Près du musée de Dar Khdaoudj Elâmia, il lève ses yeux vers une bâtisse mitoyenne en ruine qui laisse apparaître un pan de voûte d'une ancienne sqifa. Hadj Zoubir, une relique aussi importante que le patrimoine classé , ne peut s'empêcher de maugréer contre les occupants de «ces lieux squattés dix fois et déménagés cent fois». «Ici, à la Casbah d'Alger, depuis quelques décennies, les squatteurs n'hésitent pas comme beaucoup d'autres personnes à ronger, tels des rats, les murs, pour s'y installer dans l'espoir d'acquérir un logement après avoir été volontairement aidées à détruire leurs logis précaires», fustigera Hadj Zoubir. Il y a quelques années, ça ne gênait personne de remplacer de telles douirettes par un terrain de jeu. Aujourd'hui ces méthodes semblent être ignorées. Aux environs de dar Essouf, de larges murs de soutènement en brique pleine callent de chaque côté des maisons chancelantes. La porte entrouverte de l'une d'elles laisse apparaître une dizaine de casques de chantier accrochés. Un des ouvriers qui s'affairait sur ce chantier depuis plusieurs mois venait à peine de se rétablir d'une chute qui lui a brisé deux côtes. Il serrait à l'aide de boulons un enchevêtrement. Le vieux Hadj Zoubir ne pouvait s'empêcher de soupirer : «Cela me désole et me fend le cœur de voir ainsi la Casbah s'en aller dans des sacs qu'on entassait dans chaque coin de rue.» Un peu plus loin, une ancienne pissotière a été transformée en logement. Son squatteur, qui roulait dans une belle voiture, était convaincu qu'il finirait par décrocher un appartement. Hadj Zoubir, dans sa balade quotidienne, croise un «dinosaure» comme lui, et dont la présence remonte à de nombreuses générations. Lui, c'est le gérant du cimetière d'El-Kettar. «De nos jours on peut se promener du matin au soir dans les dédales de la Casbah sans rencontrer dix de ses vieux de la vieille. Les véritables enfants de la médina ont tous foutu le camp. Ne restent que des arrivistes irrespectueux, transitaires installés en vue d'être relogés.» Nos deux nostalgiques évoquent l'ordre vécu et les dernières nouvelles de leur ami Moh Cayenne avant que l'eau qui dégouline d'une fenêtre ne les sépare. Le tableau noir de la Casbah a connu son assombrissement maximum lors de la décennie noire. Aujourd'hui, des bâtisses en béton et parpaings, parfois à plusieurs étages, ont été érigées. Aux environs de Aïn Bir Chbana, Sid-Ali, une autre relique tirée à quatre épingles, surgit. Lui aussi en a gros sur le cœur. «Ailleurs, sous d'autres cieux, lorsqu'on tombe sur des pierres et des vestiges comme les nôtres, on les fait passer au scanner en vue de les hisser très haut.» Il ajuste son béret blanc sur ses longs cheveux et s'en va lire son journal au détour d'un ancien et beau café maure transformé en fabrique de produits contrefaits. Ces lieux de productions répandus ont pris le relais des nombreux métiers anciens qui ont donné leurs noms aux venelles. Le café du Maroc de Aïn Elâtache n'a pas connu une meilleure destinée après son effondrement. Un vaste gourbi avec une cour l'a remplacé. Même les locaux de Sidi Boulgdour n'ont pas échappé au rapt. Mais la cité respire encore, heureusement du reste, «l'ancien», elle le respire par tous ses pores. L'encadrement originel des portes d'entrée des maisons est en marbre. Des symboles y sont sculptés. L'une d'elles est frappée d'un croissant et d'une étoile. «Elle appartenait jadis à un astronome», nous a précisé Redouane, son propriétaire, qui pour l'histoire s'est donné la peine de fouiller dans les archives du cadastre. Dans une impasse bien entretenue se dresse l'ancienne maison de la famille de Djamila Bouhired. Marquée par la guerre de libération, la rue N'fissa évoque en premier lieu pour Hadj Zoubir les deux premiers martyrs de la grève des 8 Jours, l'épicier surnommé «le sergent» et son fils. Chez Aziz qui habite avec ses frères, près du café Gourari, même si le lit en baldaquin orne la chambre à coucher, on préfère en revanche la dalle de sol et les faux plafonds. Et la découverte récente d'une cave renfermant un stock de vielles tomettes et autres carrelages ne fera en rien changer le choix de Aziz. Dans les ruelles, les ouvriers qui viennent pour la plupart de l'intérieur du pays préparent leur mortier à base de chaux, car le ciment est proscrit. «Si ces bâtisseurs ont été tolérés, il y a quelque temps, ils arrivaient difficilement à exécuter ce travail de titans à cause de l'hostilité des jeunes résidants.» Ainsi, Hadj Zoubir bouclera tristement sa tournée dans les ruelles très familières de ce que ses ancêtres appelaient El Mahroussa, «Alger la bien gardée».