Par Ahmed Cheniki Abdelkader Alloula s'intéressait, en premier lieu, aux formes populaires et aux performances de l'acteur. Le gouwal et la halqa étaient les deux structures autour desquelles s'articulaient la recherche et la réflexion de cet auteur qui tenta de transformer radicalement la structure théâtrale. L'intérêt porté pour le conteur n'est nullement une sorte de lecture archéologique de formes populaires dévalorisées et marginalisées, mais une tentative de mettre en œuvre un théâtre total qui donnerait à la parole et au verbe une fonction essentielle, celle de théâtraliser les faits et les actions. Le conteur investit toute la représentation, prend en charge les instances spatio-temporelles et répartit les différentes variétés de la parole qui structure les contours immédiats de la scène. Il délimite les lieux de la représentation et esquisse les traits pertinents des personnages. Sa fonction fondamentale est de narrer et raconter à un public des histoires et des récits qui captivent son attention et qui l'incitent à être partie prenante du procès narratif. Il se confond avec le comédien ou plutôt engendre un double, un personnage syncrétique, ambivalent. Il est à la fois narrateur et acteur. Il raconte tout en jouant. C'est un double regard qu'il porte sur les faits et les choses, du dedans et du dehors. Cette double entreprise suscite une sorte de distance entre le personnage et le comédien, le spectateur et le personnage, la scène et le public. Sirat Boumediene, un excellent comédien aujourd'hui disparu, interprète souvent dans les pièces de Alloula ce rôle extrêmement dur et complexe. Dans Lejouad, il joue le rôle d'un travailleur de la santé tout en faisant la jonction entre les quatre tableaux qui exposent diverses situations. Djelloul Lef'haimi, ce personnage quelque peu exceptionnel, prend le parti des pauvres en racontant, avec un humour caustique, leurs malheurs tout en portant la blouse blanche d'un simple employé d'hôpital. Djelloul est à la fois un narrateur qui raconte des événements passés et présents et un acteur qui joue sa propre situation. Le conteur met en scène l'acteur qui produit ses propres signes et illustre le discours du narrateur qui utilise la troisième personne avant de transposer sa propre personne dans le corps de l'acteur. Le «je» et le «il» vivent constamment une paradoxale métamorphose et dessinent les contours de l'espace scénique. Mais le gouwal perd, une fois sur scène, ses attributs originels pour se muer en comédien. Alloula me parlait ainsi de cette manière de faire : «Nous nous rapprochions graduellement du meddah. Celui-ci est, dans la tradition, un personnage seul, solitaire qui raconte une épopée en utilisant la mimique, le geste, la phonation. On refaisait la jonction avec un type d'activité théâtrale interrompue par la colonisation. A partir de là, nous avons pu comprendre le type de théâtre dont a besoin notre peuple, et c'est une chose très importante.» L'acteur qui devait être au centre de la performance spectaculaire était obligé de se familiariser avec l'expérience du conteur populaire et de maîtriser les aspects essentiels du comédien classique. On avait affaire à un incessant va-et-vient entre deux univers dramatiques, deux expériences dramatiques et deux modes d'agencement narratif. Contrairement à certains metteurs en scène et dramaturges arabes et africains, Alloula n'était nullement séduit par un hypothétique retour aux sources, mais il tentait de développer une expression qui rassemblerait dans une seule attitude dramatique les attributs et les fonctions des deux expériences dramatiques. Il s'expliquait ainsi dans un entretien qu'il m'avait accordé en 1982 : «Nous avons dû comprendre, grâce à notre expérience, les multiples fonctions de l'art théâtral qui nous permet d'expliquer plusieurs phénomènes complexes. Nous avons aussi remis en question tout le dispositif scénique. Dans notre travail, Brecht, Piscator et Meyerhold occupent une importante place. Nous ne rejetons aucun acquis scénique. Des hommes comme Allalou, Ksentini et Bachetarzi ont beaucoup donné au théâtre algérien.» Sirat Boumédiène, incontournable, prenait en charge le personnage complexe (double) dans la plupart des pièces de Alloula. Il employait gestes et mimiques et jouait, de manière extraordinaire, de son corps, ce qui nous fait penser à la biomécanique de Meyerhold. L'expression corporelle occupait une importante place dans le travail des comédiens. Le corps se transformait en un catalyseur de l'action et servait également à délimiter les différents lieux de la représentation. Sirat était un comédien génial, singulier. J'ai assisté à la même pièce (Lejouad par exemple) réalisée par des metteurs en scène français ou algériens ; chaque fois, j'en sortais avec l'idée qu'il manquait Sirat décidément irremplaçable. Le personnage-narrateur organisait l'espace, portait et produisait les signes de sa structuration et contribuait à la mise en relation des autres personnages. Il était le centre de l'expérience dramatique et un espace métaphorique. Porteur et producteur d'images, le personnage-narrateur construisait et déconstruisait continuellement l'univers de la représentation, fragmenté et morcelé, mais qui offrait, une fois tous les éléments rassemblés, une certaine unité, une certaine logique et une réelle cohérence. Dans Laalegue (Les sangsues), Azzedine Medjoubi, en virtuose, était tantôt acteur, tantôt conteur. Il se dédoublait, faisait et défaisait les divers éléments du récit et construisait-déconstruisait l'univers scénique. Alloula faisait ici appel à plusieurs procédés dramatiques qui paraîtraient contradictoires au premier abord : la distanciation brechtienne, le meddah, le coryphée et des techniques empruntées à la commedia dell'arte, Eschyle. Ce patchwork n'est souvent en fait qu'une sorte de montage syncrétique. La mise en scène, prisonnière du lourd dispositif scénique, reste limitée et réduit considérablement les mouvements des acteurs. Le décor surélevé, à deux niveaux, ne permet pas souvent de mettre en relief le discours originel de l'auteur ni l'écriture scénique ouverte. Le recours à Brecht permit de mettre en œuvre la fragmentation du «récit», mais les comédiens ne pouvaient prendre réellement leurs distances avec le personnage. La même réalité a été vécue par l'équipe de Brecht. Dans une rencontre à Berlin, au Berliner Ensemble, un comédien m'avait dit qu'il n'était nullement possible de rester distant ou étonné face au personnage, qui, par la suite, avait revu, notamment dans ses derniers textes, cette manière de faire. Alloula était conscient de cet écueil, il cherchait à ne pas trop être prisonnier de Brecht, empruntant parfois à Craig et Appia leur conception de l'éclairage. Mais la construction de la pièce obéissait à un jeu complexe, résultant des diverses expériences connues par l'auteur, d'autres traces implicites d'une mémoire en éveil et de son imaginaire. Ce n'est pas un montage mécanique, mais une sorte de «machine cybernétique», pour reprendre Roland Barthes. Comme Gordon Craig, Alloula utilisait dans certaines représentations les noirs et faisait appel à un jeu de lumières fonctionnant par flaques et mettant en exergue, à l'aide de faisceaux lumineux, les personnages et les situations. Ce passage de l'obscurité à la lumière participe d'une division de l'espace en deux catégories distinctes et antithétiques mettant en scène deux classes sociales opposées. L'éclairage transforme le dispositif, expose de manière graduelle le milieu dramatique et inonde la scène de lignes verticales particulières donnant vie à une atmosphère et à une ambiance feutrée. Alloula articulait toute la disposition matérielle du décor autour de la structure circulaire et des lignes verticales. C'est pour cette raison qu'on peut dire que le travail de l'auteur s'articulait autour de deux structures circulaires, l'une dans l'autre, qui organisaient la représentation et l'univers scénographique. Oublier cette vérité, c'est prendre à contre-pied les désirs et les intentions de cet auteur qui rêvait de la réalisation d'un théâtre total. Le conteur est souvent inondé par un faisceau de lumière. Il opère dans un cercle lumineux. L'oxymore obscurité/lumière caractérise le fonctionnement scénique qui fait alterner jeu de pénombres et faisceaux lumineux. Il dit les événements et fait fonctionner le récit. Alloula n'arrêtait pas de chercher à mettre en forme une écriture dramaturgique et scénique qui mettrait en question le mode d'agencement dit «aristotélicien» et qui proposerait une autre manière de construire le récit. L'influence de Bertolt Brecht, de Meyerhold, de Piscator, de la tragédie grecque et de la commedia dell'arte est manifeste. Alloula proposait un texte fragmenté constitué de tableaux complémentaires, paradoxalement autonomes, mais qui concourent à la mise en œuvre du discours théâtral global. On peut parler de mise en abyme ou de théâtre dans le théâtre. Une double circularité dynamique, marquée par une relative transmutation des signes scéniques et une manifestation redondante de faits, de paroles et de situations, caractérisait la représentation. L'expérience concrète de la fréquentation de différentes scènes et de plusieurs publics lui permit de mettre en forme un autre procès narratif et de se familiariser avec les techniques du conte. Ce qui tenait le plus cet auteur, c'était la «nécessaire rupture avec le théâtre aristotélicien»: «La halqa constituait une possibilité dramaturgique susceptible de contribuer à la création de nouveaux rapports représentation/public. Le théâtre amateur, en recourant à l'usage des tableaux dans ses pièces, tente de rompre avec le théâtre aristotélicien qui, d'ailleurs, correspond à un certain discours idéologique. Dans le théâtre, le travail sur la voix et sur le corps peut nous aider à accéder à un niveau supérieur d'abstraction. Dans Homk Sélim, je décris à un moment donné du récit un cafetier. Je suis persuadé que le spectateur le voit, le regarde d'une certaine manière.» Lejouad, Legoual, El Khobza, Litham et Laalegue fonctionnent par tableaux relativement autonomes, mais l'association de ces séquences donne à voir une unité discursive logique, un ensemble cohérent. Lejouad est une pièce construite autour de quatre micro-récits, de quatre histoires et de quatre destins exposant la lutte des petites gens contre l'arbitraire et l'exploitation. C'est le personnage, Djelloul L'Fhaïmi (Djelloul l'intelligent), présent dans les quatre tableaux, qui contribue en quelque sorte à fournir une unité à la suite diégétique. Les quatre micro-récits concourent à déterminer les différentes instances discursives et idéologiques qui marquent le macro-récit. On a l'impression d'être en présence de quatre petits cercles qui alimentent et nourrissent un grand cercle. Laalegue (Les sangsues), texte en quatre séquences, traite de la bureaucratie. Les incursions du meddah (magistralement interprété par Azzedine Medjoubi) permettent d'assurer les nécessaires transitions entre les quatre tableaux. Alloula emprunte à Bertolt Brecht un certain nombre de procédés qui fournissent à l'œuvre sa cohérence et sa logique. L'effet de «distanciation», un élément présent dans les techniques narratives du conte, investit la représentation. Il est souvent pris en charge par le chant (raï ou oranais), les récitations et les commentaires. Le récit voit ses «trous» comblés par les élans narratifs du comédien qui porte les oripeaux du conteur. Les chansons et les complaintes organisent le récit, ponctuent les différentes séquences et apportent de nouvelles informations. Le mode d'agencement fragmenté, saccadé et discontinu incite les comédiens à s'auto-citer et à remettre en question leur propre personnage. Le signe théâtral, marqué par des ruptures successives, est l'espace de toutes ces contorsions et discontinuités. Il pousse également le spectateur à prendre du recul par rapport au spectacle et à entamer une réflexion critique. Concrètement, le processus d'identification n'est nullement absent de la représentation. Il caractérise la relation public/scène. Comme Brecht, Alloula échoue dans sa tentative d'annihiler la relation cathartique et de mettre un terme au pouvoir mythique de l'illusion. Déjà, le lieu théâtral, lui-même, contribue grandement à ce processus d'identification qui ne peut être écarté de la relation liant scène-public, personnage-spectateur. Même la commedia dell'arte, qu'affectionnait spécialement Alloula, perdit ses attributs et ses qualités originelles, dès lors qu'on l'avait déplacée de son espace initial, la foire et le carnaval vers la scène close. Elle passe du statut de forme populaire à un caractère savant, répudiant le public populaire pour épouser les contours du spectateur bourgeois. Ce détournement de vocation est en rupture avec le jeu carnavalesque, expression privilégiée de la commedia dell'arte. Même les techniques du récit s'en trouvèrent modifiées ou plutôt transfigurées. La mise en scène de la pièce de Carlo Goldoni, Arlequin, valet de deux maîtres, au théâtre régional d'Oran montrait les limites de cette expérience, pas très éloignée du schéma originel de la commedia dell'arte. Ainsi se dévoilaient les pièges contre lesquels s'était heurté l'auteur.