Par Belkacem Lalaoui «Ce qui fait mal, c'est ce que l'on omet de faire» (V. v. Weizsäcker) En Algérie, le sport dans ses pratiques réelles se distribue socialement sur un éventail, qui va du sport-spectacle football professionnel pratiqué par des athlètes amateurs et de la fête quasi anarchique jusqu'au sport poussiéreux des quartiers populaires, cantonné dans des terrains de banlieue inadaptés et destinés à calmer les ardeurs d'une jeunesse errante, agitée et bruyante. Entre ces deux extrêmes de pratique, on constate l'absence totale du sport éducatif et du sport participatif, c'est-à-dire les deux formes d'organisation concrète de la pratique sportive, qui concourent à l'apprentissage de la règle morale du sport. Etonnamment, c'est ce système sportif basé essentiellement sur un «sport-spectacle-embrigadement» figé, avec ses mécanismes de domination symbolique, de reproduction sociale dans son organisation et son fonctionnement, reposant sur des organes sans compétences spécifiques, incapables de penser et d'organiser le social et de réguler les échanges entre individus ; qui a produit, au sein de la population juvénile et masculine, une forme de supportérisme violent dans le sport et plus précisément dans la discipline football. Un système sportif de l'exclusion et de l'illusion, qui n'a pas su implanter la pratique associative sportive scolaire et universitaire au centre d'un réseau de fonctions sociales, pour en faire : un facteur d'intégration et de socialisation, un foyer d'ouverture à autrui, de dialogue, de tolérance et de respect, un espace de découverte et de rencontre où on s'initie à des modèles de comportement, un lieu pour faire vivre le corps sous toutes ses formes et forger les qualités essentielles nécessaires à la grandeur d'une nation sportive, permettant ainsi un véritable changement social et culturel. Malheureusement, le législateur n'a pas jugé nécessaire de procéder à une réforme sportive substantielle, pour réorganiser le sport en tant que facteur d'éducation et de moralisation de la société. Face aux tares du sport national, le décideur politique se contente uniquement de jouer le rôle de dépanneur financier (en puisant dans la bourse des contribuables) au profit des clubs de football professionnel, qu'il a pour mission de spécialiser, pour des raisons hautement politiques, dans «l'achat des victoires à crédit» (M. Platini) Il ne s'intéresse pas aux conditions réelles dans lesquelles le sport national évolue, et ne croit même plus que le sport soit un élément important des programmes d'éducation et de santé, voire un facteur essentiel à l'avancée de la culture de la démocratie dans le mouvement sportif national. Par le refus d'enclencher un processus d'aménagement général du sport au profit de toutes les couches de la société, il a contribué à marginaliser l'ensemble de la jeunesse de la pratique sportive éducative et l'ensemble de la population des loisirs valorisants. En dehors du stade, où les jeunes viennent généralement pour accéder au «vertige» et exprimer une rage d'être, point de sport, en Algérie ! Le sport éducatif et le sport participatif : un espace pour construire l'esprit de jeu et dompter la violence par le respect de la règle En effet, en omettant d'amarrer, solidement, le sport à l'école et à l'université d'une part, et en laissant le sport participatif se développer d'une manière anarchique et résiduelle d'autre part, l'institution sportive n'a pas impliqué, pleinement, la jeunesse dans la culture sportive de la participation et dans la compétition sportive généralisée en tant qu'outil de formation du caractère et de la volonté. En détournant, durant des décennies entières, tout un secteur prestigieux d'éducation et de formation, au profit du simple «sport-spectacle-embrigadement», l'institution sportive a contribué à transformer une activité de socialisation, d'aculturation et de construction identitaire, en une activité affectée de manière chronique par le bricolage, la prédation, la corruption, la cooptation arbitraire et les effets du népotisme, fabriquant ainsi un modèle sportif qui encourage le retour à la délinquance collective, aux instincts d'agressivité et au chauvinisme grégaire avec des comportements incontrôlés et transgressifs. En délaissant, le «sport éducatif» et le «sport participatif», qui sont le moteur et le ciment de la vie quotidienne sportive, et sur lesquels repose l'édification de toute culture sportive partagée, l'autorité sportive a ignoré la fonction sociale et sociétale des pratiques sportives : civiliser la cruauté des mœurs, autrement dit contenir et discipliner les pulsions et les affects spontanés individuels et collectifs. Ayant réduit le sport à un simple échange physique et technique, elle a délaissé les jeux sportifs correspondant au besoin de liberté, de créativité et d'action des jeunes, au profit des pratiques sportives fédérales classiques qui ne favorisent pas préférentiellement la construction du lien social et de la socialité. En somme, l'autorité sportive algérienne n'a pas su imaginer et organiser une prime éducation sportive et morale identique pour tous les enfants de la nation. Si bien que la jeunesse ne ressent aucun sentiment d'appartenance au mouvement sportif national. Elle ne se sent pas impliquée dans une relation au monde sportif, et éprouve de ce fait des difficultés à exprimer son identité de façon positive au sein d'un système sportif qui ne semble nullement favoriser la construction et l'épanouissement de l'individu. Aujourd'hui, la forme de violence immédiate et incontrôlée, liée au phénomène sportif qu'est le «sport-spectacle-embrigadement» ne serait que la marque d'une poche résiduelle d'une violence juvénile et masculine qui n'a pas trouvé une issue d'expression dans un champ sportif sourdement hostile aux besoins de la jeunesse. Aussi, les questions, qu'il convient d'aborder avec minutie, afin de comprendre le pourquoi de l'effondrement de tout un monde de significations et de valeurs, au sein du mouvement sportif national, sont les suivantes : Comment fonctionne le sport en Algérie ? Remplit-il sa mission sociale, éducative et culturelle ? Participe-t-il à former des liens sociaux ? Tel qu'il est conçu, aujourd'hui, participe-t-il à la moralisation de la société ? Ce sont là autant de questions qui doivent être posées pour saisir comment le sport algérien, de loi en loi, en est venu à être ce qu'il est : un sport sous les influences néfastes de la politique, de l'argent et de la violence. Et que derrière une apparence de changement, pour «sportiviser» la jeunesse dans une optique élitiste, se cache la reproduction du même. Ainsi, notre propos, libéré des vues mécanistes traditionnelles, consiste à montrer qu'une politique sportive orientée exclusivement au profit du «sport-spectacle-embrigadement», est vouée à l'échec. Une telle politique sportive ne participe pas à la structuration et à la cohésion de la société, elle ne contribue pas à nourrir, à faciliter et à construire le lien social. Elle ne participe pas à discipliner la violence et à la mettre en réserve. Une analyse attentive sur la fertilité culturelle du jeu permet de mieux saisir les rapports spécifiques qu'entretient, aujourd'hui, le jeu sportif avec la société algérienne. Car, comprendre le sport, en tant que phénomène social majeur mais aussi en tant que phénomène social fortement inégalitaire, consiste «à saisir le système de relations que celui-ci entretient avec la culture et la société, qui lui donne son sens» (Pociello) La puissance du jeu en tant que moyen de culture Nombreux sont les auteurs qui ont mené des réflexions profondes sur la fonction du jeu dans la société. Ils ont, notamment, fait ressortir que les compétences psychologiques spécifiques qu'il développe, peuvent constituer d'importants facteurs de culture. C'est ainsi que R. Caillois tente de cerner les catégories ludiques de l'activité humaine : la compétition, la chance, le simulacre et le vertige qui sont à l'œuvre dans le sport et tout particulièrement dans le sport-spectacle. Ces quatre catégories de jeux, sous lesquelles se manifeste l'esprit ludique, innervent le champ social, en permanence, depuis la nuit des temps ; elles correspondent à de puissants instincts et à des formes de comportements sociaux qui contribuent à fertiliser les valeurs et à fixer les styles de différentes cultures : «on joue au football ou aux billes ou aux échecs (la compétition) ; on joue à la roulette ou à la loterie (chance) ; on joue au pirate ou on joue Néron et Hamlet (simulacre) ; on joue à provoquer en soi, par un mouvement rapide de rotation ou de chute, un état organique de confusion et de désarroi (vertige)» (R. Caillois). Donner, donc, la préférence à la compétition, à la chance, au simulacre ou au vertige, contribue à décider de l'avenir d'une culture. Car, tous ces jeux, dont les formes peuvent varier d'une aire culturelle à une autre n'ont pas tous une égale fécondité. La première catégorie, le jeu de compétition (de type musculaire qui aboutit aux rencontres sportives) est un combat réglé, un affrontement, une rivalité, portant sur une ou plusieurs qualités physiques (endurance, vitesse, force, adresse, etc.), opposant deux individus (tennis, boxe, etc.) ou deux équipes (foot, basket, hand, volley, etc.) ou encore un nombre indéterminé de concurrents (athlétisme, cyclisme, etc.) Il met en scène des relations entre les hommes et des significations, qui meurent ou évoluent selon le contexte culturel. Dans le jeu de compétition, chaque concurrent exprime le désir d'être le meilleur, de démontrer sa supériorité. Déjà, dès qu'on regarde les enfants jouer, ce qui frappe les yeux, c'est cette multitude de jeux de compétitions non réglées, non institutionnalisés, dans lesquels ils s'exercent à réussir : lancer la balle le plus loin possible, sauter le plus haut, courir le plus vite ou essayer simplement de fixer son camarade le plus longtemps possible sans cligner des yeux ou encore retenir longtemps sa respiration sous l'eau, etc. C'est dans ces formes de jeu de compétition, spontanément organisées que l'enfant découvre la règle. Dans son étude sur le jeu et la formation de la personnalité, G. H. Mead écrit qu'une partie de plaisir, que le jeu organisé procure à l'enfant, consiste dans les règles. «Or, les règles sont cet ensemble de réponses qu'évoque une attitude particulière. Vous pouvez exiger une certaine réponse chez l'autre si vous prenez une certaine attitude vous-même.» Le jeu de compétition se présente, aussi, comme une forme de la réussite personnelle. Il suppose la croyance dans les vertus individuelles de l'effort, le contrôle de soi et la volonté de vaincre. C'est une œuvre toujours à recommencer et ses mobiles psychologiques sont extrêmement diverses. La deuxième catégorie concerne le jeu de chance (dés, loterie, etc.) où le destin est le seul artisan de la victoire. Le jeu de chance baigne, presque toujours, dans une atmosphère superstitieuse ; il favorise la survivance d'une mentalité archaïque. Le joueur y est totalement paresseux, fataliste, passif. Il n'y déploie pas ses qualités, ses dispositions, ses ressources. Il ne fait qu'attendre la décision du sort, dans une totale résignation. A l'inverse du jeu de compétition, le jeu de chance nie le travail, la qualification, la valeur professionnelle. Dans le jeu de compétition, le joueur ne compte que sur lui, dans le jeu de chance, il compte sur tout, excepté lui. Le jeu de compétition est une revendication de la responsabilité personnelle, le jeu de chance, une démission de la volonté et de la conscience, un abandon au destin. Mais que ce soit dans le jeu de compétition ou dans le jeu de chance, le joueur tente de s'évader du monde en le faisant autre. On peut aussi s'en évader, en se «faisant autre». C'est à quoi répond la troisième catégorie ludique, le jeu du simulacre, qui consiste non pas à déployer une activité ou à subir un destin, mais à devenir soi-même un personnage illusoire et à se conduire en conséquence. Le sujet, selon R. Caillois, joue à croire, à se faire croire ou à faire croire aux autres, qu'il est un autre que lui-même. Le plaisir est de se faire passer pour un autre. Dans le jeu du simulacre le sujet déguise passagèrement sa personnalité : il porte un masque. On retrouve, ici, la grande idée de Mead, que pour se saisir soi-même, il faut jouer à être un autre. La mimique est le ressort de cette classe de jeux. Dans le spectacle sportif, par exemple, le public s'adonne à une compétition par mimétique dans les gradins, qui double la compétition véritable, qui se déroule, elle, sur le terrain. Enfin, la quatrième catégorie ludique rassemble les jeux, qui reposent sur la poursuite du vertige, qui est une tentative de détruire pour un instant la stabilité de la perception et d'infliger à la conscience une sorte de panique. Il s'agit, pour le sujet, d'accéder à une sorte de transe. Dans cette espèce de jeux, le trouble que provoque le vertige est recherché pour lui-même : exemple des derviches tourneurs. Les derviches recherchent l'extase en tournant sur eux-mêmes. Par une rotation frénétique, la conscience est atteinte de panique. On retrouve des sensations analogues dans les jeux du toboggan, du manège, de la balançoire, ou encore dans certains jeux d'enfants avec toutes sortes d'exercices, comme les cabrioles ou tourner à deux en se tenant les mains à bout de bras, et ce, pour le simple plaisir de tituber et de ressentir la sensation du vertige. Mais, il existe aussi un vertige d'ordre moral, qui se caractérise par une réaction de fuite diffuse, une agitation, un emportement, un affolement, un désarroi, une panique, etc., qui saisit soudain l'individu : c'est un goût pour le désordre et la destruction, qui traduit des formes frustres et brutales de l'affirmation de la personnalité. Ce comportement manifeste que «quelque chose cherche une issue» ; il est accompagné d'une certaine invention scénique, dans le domaine du geste comme dans celui du langage. Le dicton populaire traduit cette forme de comportement, cette rupture subite entre l'organisme et l'environnement, par la notion de «takouk». L'absence de l'esprit de jeu dans la culture algérienne Ainsi, dans la description des quatre catégories de jeux (la compétition, la chance, le simulacre et le vertige), que nous venons de passer succinctement en revue, R. Caillois considère que la «civilisation» est le passage du complexe simulacre-vertige (un univers fruste, fragmenté, désarticulé) au complexe compétition-chance (un univers administré) et le «progrès», la valeur de plus en plus grande donnée à la compétition au détriment de la chance. Dans cette perspective, il ressort que la culture algérienne est marquée, de nos jours, beaucoup plus par le complexe simulacre-vertige, que par le complexe compétition-chance. C'est une culture du déguisement et du travestissement, où l'on doit changer constamment d'apparence pour faire peur aux autres. C'est, aussi, une culture de la violence et une certaine politique qui joue dangereusement avec cette violence. C'est, enfin, une culture de la possession et de la transe, qui se caractérise par la recherche des émotions fortes, des réactions passionnelles et des tendances belliqueuses. Ainsi, dans le vaudou haïtien, celui qui reçoit sa transe de l'esprit Agaon, divinité des tempêtes, imite le grondement du tonnerre et le mugissement du vent. Celle qui personnifie Ezili, l'Aphrodite du panthéon haïtien, joue la coquette, se pare de bijoux et aguiche les hommes. C'est pourquoi on entend dans les milieux vaudou des phrases de ce genre : vous devriez la voir lorsqu'elle a Ezili en tête. Les scènes de possession, dans le rituel vaudou, ont manifestement un aspect théâtral, un aspect ludique. La culture de la possession, en Algérie, a contribué à fabriquer une multitude d'hommes nécessiteux : «L'homme nécessiteux ne marche pas comme un autre ; il saute, il rampe, il se tortille, il se traîne ; il passe sa vie à prendre et à exécuter des positions..., celles des flatteurs, des courtisans, des valets et des gueux.» (P. Goubert) A chacune des activités qu'il entame dans le quotidien, l'homme nécessiteux se déguise, change de personnalité et observe les charmes magiques des règles arbitraires. Aujourd'hui, l'Algérie est fortement peuplée de ces gens, un peu bizarres, un peu voyous, un peu corrompus, un peu escrocs, un peu violents ; le tout à la fois avec une inégale proportion selon les individus. Ce qui donne une société sans règles, sans repères sûrs, solides, fixes, sur lesquels on peut s'appuyer pour agir en fonction de l'analyse rationnelle des choses. Autant dire que le «sport-spectacle-embrigadement», issu de cette culture, avance lui aussi masqué avec des responsables, qui ont pour seul mobile : l'appétit de l'argent et du pouvoir. C'est un sport-spectacle illusoire, qui n'est animé par aucune fin sociale et par aucune valeur morale. Les jeunes ne sont pas dupes et le savent fort bien. Ils ne viennent, d'ailleurs, pas pour voir le spectacle : ils viennent pour entendre leur corps vibrer, pour rechercher les sensations de la transe collective, de l'extase, du spasme et du vertige moral ; pour vivre des états mentaux à caractère confusionnel, et ce, afin d'oublier leur condition sociale et leur statut d'en bas. Et si jamais, par chance, leur équipe gagne, «ça sera comme s'ils avaient trouvé du travail». En définitive, tel qu'il est conçu, actuellement, le «sport-spectacle-embrigadement», et singulièrement le football, met en œuvre les mécanismes de l'identification superficielle, de l'idolâtrie et de la possession ; il anesthésie le corps beaucoup plus qu'il ne le fortifie. Il le rend grotesque, carnavalesque. Il participe à son morcellement, en le transformant en «un habit d'Arlequin», avec des pièces bigarrées, des couleurs qui ne s'accordent pas et des coutures qui résistent mal au moindre effort. Conçu pour embrigader, instrumentaliser, étiqueter et infantiliser, le «sport-spectacle-embrigadement» contribue à engourdir la conscience et à produire «un code de conduite sportif» provocateur et violent. Il propage, tout simplement, les valeurs de ceux qui gouvernent, et dont «le code de conduite» se caractérise par des préjugés courants : le cynisme, la perversité, la tricherie, la force brutale et la négation de toute norme. Le «sport-spectacle-embrigadement» algérien, permet de révéler la structure d'une société où «code de conduite politique» et «code de conduite sportif» semblent ainsi étroitement associés. Ce qui corrompt le sport-spectacle, ce n'est donc pas le professionnalisme ou la compétition, mais bien la désintégration des normes, des conventions ou des règles, qui s'y rapportent ; autrement dit, c'est l'absence de l'esprit de jeu en tant que ressort principal dans le développement de toute culture. Le rôle de l'esprit de jeu dans le fonctionnement des institutions L'analyse de la genèse du sport, entreprise par le sociologue allemand N. Elias, vient nous éclairer que le «code de conduite politique» et le «code de conduite sportif» évolueraient parallèlement, donnant à ce changement «les caractéristiques d'avancée de civilisation», avec des formes de civilité, des normes de comportement et des attitudes sociales de plus en plus exigeantes. Toujours, selon cet auteur, ce sont les structures politiques de l'Angleterre des XVII° et XVIII° siècles, c'est-à-dire l'atmosphère et les mœurs de la vie parlementaire, qui ont modélisé les conduites sportives. Il considère que l'émergence d'un gouvernement parlementaire (la légitimité politique fondée sur la référence au peuple), «caractérisé par une rotation en douceur de partis rivaux conformément à des règles convenues», s'apparente aux jeux sportifs. La lutte des partis ressemble à un combat, un affrontement, une rivalité sportive. C'est ainsi, que le cérémonial, qui entoure les séances du Parlement britannique, consiste dans la répétition conventionnelle de certains gestes ou de certaines formules, ressemblant étrangement aux règles d'un jeu. Selon l'historien néerlandais J. Huizinga, le parlementarisme anglais est un mode de gouvernement dans lequel le politique et l'attitude ludique en tant que constante d'humanité, présente à tous les âges et dans toutes les cultures, s'éclairent réciproquement. C'est un parlementarisme qui repose sur le respect strict des normes, des conventions et des règles qui, dans la conscience collective de ce peuple, ne renie pas ses origines ludiques. Dans ce type de combat politique raffiné, existe de même une règle d'alternance (une règle de jeu imposée), qui porte tour à tour au pouvoir et dans les mêmes conditions les partis opposés. L'équipe qui gouverne, si elle joue correctement le jeu (c'est-à-dire si elle respecte les règles), suivant les dispositions établies, ne doit pas abuser de sa puissance momentanée pour anéantir et asservir l'adversaire ou lui retirer toute chance de lui succéder dans les formes légales. Sans quoi, c'est la porte ouverte à la conspiration, à l'émeute et à la révolte, pour changer les règles du jeu. Code de conduite politique et code de conduite sportif se trouvent, donc, pénétrés par le même esprit de jeu : le fameux fair-play, la loyauté dans le jeu. Toutes les institutions sociales de ce pays, fortes de ses traditions ludiques, pratiquent des usages de ce genre pour maintenir leur santé et leur stabilité. Dans le sport, J. Huizinga considère, que la mise en place de la «compétition sportive» s'accompagne d'une déperdition de la «teneur ludique». Après avoir montré la puissance du jeu en tant que moyen de culture, il affirmait que le sport moderne n'était plus qu'un simple fait de civilisation. Il ne représente plus dans la collectivité qu'une fonction stérile, où le vieux facteur ludique est presque entièrement éteint. Le sport moderne est, pour cet auteur, «la grimace du jeu». Cette intuition, à l'accent pessimiste, est confirmée aujourd'hui par certains travaux universitaires. Il faut, donc, lutter pour que le sport-spectacle (la compétition de haut niveau) garde une teneur ludique, c'est-à-dire l'esprit de jeu, l'esprit sportif, si on veut préserver sa véritable valeur éducative. Or, le «sport-spectacle-embrigadement», tel qu'il est institué et pratiqué en Algérie, contribue à faire perdurer l'esprit tribal et l'idolâtrie parmi les supporters et les joueurs, à alimenter la tricherie, le désordre et la violence, dans l'espace public et en plein jour. Il reflète, par un processus de contagion ondulatoire, les stridences de la classe politique. Pour lutter contre toutes ces errances et ces transgressions, seul le jeu sportif de compétition pratiqué à grande échelle, dans la sphère éducative et dès l'enfance, est en mesure d'instaurer chez les jeunes le respect de la règle et de l'institution. En effet, tout en permettant à la jeunesse d'exprimer pleinement son potentiel de créativité et d'action, le jeu sportif de compétition, en milieu éducatif, participe à enrichir son éducation morale et son progrès intellectuel ; il la drape entièrement de ce merveilleux instrument de culture qu'est l'esprit de jeu : la morale des sports, la morale tout court.