Ecrite par notre collègue Arezki Metref et mise en scène par Ahmed Khoudi, la pièce théâtrale Leïlat chek (La Nuit du doute) a été présentée dernièrement au TNA à Alger. Un monde totalitaire, un parti détenant le pouvoir absolu, un pays plongé dans une guerre ambiguë, et au milieu de tout cela, un hôtel délabré où habitent depuis des années six personnages aussi atypiques les uns que les autres. Ce lieu providentiel de résidence sera démoli par les autorités le lendemain, les «clients» et le gardien de l'hôtel y passent donc une dernière nuit pleine de remontrances et de règlements de comptes. Nous sommes dans un décor lugubre où, d'emblée, apparaissent les signes d'une misère longue de plusieurs années d'abandon et de privations. L'eau est rare, l'insalubrité règne sur les lieux et les personnages semblent aussi moisis que cet hôtel qu'ils hantent... Sana, le réceptionniste, soliloque sur la laideur et l'injustice d'un monde sans foi ni loi ; puis apparaît, Atafma, femme de ménage qui s'occupe essentiellement de remplir les jerricans lorsque le robinet daigne lâcher quelques gouttes... Les premiers dialogues ne donnent pas encore clairement des indices sur l'époque où évoluent les personnages. Il s'agit plutôt d'installer une espèce de mystère qui se dissipera lentement à mesure qu'ils avancent dans des discussions souvent survoltées. Nous découvrons Moutry, un acteur doublé d'un escroc recherché par les autorités pour différents délits dont l'usurpation d'identité ; Tir-Ellil est un marchand de sardines aux tirades obsessionnelles ; Qabr, le croque-mort dont l'univers se limite aux gestes routiniers de son métier ; et, enfin, El Oustad, professeur d'histoire vivant ici avec sa femme et ses enfants... Essentiellement construite sur le texte, Leilat chek se révèle peu à peu comme étant une pièce futuriste à la George Orwell. Les échanges des personnages décrivent en effet une ville en guerre, un système autoritaire où un Parti unique gouverne le pays et où la police régente la vie des gens et tâche de débusquer toutes sortes de complots, fussent-ils imaginaires. Si les dialogues sont orchestrés de manière à livrer, progressivement, des clefs pour la compréhension du contexte, la mise en scène, elle, demeure figée, comme s'appuyant essentiellement sur la performance des comédiens, assez appréciable du reste, et sur la pertinence du texte. En effet, Ahmed Khoudi n'exploite quasiment jamais les innombrables possibilités scéniques suggérées par la dramaturgie : les décors sont immuables, la lumière fixe, la musique et les effets sonores tout à fait prévisibles. Certes, les comédiens sont souvent convaincants, parfois même excellents quand ils se lancent sans retenue dans des fulgurances aussi surprenantes qu'originales, mais il n'en demeure pas moins qu'ils semblent dans l'incapacité d'occuper entièrement l'espace scénique puisqu'ils sont conditionnés par une direction d'acteurs limitée, prudente... De plus, bien qu'il soit chargé en double-sens politiques et riche en métaphores subtiles, le texte souffre d'un recours abusif à la fameuse «troisième langue». Bien sûr, c'est là l'une des problématiques les plus récurrentes du théâtre algérien qui trouve ses racines dans le manque d'exploitation artistique des langues populaires, et notamment l'arabe algérien dont l'injuste perception le considérant comme un langage de rue inéligible au 4e art a engendré une espèce d'hybridation forcée qui le rend à la fois aseptisé et très peu crédible. Contrairement à nos voisins nord-africains, il existe en Algérie une véritable crise linguistique quand il s'agit des arts visuels : si la Tunisie et le Maroc ont appris à se réapproprier leurs langues vernaculaires sans la «castrer» ni la laver à l'eau de Javel, le théâtre chez nous demeure, dans la plupart des cas, fortement influencé par la logique de l'ENTV, malgré l'existence dans son histoire de plusieurs expériences éclatantes qui ont donné vie aux différents reliefs de la langue populaire, notamment Alloula, Muhand U Yehya, Medjoubi, Benaïssa, etc. Cela dit, La Nuit du doute demeure une pièce intéressante d'un point de vue thématique puisqu'elle s'aventure dans un genre artistique fertile où il est donné libre cours à l'imagination et à la fantaisie pour aborder des questions brûlantes d'actualité sans pour autant verser dans le discours direct ou le premier degré. Elle s'appuie également sur le talent indéniable des comédiens (Nabila Ibrahim, Hamid Bouhaïk, Nacer Mouhaouche, Abdennour Yessad, Meftah Mansouri, Mohamed Hellali et Allaoua Zegrar) dont la générosité et la diversité des registres scéniques ont donné corps au texte.