Peut-il y avoir un lien entre malaise culturel, malaise psychique et souffrance mentale ? Pour le docteur Nacir Benhalla, maître de conférences à l'université d'Alger 2, psychothérapeute et auteur, les interactions sont évidentes. La culture a des effets déterminants sur la vie psychique. Et quand les canaux culturels — voies d'expression des désirs, au sens sublimatoire du terme — sont inexistants, cela favorise un malaise psychique générateur d'angoisse. Le Soir d'Algérie : Comment est venue l'idée de porter un diagnostic sur l'état de la culture et ses connexions avec le mal de vie ? Dr Nacir Benhalla : Nous sommes partis de l'idée que le fonctionnement psychique de l'individu et quelle que soit la force d'intégration de ce dernier est intimement lié aux éléments culturels et façonné par eux. Ces éléments constituent l'aspect socioculturel, c'est-à-dire tout ce qui est représenté par les croyances, les attitudes, les différentes mœurs, le système éducatif, l'histoire, les langues, la religion... Nous avons pris conscience que le bon équilibre d'une société dépend de la structure harmonieuse de ses composantes socioculturelles. Tous ces éléments agissent directement sur l'équilibre de l'individu et du collectif, tout comme ils peuvent exercer leur influence de façon plus discrète et implicite. Cela peut se manifester, par exemple, par une attitude inconsciente au sein d'un mouvement collectif chargé de conflits. Les espaces expressifs de la culture, quant à eux, sont représentés par l'ensemble des lieux et institutions regroupant des personnes qui sont là pour exprimer un besoin affectif et/ou intellectuel. Cela inclut les institutions éducatives, les théâtres et les cinémas, les espaces sportifs, les lieux de détente et de loisirs..., et qui sont autant de moyens concrets et variés qui permettent à l'individu de libérer son trop-plein d'excitation et d'énergie. C'est grâce à de tels espaces transitionnels, dont certains favorisent même une sublimation créatrice, que la personne parvient à marquer régulièrement une pause. Cette halte lui est nécessaire pour mentaliser ce qu'elle a appris et pour renouveler son énergie. La vitalité qui s'atténuait s'en trouve stimulée et l'individu est ainsi préparé à fournir de nouveaux efforts. Autrement dit, le vécu de la personne, en dehors du milieu familial, doit inclure des espaces transitionnels pouvant l'aider à se propulser vers l'équilibre et la réussite. Pour autant, ces espaces d'expression culturelle sont-ils suffisamment disponibles ? A elles seules, l'observation clinique spontanée et les plaintes présentées par les sujets en consultation suffisent pour répondre par la négative. Mais il n'y a qu'à voir autour de soi pour constater que pareils espaces demeurent très insuffisants. Constat d'autant plus triste et désolant quand les rares espaces qui existent sont mal exploités ou alors carrément détournés de leur vocation. Exemple frappant, le nombre de salles de cinéma à Alger-Centre. Il y en avait une vingtaine à l'indépendance. Aujourd'hui, il n'en reste plus que quatre ou cinq. En parallèle, la population a connu un boom démographique. Dans cet ordre d'idées, il faut garder à l'esprit que la vie culturelle est strictement réglementée par les pouvoirs politiques qui se sont succédé. Parmi les raisons évoquées, la cohésion sociale. Un alibi peu convaincant, l'expérience ayant prouvé qu'une forte répression pouvant à son tour menacer la cohésion sociale. Osons formuler une hypothèse : la vague de violence terroriste n'était-elle pas plutôt symptomatique d'une forte inhibition de la structure sociale ? Et comment ne pas penser à cela lorsqu'on voit que les différents canaux d'expression demeurent totalement verrouillés ? Au final, nous nous retrouvons face à un vécu culturel vidé de sa substance créatrice ou sublimatoire. Il ne faut donc pas s'attendre à un équilibre psychique tant individuel que collectif, du moment qu'une partie importante de la personne est amputée. Il est tout autant difficile d'imaginer une transmission intellectuelle ou artistique quelconque en dehors d'un espace d'intégration culturelle riche et varié. D'autre part, en raison d'un environnement psychosociologique flou, instable et insécurisé (à l'exemple du système éducatif, du code de la famille ou du statut de la langue amazighe), les obstacles à l'épanouissement sont multipliés. Or, toute culture, quels que soit sa nature, son histoire ou son espace géographique a nécessairement besoin de lois strictes et efficaces pour la défendre et entretenir sa vitalité. Comment l'individu pourra-t-il s'adapter, dans de telles conditions, aux changements et mutations rapides ? Tous les jours nous assistons à un flux énergétique qui cherche des guides, des voies, des modèles par lesquels il peut s'exprimer. Car, en évoquant le terme culture, nous faisons aussi référence à des mécanismes psychiques cherchant sans cesse des issues qui leur permettent de se libérer. Par sa richesse et sa variété, par sa souplesse et sa sensibilité aux différentes pulsions, la culture, de ce point de vue, est une véritable matrice : elle permet à l'individu de s'exprimer. Et c'est bien l'effort permanent fourni par la personne, dans la pratique de la culture, qui oriente vers les voies libératrices. Plus concrètement, c'est à cette personne de créer, de construire les espaces adéquats à la libération de ses pulsions. «La nature, écrit Freud, ne nous demanderait aucune restriction pulsionnelle, elle nous laisserait faire, mais elle a sa manière particulièrement efficace de nous limiter, elle nous met à mort, froidement, cruellement sans ménagement aucun. C'est précisément à cause de ces dangers dont la nature nous menace que nous nous sommes rassemblés et que nous avons créé la culture. c'est en effet la tâche principale de la culture, le véritable fondement de son existence, que de nous défendre contre la nature.» Déjà en 1929, le même Sigmund Freud dans son ouvrage Malaise dans la culture, soulevait avec inquiétude la menace du monde extérieur sur l'individu, celui-ci devant user de tous les moyens psychiques en sa possession pour se défendre. Aujourd'hui, il est patent que la menace est réactivée avec force, notre époque étant caractérisée par une explosion de désirs susceptibles de porter atteinte à l'intégrité individuelle et collective. Dans un ouvrage édité en 2012 et intitulé L'actuel malaise dans la culture, F. Richard a, pour sa part, soigneusement analysé ce qu'il appelle «la crise contemporaine de la modernité». Il démontre notamment comment le surmoi structurant est en train de céder le pas à un effritement de l'économie psychique. Il souligne combien, sous la pression d'un changement socioéconomique accéléré et alimenté par une forte technologie, l'image du père perd progressivement sa fonction structurante et organisatrice. La perte de l'identification avec l'image parentale, prévient F. Richard, a pour effet «une destruction de toute vergogne, une sublimation négative et une liquidation du surmoi, dans un paradoxal mélange de culpabilité dépressive et de transgression des interdits : névrose et barbarie». Dans notre société constituée majoritairement de jeunes et où l'identification au père rencontre des obstacles, le problème peut-il être plus complexe ? Si les choses sont ainsi définies dans un milieu occidental différent du nôtre, où le père lâche progressivement du lest pour en arriver à l'état actuel caractérisé par des limites difficilement repérables, chez nous la tendance semble encore plus prononcée. Ici le père a non seulement du mal à faire face au flux d'excitation qui le déborde de partout, mais il est aussi devenu vide de sa substances identificatoire. Du coup, sa fonction surmoïque censée réguler les tensions est rendue obsolète dans de nombreux cas. La crise est donc plus profonde. Parfois, l'individu doit même puiser de plusieurs générations pour éventuellement retrouver une référence paternelle satisfaisante et authentique. Dans sa trajectoire de recherche inlassable, il prend en cours de route le risque évident d'arriver jusqu'aux prophètes en empruntant le chemin sanglant où les partisans de la violence terroriste se tiennent embusqués. Autre dénominateur commun aux deux cultures, plus prononcé cette fois : un comportement machinal par lequel le paraître étouffe l'être. Ce comportement répond largement au concept développé dans la théorie du «faux self». Il peut dissimuler, en réalité, une névrose phobique ou un mal-être profond. D'ailleurs, les sujets qui adoptent ce type de comportement sont souvent guettés par une décompensation sévère aussitôt que les défenses qui cachent leur mal-être ne tiennent plus. Pour tout cela, il n'est pas étonnant de constater une augmentation constante des mécanismes rigides tels que la répression, le refoulement et le clivage. Ces mécanismes sont inévitablement utilisés comme défenses contre l'angoisse du vide. Entretien réalisé