[email protected] Au sortir de la forêt, la vue est sublime. La route, une piste défoncée, empêtrée jusque-là dans les fourrés, cahotante au milieu des pins d'Alep qui s'accrochent tant bien que mal aux flancs des cimes fouettées par le sirocco, dévale sans retenue vers une l'immense plaine. Un paysage grandiose, tout en dégradés ocre et fauve, qui fait dans la démesure et l'extravagance. L'horizon n'est plus. Un halo de lumière lointain laisse deviner les pics des hautes montagnes majestueuses qu'on ne peut voir que les beaux jours. Le relief est plat, blafard... Un lit d'oued, à sec, court au milieu de quelques herbes ronceuses. Il n'y a pas âme qui vive. Quand il pleut, on peut voir de grands troupeaux parcourir les pâturages revigorés par les eaux. Mais, en cet automne déboussolé, le cheptel est devant les mangeoires, à l'abri de ce soleil dingue qui ne respecte même plus le calendrier. Mon ami appuie sur l'accélérateur et la voiture tangue sur un pont de fortune. Il freine et, d'un large geste de la main, me lance : «Bienvenue en territoire sioux !» Oui, maintenant que la montagne verdoyante est derrière nous, rien ne différencie ce paysage des lieux magiques qui nous faisaient rêver jadis, en couleurs et cinémascope ! Nous roulons depuis un quart d'heure quand nous apercevons, à notre gauche, une ferme qui embrasse le bras de ce qui fut un oued. J'imagine que lorsqu'il y a de l'eau, les riverains la pompent sans retenue pour arroser leurs potagers et leurs vergers et faire boire leurs bêtes. Cette exploitation n'est plus que l'ombre d'elle-même. Les bâtiments tombent en ruine et un silence pesant règne sur les lieux. Ici vivait Mohammed Touil, un héros de la seconde guerre de libération, égorgé par les terroristes et dont la tête fut déposée, en pleine nuit, au beau milieu du souk hebdomadaire. Je n'oublierai jamais ce jour-là. La veille, j'étais monté chez mon ami Hamid qui m'invitait à dîner avec un groupe d'amis. Nous avions veillé et pris quelques libertés avec les consignes de sécurité car, pour rejoindre nos domiciles, nous devions descendre jusqu'aux bas quartiers jouxtant la ligne de chemin de fer. Une télé française passait un débat sur l'Algérie et je revoyais avec plaisir Malika Boussouf en compagnie de Khalida Messaoudi, devenue plus tard Khalida Toumi. Elles parlaient de résistance et d'espoir et leurs paroles avaient une résonnance particulière. Il y avait mille raisons de nous décourager car, tous les jours, nous apprenions la mort d'un parent, d'un ami ou d'un collègue. Et ces petits bouts de femmes arrivaient à nous arracher quelques larmes... ce n'étaient pas les larmes de la tristesse ou de la déception. C'étaient les larmes de la colère contre l'intégrisme armé et, en même temps, les larmes de la réviviscence qui prenait forme dans nos cœurs brisés... C'est cette nuit-là qu'un groupe de terroristes se faufila dans les ruelles du village pour y déposer la tête de Mohammed Touil. Je connaissais Mohammed et, à plusieurs reprises, je l'ai entendu se vanter de faire la guerre aux terroristes. Quand je pense à ce que furent ses dernières années au piémont de cette maudite montagne qui l'emporta, je pense d'abord à sa témérité : s'installer dans ce vide sidéral, avec un fusil pour seule arme. Je pense aussi qu'il a eu un comportement absolument ahurissant. N'ayant peur de rien, c'est lui qui harcelait les terroristes ! Il se rendit plusieurs fois dans leur repaire, une grotte dans la montagne qui avait déjà servi aux moudjahidine, pour détruire tout ce qu'il trouvait. Il saccageait les équipements, vidait les sacs de semoule et déversait toutes les denrées alimentaires. Les matelas, tapis et couvertures n'échappaient pas à sa hargne. Partout où il allait, il disait que l'Algérie n'abdiquera jamais devant ces bandits et il n'en ratait pas une pour ridiculiser les terroristes. Un voisin — quand on dit voisin ici, c'est pour désigner quelqu'un qui peut se trouver à une dizaine de kilomètres ! — m'apprit que les terroristes se promenaient comme ils voulaient dans la plaine. Surtout la nuit. Parce que les gendarmes, quand il leur arrivait de venir jusqu'ici, rentraient bien avant le crépuscule. Ali savait que les terroristes avaient rendu visite à Mohammed. A chaque fois, ils lui enjoignaient de cesser ses expéditions solitaires contre leur quartier général. Les avertissements pleuvaient mais Mohammed revenait à la grotte pour détruire tout ce qui s'y trouvait. De guerre lasse, les terroristes devaient donner l'exemple car, après tout, ce sont eux qui attaquent et terrorisent. Mohammed fut capturé et égorgé. Sa tête fut bien mise en évidence afin de servir d'exemple. Dans le salon surchauffé de notre ami Hamid, Malika Boussouf et Khalida Messaoudi nous hypnotisaient. A deux mille kilomètres de notre village, elles nous envoyaient un message d'espoir intense. Quelqu'un parla de la Kahina et de son ordre aux habitants de Tamadit (appellation numide de Madaure) de tout détruire et de pratiquer la politique de la terre brûlée pour empêcher les armées arabes de prendre possession des récoltes. Ce qu'ils firent avant de se retirer à l'Ouest. Il voulait certainement nous rappeler que l'histoire de ce pays est jalonnée de parcours féminins héroïques. En cette nuit de frayeur, nous ne savions pas évidemment ce qui se tramait dehors. Comme nous ne savions pas que l'issue du combat livré aux forces rétrogrades allait être remporté par les braves guerriers qui, des terres de La Kahina jusqu'aux lointaines montagnes du Hoggar, tissaient la plus belle légende de résistance et de courage. La route dépasse la ferme de Mohammed Touil et poursuit son parcours cahoteux jusqu'à l'exploitation de Ali, le voisin. J'ai déjà raconté, ici même, son histoire. Durant deux années, il erra dans la montagne, seul, un fusil à la main, pour fuir les terroristes qui le pourchassaient, croyant qu'il avait vendu un des leurs aux gendarmes. Agé et faible physiquement, le fugitif tomba malade et faillit mourir si ce n'est la mobilisation de quelques médecins patriotes - dont le professeur Benali - qui, ayant lu mon article, le soignèrent et le sauvèrent. Je l'ai revu il y a quelques jours. Il se portait comme un charme... Ali m'invita à prendre un café chez lui, là-bas au bout de la piste infernale qui passe devant la maison de Mohammed Touil. Je ne sais pas si j'irais et il a beau me promettre un superbe méchoui, j'hésite... Le souvenir de l'homme qui a terrorisé les terroristes hante les lieux et ça fait mal, très mal, de voir que l'oubli a saupoudré la montagne et ses grottes de sa mortelle anesthésie... M. F. P.S. : voilà venue l'heure de prendre quelques jours de repos. La fin du mois, on fera la fête du Réveillon. Où ? Tiens, ce sera peut-être l'occasion d'aller rallumer les feux de joie sur les terres arrosées par le sang du martyr Mohammed, chez les Sioux, autour d'un méchoui qui nous rassemblera encore, pour le meilleur. Toujours le meilleur sur la terre de nos ancêtres ! Car le pire est derrière nous...