ouvriers agricoles qui se battaient contre les latifundia, contre les colons romains, exactement comme nous contre les Français. Saint Augustin a appelé à la répression et la répression a été atroce. Ç'a été des massacres. Fêter saint Augustin, qu'est-ce que cela veut dire ? Pourquoi ? Parce qu'il est né en Algérie ? Dans ce cas-là, Camus aussi est né en Algérie. Et beaucoup de gouverneurs généraux» (entretien avec Tassadit Yacine, Awal n°9, 1992).
Gérard de Nerval qui n'est pas le seul (on peut citer entre autres auteurs, Lamartine, Chateaubriand, Renan, Flaubert, Delacroix...) reprend à son compte la théorie de Montesquieu sur le despotisme oriental : «J'avais peut-être un peu cédé au désir de faire de l'effet sur ces gens tour à tour insolents ou serviles, toujours à la merci d'impressions vives et passagères, et qu'il faut connaître pour comprendre à quel point le despotisme est le gouvernement normal de l'Orient». Jules Ferry ne disait-il pas à propos de l'Algérie qu'il fallait réduire ce peuple à néant : «Si nous avons le droit d'aller chez ces barbares, c'est parce que nous avons le devoir de les civiliser (...) Il faut non plus les traiter en égaux, mais se placer au point de vue d'une race supérieure qui conquiert» (à la Chambre, en 1884). Son discours est d'actualité. Il faudrait tout simplement substituer au mot «civiliser» le verbe un peu récent, démocratiser. Même des écrivains comme Albert Camus ont accompagné l'Empire en refusant d'admettre de dénoncer la colonisation, se satisfaisant d'articles sur la misère en Kabylie (reportage publié dans le quotidien Alger républicain du 5 au 15 juin 1939 dans lequel l'écrivain décrit le dénuement et la misère des populations kabyles sans s'attaquer à la logique coloniale) où il omet de mettre en accusation le système colonial. C'est en réponse à ce discours truffé de clichés et de stéréotypes que va réagir l'élite des pays dits arabes en plongeant dans les origines donnant à voir une autre culture, une autre civilisation, sans rejeter certains acquis de l'école. C'est la même réalité qu'a connue l'Afrique noire avec la négritude, grâce à Césaire, Senghor et Damas. La relation avec le colonisateur ne pouvait être que négative, oppositionnelle, donnant à voir un «Occident» arrogant et injuste. Certains romans arabes et pièces de théâtre s'inscrivent dans une sorte de réaction au discours «occidental», donnant à voir une logique inversée, intrusion de traces d'emprunts extrêmement prégnants. Comme chez Kateb Yacine dans son roman Nedjma, quand un personnage autochtone gifle en connaissance de cause Ernest, le Français, contrairement à Meursault de L'Etranger de Camus qui tue l'Arabe, mais soutient qu'il ne sait pas. Ce jeu parodique met en scène les différentes postures d'une altérité nourrie des traces profondes d'une Histoire conflictuelle et d'une mémoire à tâtons. D'où les difficultés actuelles d'un véritable échange. Ainsi, la notion du double, chère à Michel Foucault et dominant profondément l'épistémè contemporaine, caractérise le discours ambiant donnant à voir des formations discursives mettant en scène une figure authentique et son clone appelé à légitimer la présence du signe premier et de le dépouiller de toute historicité, en l'investissant de charges mythiques. Le mythe tente ainsi de se jouer de l'Histoire, tordant le cou à un Temps marqué décidément du sceau de l'absence. Le signe et son clone constituent une paire participant de la mise en accusation du colonisé, péjorant son discours et le présentant comme résolument statique.
L'école contribue à la fabrication de l'image du colonisé, condamné à une vie de paria. C'est le moment crucial. Paradoxalement, les outils politiques utilisés par les premiers artisans de la structure partisane autochtone étaient empruntés à la France et réemployés contre la puissance occupante. C'est, en quelque sorte, l'histoire de Caliban et de Prospero dans La tempête de William Shakespeare. Cette instance partisane ne fonctionne pas tout à fait, selon le schéma européen, mais emprunte certains de ses éléments à la culture autochtone. Le chef de l'ENA ou du PPA était à la fois président de parti et chef de zaouïa. Cette posture double, syncrétique va caractériser le fonctionnement de tous les espaces politiques et intellectuels, même après l'indépendance. Le discours est le lieu d'articulation de la rencontre de plusieurs espaces et de différentes postures culturelles et idéologiques. De création récente, les partis politiques, encore prisonniers des limites et des contraintes de l'époque, n'avaient pas des programmes clairs et cohérents. Ils se satisfaisaient d'un certain nombre de slogans. Un parti comme le PPA, par exemple, qui était indépendantiste, ne présentait pas des arguments cohérents et sérieux sur les grandes questions politiques de l'époque. Son discours était d'une extrême ambiguïté. D'ailleurs, à part la revendication indépendantiste, le FLN allait reprendre cette démarche floue, ambiguë qui allait se retrouver d'ailleurs, chez tous les gouvernements d'après 1962. Une lecture de la presse nationaliste nous apporte des informations éclairantes sur le discours peu clair des partis nationalistes quant aux questions idéologiques, sociales et économiques.
Parallèlement à cette organisation indépendantiste, un mouvement intégrationniste vit le jour : la Fédération des élus indigènes d'Algérie. L'échiquier politique autochtone était pluriel, traversé par plusieurs courants qui caractérisent toujours la société algérienne. L'assimilation côtoyait le discours sur l'indépendance. Mais dans les deux situations, il n'y a pas une rupture radicale avec le discours européen, mais une reproduction de ses schémas et de ses structures, empêchant ainsi la mise en œuvre d'un discours réellement autonome. Lors du premier congrès de la fédération, l'assemblée demanda la représentation des indigènes au Parlement, l'égalité des traitements et des indemnités dans les emplois confiés aux Européens et aux indigènes, la suppression du Code de l'indigénat et l'application des lois sociales. Dans les deux programmes, nous constatons la présence de revendications similaires (application de lois sociales, suppression du Code de l'indigénat), mais surtout l'existence de divergences fondamentales. Si l'Etoile nord-africaine parlait d'indépendance nationale, la Fédération des élus réclamait l'assimilation. Ces deux discours politiques allaient avoir de sérieuses incidences sur la production culturelle et l'organisation des luttes.
Le théâtre, par exemple, fut lui aussi lieu et enjeu des pratiques politiques de l'époque. Mahieddine Bachetarzi reprenait souvent dans ses pièces les thèses défendues par la Fédération des élus, organisation très proche de la bourgeoisie des grandes villes. Dans les textes de Tahar Ali Chérif, l'empreinte réformiste est évidente alors que les romans de Rabah Zenati, Djamila Debbeche, Ould Cheikh et Hadj Hamou, les lieux de l'assimilation sont très présents. Mais l'assimilation est-elle possible ? Est-il possible de se fondre dans l'Autre?
L'assimilation signifie la disparition des origines et la perte d'identité, ce qui est une entreprise caduque. C'est essentiellement la rupture avec son groupe d'origine, ses pratiques culturelles et ses langages. C'est une opération impossible dans la mesure où il est trop peu évident de se dépouiller de ses oripeaux originels. Il n'y a pas de possibilité d'échange. L'altérité se réduirait ainsi à une seule unité, le moi et l'autre ne feraient qu'un. Ce qui est impossible à réaliser dans un pays où les forces coloniales cherchaient à détruire chez le colonisé tout sentiment d'appartenance nationale, réduisant les autochtones en une masse compacte, analphabète, considérée comme incapable de réagir à toute action répressive, fonctionnant comme une catégorie figée, immobile, contrairement au colonisateur présenté comme doué de dynamisme. Les massacres de mai 1945 constituaient l'exemple-type de la féroce machine coloniale, condamnant les Algériens à une terrible paupérisation.
Le début du siècle connut une certaine renaissance religieuse. Des intellectuels, écrivant en arabe, influencés par le courant réformiste animé par Mohamed Abdouh et Jamal Eddine el Afghani, constituèrent l'Association des oulama dirigée par Abdelhamid Ben Badis et El Okbi. Au même moment, les idées de la «Nahda» firent leur apparition en Algérie. Les oulama se fixèrent les objectifs suivants : «Assainir ce qui est gâté, redresser ce qui est tordu, remettre l'égaré dans la vie droite». L'enseignement religieux fut encouragé. Le passé des Arabes et la poésie ancienne étaient exaltés. Ce «retour aux sources» était interprété comme une sorte d'affirmation de soi, une tentative de se distinguer du colonisateur. Ce repli identitaire était l'expression de la résistance des Algériens qui répondaient ainsi aux colonisateurs, mettant en relief une Histoire singulière et prestigieuse, rejetant toute idée d'assimilation. La question identitaire est au cœur des programmes politiques des partis nationalistes.
Le PPA revendiquait fièrement son appartenance à l'espace islamique. L'altérité est ainsi marquée du sceau de la défiance et d'une certaine singularité conflictuelle. Le colonisé allait mettre en avant tout ce qui pouvait le distinguer du colonisateur. : valeurs, coutumes, traditions, pratiques religieuses... Sur le plan politique, la décennie qui suivit la guerre 1914-1918 fut importante dans la redéfinition de certains segments de l'identité nationale saisie dans l'optique d'une vision essentialiste. Les actions entreprises durant cette période eurent une influence considérable sur le devenir de l'Algérie et contribuèrent grandement à la mise en éveil de contradictions et d'ambiguïtés articulant encore aujourd'hui le discours et les pratiques culturelles et politiques.
La prise de parole par les colonisés fut déterminée par la crise généralisée de l'économie algérienne qui subissait les conséquences de la guerre aggravées par une série de mauvaises récoltes. La hausse des prix menaçait sérieusement les revenus fixes. Des grèves étaient déclenchées un peu partout. Le gouvernement Abel réagit violemment contre ces manifestations de mécontentement. Les grèves des dockers et des cheminots furent durement réprimées. Les trois départements, Alger, Oran et Constantine étaient dramatiquement affectés par la crise. En mai 1920, le conseiller général d'Orléansville (Chlef) constatait ceci : «Les indigènes ont vu le spectre de la famine.» Grâce essentiellement à l'école et aux rares Algériens scolarisés, le mouvement national allait prendre un tournant contestataire, après les différentes révoltes du XIXe siècle conduites par des hommes et des femmes comme l'Emir Abdelkader, Mokrani, Haddad, Fatma n'Soumer. C'est à partir du début du XXe siècle que les élites nationalistes, nourries, en partie, des savoirs de l'Autre, l'occupant et ancrés dans leur propre culture, vont mettre en œuvre un discours différent, autonome, produisant une autre image, refusant toute assimilation considérée comme tragique. Reprenant la forme et les outils d'interprétation et d'organisation du colonisateur, les colonisés les investissent d'un nouveau contenu, produisant ainsi des espaces de production discursive marqués par une certaine dualité. Il n'y a pas de contestation, ni d'interrogation de la structure empruntée à l'autre, même si des stigmates et des résidus de la forme autochtone parcourent la représentation politique. Ce qui risquerait de poser problème, par la suite, dans le sens où certains éléments et traits de l'instance empruntée s'avèreraient obsolètes. Nous avons l'impression que le colonisé inverse simplement les choses, en adoptant des instruments du colonisateur.
Le parti politique, introduit dans l'espace du dominé, se caractérise par la présence de lieux de neutralisation de la mémoire organisationnelle autochtone. C'est pour cela qu'aujourd'hui, les différents «partis» politiques algériens sont marqués du sceau de l'étrangeté et de l'étrangéité, ne réussissant pas à drainer les foules, ni à proposer des programmes clairs et des stratégies cohérentes. Jusqu'à présent, le discours colonial investit certains espaces interstitiels et les différentes structures et organisations sociales et politiques.


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