Par Zineddine Sekfali Dans son Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l'Afrique septentrionale, Ibn Khaldoun écrit : «Yahia Ibn Ghania (...) envahit le Maghreb central (...), pénétra dans Tihert de vive force et à plusieurs reprises. A la suite de ces malheurs, Tihert resta abandonné, et vers l'an 620 (1223), ses ruines mêmes avaient disparu» (Traduction de Slane, tome 1, page 244). Je me souviens aussi d'un surprenant livre édité par le ministère de l'information en 1982, sous le titre : Les Cités disparues. Tihert, Sedrata, Achir, Kalaâ des Beni Hammad. Il faut bien admettre en effet qu'apprendre que des villes et des cités de l'époque médiévale ont disparu dans notre pays, sans laisser de trace et sans qu'on parvienne aujourd'hui encore à situer pour certaines d'entre elles, l'emplacement exact n'est pas chose anodine et suscite même de l'inquiétude. Nos ancêtres seraient-ils à ce point des démolisseurs et des contadins ? Nous auraient-ils transmis le détestable gène de la destruction et de la casse ? N'est-ce pas en effet d'arasement et de disparition que sont menacées aujourd'hui, la Casbah d'Alger et la Souika de Constantine ? On est en droit de se poser la question, quand on sait l'épouvantable état de délabrement de ces deux sites, qui sont tout à la fois, culturels, historiques et touristiques. Ce sont aussi des pièces maîtresses de notre patrimoine architectural national. La Casbah d'Alger, tombée en ruine, est condamnée, semble-t-il, au plus triste des destins qui est celui de disparaître, comme si elle n'avait jamais existé. Elle a pourtant été, en plein territoire des Beni Mezghana, le centre de la «République d'Alger», qu'administrait jusqu'en 1516, le cheikh Salim Toumi. Elle devint ensuite «Cité-Etat», puis consacrée comme capitale du «Royaume d'Alger» selon les uns ou de la «Régence d'Alger» selon d'autres, ainsi que l'attestent plusieurs ouvrages d'histoire et d'autres documents diplomatiques d'époque. A partir de 1830, elle fut réduite à une simple «médina» plus ou moins pittoresque, et surtout connue pour ses bouges mal famés et ses lieux de débauche. Cette fâcheuse image que la Casbah traînera pendant de longues années, sera largement diffusée par le film français Pépé le Moko, fiction qui date de 1936 et qui raconte de manière romancée, les ennuis judiciaires et les aventures amoureuses d'un malfrat parisien, recherché par la police de son pays. La Casbah ne se débarrassera de cette sulfureuse réputation que vers l'année 1956, en devenant l'un des lieux les plus symboliques de la résistance populaire et de la guérilla urbaine, durant la guerre de Libération nationale. La bataille d'Alger, un autre film sorti en 1966, en consacrant son statut de cité combattante et de cœur historique de notre capitale, révélera au monde entier la place essentielle prise par la Casbah dans l'histoire de notre pays. Aujourd'hui pourtant, sur les rares murs qui résistent encore à l'usure du temps et aux déprédations de l'homme, tout est décrépi, décati, traversé de lézardes et déchiré par de multiples brèches. Des maisons se sont effondrées, des ruelles sont impraticables, des pans entiers de maisons partent en poussière ou prennent un air de vestiges de l'Antiquité. Les ravaudages à la chaux ou au vinyl, qui s'y pratiquent à quelques occasions, ne sont que des trompe-l'œil, des camouflages, des cache-misère. D'anciens édifices et monuments, comme la mosquée Ketchawa, le palais Hassan (ou palais d'hiver), Dar Aziza, pour ne citer que ceux-là, ne sont plus que des souvenirs d'anciennes splendeurs. Des mosquées sont outragées et dénaturées. Des palais sont délabrés et dégradés. Des rues sont transformées en dépotoirs et poubelles. L'histoire retiendra que si on a beaucoup parlé depuis une bonne quarantaine d'années, à propos du patrimoine culturel et historique de la Casbah, on n'a en vérité pratiquement rien fait pour conserver ce patrimoine et le transmettre aux générations futures. On a, certes, créé des associations et des comités pour la réhabilitation de la Casbah et on a lancé parfois des travaux de réparations ponctuelles et superficielles. On a également souvent organisé des expositions, des conférences de sensibilisation, et bien d'autres manifestations, mais force est de constater que tout cela est resté généralement sans effet sur le terrain. Pour reprendre un mot de J.-J. Rousseau au sujet des pièces du théâtre classique, il y a eu, dirais-je à propos de la Casbah d'Alger, «beaucoup de paroles et peu d'action». Dans sa lente déchéance, la Casbah a été rabaissée à l'état peu glorieux de cour des miracles peuplée de mendiants, de clochards et individus sans domicile fixe. L'Etat qui ne semble pas lésiner sur la dépense pour construire de nouveaux édifices culturels ou cultuels et des sites touristiques de prestige, semble malheureusement oublier qu'il a aussi pour mission et obligation morale et politique, s'agissant du patrimoine immobilier architectural, d'en assurer sa remise en état, sa conservation, sa protection, sa mise en valeur, et sa transmission dans les meilleures conditions possibles aux générations futures. Cela est du reste, à mon humble avis, la première raison d'être des administrations centrale et locale de l'Etat, en charge de la culture, dans notre pays. A Constantine, ce que l'on continue de nommer la «Souika», c'est-à-dire la vieille ville de Constantine, elle ne va guère mieux que la Casbah d'Alger. Il n'y a pas longtemps encore, la Souika constituait entre son labyrinthe de ruelles et de placettes, une longue succession d'édifices culturels et cultuels, de maisons d'habitation cossues, de fonds de commerce florissants, d'échoppes de tous types, d'ateliers d'artisanat utilitaire ou artistique très actifs, de hammams, de fondouks, de restaurants et de cafés. Se dressant du côté nord de la ville, au-dessus de la plaine de Hama-Bouziane qui fut jadis le jardin et le verger de Constantine, elle surplombe du côté sud, l'impressionnant canyon formé par «les gorges du Rhumel», d'où elle domine notamment la gare de chemin de fer, le plateau de Mansourah, l'ancien faubourg Lamy, le bois de la Légion d'honneur et Sidi Mabrouk, tous situés sur la rive droite du Rhumel. Prenant son assise sur le rocher, la vieille ville – ou ville arabe par opposition à la ville européenne — va d'un seul trait, d'ouest en est, du pont Sidi Rached au pont d'El-Kantara, en passant par la Médersa El-Kettani, la Grande Mosquée, et par l'élégante passerelle Mellah (ex-Perrégaux) réservée aux piétons et reliée à un ascenseur qui permet d'accéder la rue Ben-M'hidi (ex-Rue nationale). En parcourant ses multiples rues, ruelles et placettes, le promeneur ou le visiteur se retrouve dans des lieux aux noms anciens particulièrement évocateurs, tel celui de Bab-El-Jabia, Rahbet El- Jmal, Rahbet Essouf, ou encore Zanqat el Mesk, Kouchet Ezzeit, Souk el Assar ou Dar Debegh. Malgré les baptisations de l'époque coloniale, les débaptisations et rebaptisations par les autorités publiques d'hier comme celles d'aujourd'hui, ces anciens noms ont survécu à tous les changements, parce qu'ils sont consacrés par l'usage populaire. N'est-ce pas là, une manière pour la population de cette ville et en particulier les Constantinois d'origine, de se réapproprier leur ville et son histoire ? Grâce par ailleurs à un subtil réseau de traverses, on pouvait entrer dans l'ancien quartier juif dit quartier Charra, et de là prendre la direction de la place d'Armes, puis se retrouver devant le Palais du Bey, pour aboutir enfin, au pied de mur d'enceinte de la «Casbah», qui à Constantine, est le nom donné à une imposante caserne militaire qui domine la plaine du Hama, située en contrebas du boulevard de l'Abîme. En fait, la vieille ville a été profondément restructurée durant l'époque coloniale, par la construction de nombreux immeubles modernes et par l'ouverture de voies d'accès et de longues rues dont la rue de France et la rue Caraman. Tant et si bien du reste, qu'on peut aujourd'hui encore, passer en certains endroits, de la vieille ville à la ville européenne, en changeant de trottoir tout simplement. Mais on peut malheureusement aussi se trouver face à d'infranchissables tas de décombres qui obligent le passant à faire demi-tour. C'est cependant à la vieille ville que les Constantinois pensent, quand ils parlent de la «ville des Oulémas», de la «ville du malouf», du «Vieux-Rocher» et de la «ville des Ponts». Des ponts qui enjambent les gorges du Rhumel, on en compte trois grands et une passerelle par laquelle les piétons accèdent rapidement à la gare de chemin de fer. A tous ces ponts, va prochainement s'ajouter un grand viaduc qui enjambera le Rhumel, en s'élançant, non pas de la vieille ville comme les ponts existants, mais de l'extrémité ouest de la ville européenne. En fait, ce viaduc va permettre de contourner toute la vieille ville et une bonne partie de la ville européenne. Il ne faut pas, cependant, se voiler la face : la vieille ville de Constantine, comme la Casbah d'Alger, se meurt lentement. Des quartiers entiers se sont effondrés ou ont été détruits parce qu'ils menaçaient ruine. Cela saute aux yeux de toute personne passant sur le pont Sidi Rached : on a l'impression que les quartiers Kouchet Ezzeit, Sidi Bzar et Tabala ont été abattus à coups de canons ou bombardés par des avions ! Et comme ce visiteur européen qui a écrit en 2005, que Constantine «n'est plus qu'un tas de ruines et d'immondices, surplombant un Rhumel transformé en égout !» nous déplorons cette déchéance intolérable. Le plus dramatique, c'est que ce visiteur étranger aurait pu refaire le même triste constat, s'il était repassé par Constantine, fin décembre 2012... Néanmoins, la Souika garde toujours dans notre cœur et notre mémoire, une place privilégiée, qu'elle doit à son cachet très particulier, à son charme irrésistible et à sa forte identité. Puisse le rendez-vous pris pour 2015, pour célébrer «Constantine, capitale de la culture arabe», être le coup d'aiguillon salvateur qui permettra à la vieille ville arabe de Constantine de retrouver, au moins partiellement dans une première phase, son lustre d'antan ! Sinon, on ne voit pas quel intérêt présenterait, pour les Constantinois en tout cas, la grande manifestation annoncée pour l'année 2015. En conclusion, par l'effet de quelle malédiction sommes-nous devenus incapables de conserver, protéger et mettre en valeur la Casbah d'Alger, comme les Espagnols le font depuis neuf siècles pour «Alcazaba» de Séville ou de reconstruire «à l'identique» des quartiers entiers, comme les Polonais l'ont fait, à Varsovie , à la fin de la Deuxième Guerre mondiale ?