[email protected] «L'utilisation de sanctions économiques et financières contre la Russie touche des marchés intégrés à l'échelle mondiale. Nous avons maintenant besoin d'une stratégie pour convaincre les autres pays (et les marchés) que cette nouvelle arme sera réservée pour lutter contre les violations graves des normes internationales et non utilisée comme moyen de pression dans les litiges commerciaux classiques. Un code de bonnes pratiques ou principes pourrait aider à guider le recours à ces sanctions.» Tel est le dernier stratagème auquel appelle le Council on Foreign Relations(*) pour légitimer un procédé qui ne profite qu'aux Etats-Unis. Le Council on Foreign Relations ou CFR est un think tank américain, qui se dit non partisan, ayant en charge l'analyse de la politique étrangère des Etats-Unis et la situation politique mondiale. Fondé en 1921, il est composé d'environ 5 000 membres issus du milieu des affaires, de l'économie et de la politique. Il est considéré comme l'un des think tanks les plus influents en politique étrangère Il s'agit ici d'humaniser le recours aux mises en quarantaine que subissent depuis la crise cubaine les Etats qui ne plient pas aux ordres de Washington et ils ne sont pas rares (Cuba, Iran, Syrie, Russie). En réalité, les Etats-Unis sont familiers à cette pratique et disposent d'un dispositif juridique ancien pour l'encadrer, il leur restait seulement à lui donner une dimension internationale. On se rappelle que les lois sur l'embargo (Embargo Act en anglais) adoptées par le Congrès pour que les Etats-Unis restent neutres dans les guerres napoléoniennes qui embrasaient l'Europe datent de 1807, du temps du mandat du président Thomas Jefferson. Ce dernier refusa de choisir entre la Grande-Bretagne et la France. En vertu de l'Embargo Act, aucun bateau étranger ne pouvait entrer ni sortir des ports américains. Ce qu'on omet de dire, c'est que cette mesure signait les débuts de l'industrialisation des Etats-Unis ; la fin du commerce avec l'Europe obligeant les Etats-Unis à produire localement ce dont ils avaient besoin. Le document du Council on Foreign Relations relève la facilité avec laquelle les Etats-Unis et leurs alliés recourent à cette sanction dans leur gestion des conflits. Certes, il est rappelé que «dans un monde las de la guerre, les sanctions sont une alternative intéressante à l'action militaire, et l'expérience de la Russie a montré ce que peuvent coûter des sanctions financières à de grandes économies intégrées globalement». Les sanctions en question avaient été le principal levier pour évincer la Russie de la mer Noire sous prétexte de défendre la souveraineté ukrainienne (de même que la guerre en Syrie et les sanctions imposées à ce pays participent, entre autres, à son éviction de la Méditerranée et, plus tard, de la mer Caspienne). Le document du think tank reconnaît la légitimité des inquiétudes qui s'expriment quant aux normes et règles internationales qui organisent le recours à pareilles sanctions. Certes, il ne conteste pas la nécessité de «sanctions globales» contre la Russie, même si elles ne sont pas sans incidences majeures sur les intérêts européens et accessoirement américains, sans parler de leurs incidences sur les marchés mondiaux. L'Allemagne et les Pays-Bas figuraient en 2013 parmi les principaux fournisseurs de la Russie, qui importe 35% de sa consommation alimentaire. La Russie absorbe aussi 10% des exportations agricoles et agroalimentaires de l'UE, pour un montant de 12 milliards d'euros par an. Par contre, l'impact sur l'économie américaine est jugé «insignifiant» par le Trésor américain. Ce qui préoccupe davantage les Américains ce ne sont pas les échanges commerciaux mais la sphère financière. Le CFR souligne le cas particulier de sanctions concernant les paiements courants qui pourraient constituer un frein à la coopération internationale et un obstacle à l'intégration des marchés mondiaux. Il est alors envisagé une sorte de «police d'assurance» contre les sanctions futures. Il s'agit surtout d'assurer les marchés traditionnellement sous emprise américaine contre l'avènement d'espaces économiques alternatifs ou de nouvelles institutions internationales, comme la Banque asiatique. Cette éventualité «risque de fragmenter le cadre de la gouvernance économique mondiale si elle n'est pas coordonnée avec les institutions financières internationales existantes, comme la Banque mondiale et la Banque asiatique de développement», avertit le rapport. Ce dernier série trois grandes préoccupations «quant à l'avenir de la surexploitation des sanctions financières. Primo : si un consensus international fort est nécessaire pour que les sanctions soient efficaces, cela est peut-être moins vrai aujourd'hui parce que l'impact d'une sanction donnée tient à l'éviction de la victime des marchés financiers, ce qui donne "une certaine latitude pour les Etats-Unis de faire cavalier seul". Secundo : il n'est pas exclu que les Etats-Unis soient une cible possible à l'avenir, en réaction à leur politique "à Taïwan ou au Moyen-Orient". Tertio : s'agissant de la modulation des sanctions, il s'agit de s'assurer chaque fois qu'on n'est pas allé trop loin. L'impact des sanctions affectant le système des paiements sur d'autres pays est de nouveau expressément envisagé ici : "Une fois que des sanctions ont été imposées, l'incitation à les étendre pourrait conduire à une utilisation excessive. Dans le contexte russe, ce débat tourne autour de la question de savoir si les sanctions devraient être étendues au système de paiements. Pour certains, le système de paiement est un bien public mondial qui doit être protégé, ce qui suggère qu'une norme plus élevée devrait être fixée pour des sanctions dans ce domaine. Contrairement à une interdiction de forage de pétrole par des sociétés étrangères, par exemple, une restriction à l'accès de la Russie aux systèmes de paiement réduit les avantages d'autres utilisateurs à travers le monde"». Le propos a le mérite d'être clair. Cela constitue certes «un coût supplémentaire pour ceux qui envisagent de faire des affaires en Russie», mais, plus grave encore, cela peut contribuer à une perte de légitimité du système des sanctions. A travers ce souci de « légitimité », il s'agit non plus ni moins que de nourrir encore l'illusion d'un engagement des Etats-Unis «pour une société ouverte, prospère, et fondée sur les règles d'un marché mondial». Il semble que cela n'est pas le cas et que les autres pays ne sont pas dupes. Il reste alors le recours à «une meilleure communication» pour faire la leçon aux autres. Aussi, l'idée «plus ambitieuse» est «d'explorer la possibilité d'un code de conduite mondial, ou de règles d'engagement», à l'image des Principes de Santiago, par exemple, qui sont un ensemble de vingt-quatre lignes directrices volontaires pour les investissements des fonds souverains acceptés dans un grand nombre de pays en 2008, à la fois avec les fonds souverains et les pays d'accueil en matière d'investissements. L'analogie avec les Principes de Santiago est tentante car ceux-ci ont évité «une concurrence destructrice par des engagements relatifs à la divulgation, la transparence, la réglementation et la gouvernance». De même que tout code de conduite «devrait promouvoir la transparence en ce qui concerne la décision d'imposer des sanctions et leur application, les objectifs et les conditions de leur retrait». Ce qui contribuerait à «décourager les mesures de rétorsion et les réactions du tac-au-tac qui pourraient s'avérer destructrices». C'est à croire que l'Amérique découvre le droit et devient raisonnable. A. B. (*) Council on Foreign Relations, Breaking the Code: Principles Governing Sanctions Against Russia, 16 octobre 2014. http://www.cfr.org/economics/global-economics-monthly-october-2014/